Hauteville-House, 30 juin 1856.

Vous avez, madame, tous les dons ; la grandeur de l’esprit n’a d’égale en vous que la grandeur du cœur. Je viens de lire cette splendide page que vous avez écrite sur les Contemplations, cette critique qui est de la poésie, ces effusions de pensée et de vie et de tendresse, cette philosophie, cette raison, cette douceur, cette explication forte et éclatante, ces choses d’or tombées d’une plume de lumière. Et que voulez-vous que je vous dise ? Vous remercier est presque bête ; je vous féliciterais plutôt. Vous êtes une nature sereine ; vous avez toutes les fiertés parce que vous avez toutes les élévations ; vous parlez de ce livre comme vous parleriez d’autre chose, avec cette simplicité calme, et si vraie qu’elle est presque hautaine, quand on la compare aux misérables finesses de tant d’autres esprits. Je disais un jour de vous à mes enfants, le matin, en déjeunant — c’est notre autour de la table à nous — que vous étiez, dans les régions de la pensée, la plus grande des femmes, peut-être même de tous les temps ; vous avez un diamètre d’horizon qui n’appartient qu’aux aigles. De là votre autorité et votre bonté.

Vous êtes l’habitante des cimes, votre esprit niche dans les nids voisins des étoiles ; vous avez l’habitude des aires ; moi, je n’ai qu’une caverne. Mais je voudrais que vous y vinssiez ; permettez-moi de déranger la grosse pierre de la porte et de vous dire : entrez.

Sans figure et en basse prose — (comment oser dire ce mot à vous qui la faites si haute ?) — je viens d’acheter une masure ici avec les deux premières éditions des Contemplations ; je vais la faire un peu bâtir et compléter ; après quoi il y aura une chambre logeable pour vous ; voulez-vous vous préparer à y venir ? Ce sera vers le printemps prochain ; je m’y prends de loin comme vous voyez. C’est un moyen de vous ôter presque la possibilité de refuser. Vous seriez chez moi comme chez vous, c’est-à-dire libre. La maison aura ce nom : Liberté ; elle s’appellera Liberty-Home. C’est l’usage anglais de baptiser les maisons. Nous vivons, ma famille et moi, vous le savez peut-être, dans une simplicité absolue, et, sous ce rapport, Guernesey peut donner la main à Nohant. Pensez-y donc, vous avez presque un an devant vous, et venez-nous. Si vous saviez comme je vous fais cette offre du fond du cœur ! Vous vous promènerez dans mon jardin, très petit ; n’allez pas rêver vos grandes larges plaines. Il y a ici tant de mer et tant de ciel que c’est à peine si l’on y a besoin d’un peu de terre.

Ma femme vous a déjà fait cette invitation ; vous avez répondu la moitié de oui ; répondez-moi à moi l’autre moitié. Cela nous fera une joie sur laquelle nous vivrons en vous attendant. Vous ferez ici quelque livre magnifique, et vous le daterez de Guernesey ; ce pauvre vieux écueil, prenez-le en gré et faites-lui cette fortune. J’y ai mis une date d’épreuve ; mettez-y une date de gloire.

Je suis content d’une chose, c’est que ce livre, Dieu (aux trois quarts fait), répond d’avance à votre pensée. Il semble que vous l’ayez connu en écrivant cette lettre de Louise qui est la conclusion de vos admirables articles. La fin lumineuse, voilà ce que je veux, voilà ce que vous voulez ; et ce brave Théodore (j’en connais plus d’un) sera lui-même content.

Vous êtes un esprit ; aussi je vous dis familièrement : merci. Et vous êtes une femme, ce qui me donne le droit de me mettre à genoux devant vous et de baiser respectueusement votre main.

Victor Hugo.

Les journaux de ma petite île reproduisent vos articles avec enthousiasme

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