À MM. les Membres du Comité pour le monument de Ribeyrolles, à Rio-de-Janeiro.

4 novembre 1860.

Messieurs,

Ribeyrolles est allé chez vous, et il a écrit sur vous un beau livre, un livre digne de votre noble nation, de votre illustre histoire, de votre admirable pays. Il a signalé avec une sympathie enthousiaste votre marche de plus en plus lumineuse vers le progrès. Il vous a fraternellement rendu justice au nom de la démocratie et de la civilisation. Plusieurs des pages de son livre sont comme des tables de marbre où votre gloire est écrite, où votre avenir est prédit. Il est mort en faisant cette œuvre, il est mort proscrit, il est mort pauvre ; vous aviez, vous peuple brésilien, une dette envers lui ; vous avez voulu la lui payer magnifiquement. Ribeyrolles avait élevé un monument au Brésil ; le Brésil élève un monument à Ribeyrolles. Honneur à vous ! Ainsi recevoir et ainsi rendre, cela est deux fois admirable.

Vous désirez une épitaphe pour cette tombe et c’est à moi que vous vous adressez ; vous me demandez ma signature sur ce monument. Je sens profondément l’honneur que vous me faites. Je vous en remercie.

Depuis que l’histoire existe, deux espèces d’hommes conduisent l’humanité : les oppresseurs et les libérateurs. Les uns la dominent pour le mal, les autres pour le bien. De tous les libérateurs, le penseur est le plus efficace ; son action n’est jamais violente ; la plus douce des puissances, et par conséquent la plus grande, c’est l’esprit. L’esprit fait des plaies mortelles au mal. Les penseurs émancipent le genre humain. Ils souffrent, mais ils triomphent ; c’est par le sacrifice d’eux-mêmes qu’ils arrivent au salut des autres. Ils peuvent mourir dans l’exil ; qu’importe ! Leur idéal leur survit, et continue après leur mort l’œuvre de liberté qu’ils ont commencée pendant leur vie.

Charles Ribeyrolles était un libérateur.

La mise en liberté de tous les peuples et de tous les hommes, c’était là son but. L’humanité libre, les peuples frères ; il n’eut pas d’autre ambition que celle-là.

Cette pensée fixe, qui devait aboutir à sa proscription et à sa gloire, c’est là ce que j’ai essayé d’indiquer dans les six vers que voici et que vous pourrez graver sur sa tombe si vous le jugez utile.

Quant à moi, je suis heureux de l’appel que vous me faites. Je m’empresse d’y répondre. Vous êtes de nobles hommes, vous êtes une généreuse nation ; vous avez le double avantage d’une terre vierge et d’une race ancienne ; vous vous rattachez au grand passé historique du continent civilisateur ; vous mêlez au soleil d’Amérique la lumière de l’Europe. C’est au nom de la France que je vous glorifie.

Ribeyrolles l’avait fait avant moi. Il vous avait salués de toute son éloquence ; il vous applaudissait, il vous aimait. Vous honorez sa mémoire et cela est bien. C’est la grande fraternité humaine qui s’affirme ; c’est la rencontre des deux mondes sur le cercueil d’un proscrit ; c’est la main du Brésil qui serre la main de la France par-dessus les océans.

Soyez remerciés ! Ribeyrolles vous appartient en effet comme à nous ; de tels hommes sont à tous ; leur proscription même a cette vertu de mettre en lumière la communion universelle ; et, quand les despotes leur ôtent la patrie, il est beau que les peuples leur donnent un tombeau.

Je vous salue et je suis votre frère.

Victor Hugo.

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