À Albert Lacroix.

H.-H., 20 octobre [1862].

Je vous remercie, mon cher M. Lacroix, de tous les satisfaisants détails que vous me donnez sur le succès matériel des Misérables au point de vue de la librairie. Je n’en avais pas besoin pour savoir que l’affaire était excellente, mais ils ne m’en sont pas moins précieux. Je suis heureux de lire dans votre lettre ces quatre lignes : « Nous sommes arrivés à ce résultat que je déclare magnifique, extraordinaire, imprévu même en affaires, d’être rentrés en un an dans nos déboursés sur une somme aussi importante (plus de six cent mille francs) ». Et vous pouvez ajouter ceci que vous avez maintenant pour bénéfice onze années et six mois d’exploitation gratuite d’un livre en dix volumes sur tous les marchés et à nombres illimités. C’est ce qui fait que vos conclusions m’étonnent un peu. Après un succès, et un succès extraordinaire, vous êtes aussi timide qu’après un échec. Vous débutez par une assertion sur la décroissance normale de la vente des livres, qui est contraire aux faits. (Voyez la brochure excellente de Hetzel dont je vous ai parlé, et les chiffres authentiques qui la terminent) et qui est contraire au fameux et incontestable axiome de librairie : plus un livre s’est vendu, plus il se vendra. Tous les exemples sont là pour le prouver, depuis les livres médiocres comme Télémaque, jusqu’aux livres supérieurs comme Don Quichotte. Vous raisonnez un peu, permettez-moi de vous le dire, comme si vous aviez acheté un roman d’Ann Radcliffe ou de Ducray-Duminil, sans portée, sans lendemain, et sans avenir. De la part d’un homme écrivain lui-même, d’un homme supérieur comme vous par l’intelligence, cela m’étonne. Vous rappelez-vous, à l’époque où vous doutiez du succès des Misérables, une lettre de moi qui commençait ainsi : homme de peu de foi ! Eh bien, je serais tenté de vous le répéter aujourd’hui.

Quoi, vos frais sont faits, vous l’écrivez vous-même, vous avez devant vous ce bénéfice énorme, onze ans d’exploitation libérée et gratuite, et pour quatre ou cinq mille exemplaires in-8° qui vous restent en totalité, le reliquat de tous les marchés (Bruxelles, Paris, Leipsick) vous vous arrêtez court, vous vous croisez les bras, vous renoncez à continuer le succès, vous attendez l’écoulement infaillible, mais lent, de cette queue à si haut prix ! Vous avez devant vous le proverbe : battre le fer quand il est chaud, et vous laissez refroidir ! En publiant aujourd’hui l’édition bon marché, et petit format, vous recommencez, avec plus d’intensité encore, le mouvement et l’effet des premiers jours ; vous faites pénétrer le livre dans les couches profondes et inépuisables du peuple ! Vous passez de l’acheteur d’élite, qui pourtant vous a acheté des nombres énormes, à l’acheteur de la foule qui vous achètera des nombres plus grands encore. Cet effet, ce bénéfice, ce succès, vous y renoncez ! Je dis plus, vous oubliez cette vérité incontestable et prouvée par tous les faits, que pour les livres d’avenir, le format bon marché fait vendre le format cher, il sert de prospectus et sollicite les bibliothèques. Les Misérables bon marché, loin de faire tort aux quelques milliers chers qui vous restent, en hâteraient probablement l’écoulement. Et en tous les cas, quelle indemnité ! Ô homme de peu de foi !

J’aurais les mêmes choses à vous dire pour ce qui est des Châtiments et de Napoléon-le-Petit dont vous me reparlez. Vous faites erreur sur presque tous les détails. Il est impossible que Samuel n’ait pas fait le dépôt légal de l’édition in-18 expurgée, la seule mise publiquement en vente, la petite se cachant derrière à cause de la loi Faider. Vous vous trompez également sur les chiffres. L’usure des clichés atteste l’immense tirage frauduleux des Châtiments, les onze contrefaçons que vous énumérez prouvent la vente croissante. Je suis si convaincu de votre erreur que je vous propose ceci qui est sans danger, même pour votre timidité : réimprimer chez vous Napoléon-le-Petit et les Châtiments, ne pas tirer, clicher ces deux réimpressions, envoyer les clichés à Guernesey, et faire à Guernesey les tirages au fur et à mesure des besoins et des demandes. Pour Bruxelles, Londres (concurrence redoutable aux voleurs-contrefacteurs, le prix de revient étant moindre à Guernesey qu’à Londres) et tous les marchés du monde. Nous ferions l’affaire ensemble : j’aurais deux tiers, votre maison aurait un tiers ; on commencerait par prélever les frais, on partagerait dans la proportion ci-dessus le bénéfice net. Moyennant ce tiers, votre maison administrerait et ferait les avances. Les clichés vous appartiendraient pour un tiers. Vous feriez ce traité (en réservant la France et les autres formats) pour tout le temps que vous avez Les Misérables. Je suis sûr que j’y gagnerais plus que ce que je vous demandais. Répondez le plus tôt possible. Vous voyez que vous pouvez accepter sans risque. Vous êtes toujours sûr que la vente couvrirait les frais de cliché, peu de chose pour vous qui êtes imprimeur.

Voici la copie de ma lettre à M. Daëlli. Conservez-la, et quand la lettre aura paru en Italie, je crois que vous pourrez très utilement la publier dans les journaux belges. Nous nous chargerons des journaux anglais.

Un dernier mot sur ce que je vous propose quant aux Châtiments et à Napoléon-le-Petit ; c’est la même affaire déjà faite entre nous ; seulement vous remplaceriez par des clichés neufs les clichés usés. (Sauf à vous payer sur la vente.) Les tirages se faisant ici, chose nécessaire pour l’entrée facile en Angleterre, l’épreuve serait décisive. À l’expiration du traité, les clichés m’appartiendraient. Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de votre chère accouchée. Offrez-lui mes hommages. Mille affectueux compliments.

V. H.

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