À Champfleury.

Hauteville-House, 18 mars 1860.

Je réponds en hâte à votre affectueuse lettre.

Faites, monsieur. L’œuvre que vous tentez, menée à bonne fin par un homme tel que vous, ne peut que servir le mouvement des esprits. L’art n’est pas perfectible ; c’est là sa grandeur, et c’est de là que vient son éternité (je prends ce mot dans le sens humain, bien entendu) ; Eschyle reste Eschyle, même après Shakespeare ; Homère reste Homère, même après Dante ; Phidias reste Phidias, même après Michel-Ange ; seulement la venue des Shakespeare, des Dante et des Michel-Ange est indéfinie ; les constellations d’hier ne barrent pas la route aux constellations de demain ; et cela par une bonne raison, c’est que l’infini ne s’encombre pas. Donc en avant ! Il y a place pour tous. On ne peut dépasser les génies, mais on peut les égaler. Dieu, qui fait le cerveau humain, ne s’épuise pas, et le remplit d’étoiles.

J’applaudis de tout cœur à votre entreprise et je vous crie courage !

Je l’ai dit dès 1830, en rejetant toutes les appellations qui passent et qui ne caractérisent rien : — La littérature du dix-neuvième siècle n’aura qu’un nom ; elle s’appellera la littérature démocratique.

Elle n’aura qu’un but : l’agrandissement de la lumière humaine, par le double rayonnement combiné du réel et de l’idéal.

Le roman est presque une conquête de l’art moderne ; le roman est une des puissances du progrès et une des forces du génie humain en ce grand dix-neuvième siècle ; et vous êtes, monsieur, par la précision comme par l’élévation de votre esprit, l’un des maîtres du roman. Courage donc ! — Je vous serre cordialement la main.

Victor Hugo.

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