À Madame Victor Hugo.

26 février.

J’ai passé la journée avec Marc Dufraisse, lui me contant, moi écrivant. J’ai griffonné ainsi sans m’en apercevoir vingt pages de petit texte, ce qui fait, chère amie, que je suis abruti ce soir. Je voulais écrire à toute ma Conciergerie, je voulais écrire à mon Adèle chérie, et voilà que j’ai à peine le temps de t’envoyer dix lignes. Le gros paquet sera pour la prochaine fois.

C’est Mme Coppens qui te portera cette lettre. Elle part demain matin. Il est huit heures du soir et je ne sais si j’arriverai à temps pour la rencontrer chez elle aujourd’hui.

J’ai invité hier Girardin à dîner et nous avons causé en toute cordialité. Il m’a parlé d’un feuilleton de Gautier qui me touche. Remercie Gautier pour moi. Il paraît que M. Augier me croit fusillé et croit mes ouvrages fusillés avec moi. Girardin m’a dit que le feuilleton de Gautier était charmant et m’a promis de me l’envoyer, ainsi qu’un feuilleton de Janin. Donc il faudra que tu remercies Janin. Je suis convaincu que le remercîment venant de toi lui fera encore plus de plaisir que de moi.

Je viens de lire une bonne phrase dans l’Émancipation, journal jésuite et bonapartiste d’ici. Je te la transcris. Il s’agit du Corps Législatif.

« Les élections sont parfaitement libres. Cependant un journal qui proposerait au choix des électeurs le nom de Victor Hugo ou le nom de Charras serait inévitablement suspendu ».

La chose est adorable. Voici sur le même sujet ce que dit le Messager des Chambres.

Tu as dû recevoir ce matin mercredi par Mme Bellet la procuration avec un mot de moi. M. Taillet a dû t’expliquer le retard de ta lettre. Je t’envoie l’enveloppe afin de t’édifier complètement sur le petit travail de la police Piétri qui me paraît digne de la police Carlier.

Je pense du reste que tu as dû recevoir la procuration à temps pour faire toucher par Pingard, le mardi gras étant un jour férié, ne pouvait compter.

Le mardi gras est ici très folâtre et assez farce. De ma fenêtre, sur la Grande Place, je voyais le centre des mascarades. Ma vitre était une stalle. Les flamands ont l’air endormi toute l’année, le mardi gras la gaîté les prend et les rend fous. Ils sont alors très drôles. Ils se mettent cinq dans la même blouse avec des chapeaux énormes et dansent comme cela. Ils se barbouillent, ils s’enfarinent, ils se noircissent, ils se rougissent, ils se jaunissent, ils sont à crever de rire. J’avais hier ma Grande Place remplie de Téniers et de Callots. Et puis des trompes assourdissantes toute la nuit. De ma croisée, je lisais cette affiche : Société des Crocodiles. Dernier grand bal.

Mon livre avance. J’en suis content. J’ai lu à des amis quelques pages qui ont fait grand effet. Je crois que ce sera une bonne revanche de l’intelligence contre la force brutale. Encrier contre canon. L’encrier brisera les canons.

Je me sens ici aimé de tout le monde. Le bourgmestre et les échevins sont aux petits soins. Je crois que je gouverne un peu la ville. Vrai, tous ces belges sont charmants. Ils disent qu’ils détestent les français ; au fond, ils les vénèrent. Moi je les aime fort, ces bons belges.

Ma fille chérie, joue de temps en temps mon air Brama et qu’il te fasse penser à moi. Dis à ta bonne mère de m’écrire une longue lettre et donne-lui l’exemple. — Mon Victor, fais de même, et toi, chère bien-aimée, envoie-moi beaucoup de longues pages de tout le monde, à commencer par toi. J’ai faim de vous lire et soif de vous embrasser.

Tendresses à Auguste et à Meurice. As-tu donné à Meurice le grand dessin des deux châteaux derrière ma boîte de Chine à couvercle rond ?

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