À Madame Octave Giraud.

Madame,

Vous me demandez, en termes qui me touchent profondément, de venir en aide à la mémoire de votre noble mari ; je le dois, et je le puis. Le témoignage que vous réclamez de moi, je tiens à le rendre. Je le rends. Pourtant, me dira-t-on, vous n’avez jamais parlé à M. Octave Giraud, et vous n’avez pas tenu en vos mains son manuscrit. C’est vrai, je n’ai jamais vu l’homme, mais je connais l’esprit ; je n’ai point lu le livre, mais je connais la pensée.

Cette pensée d’ailleurs, dans une certaine mesure, vient de moi. M. O. Giraud un jour me fit l’honneur de me consulter. Il m’avait envoyé quelques-unes de ses œuvres ; je connaissais sa science, son intelligence, ses voyages, ses études aux Antilles, son généreux talent de poëte, sa valeur comme écrivain, sa portée comme philosophe. Il me demanda : Que dois-je faire ? Je lui dis : Faites l’histoire de l’Homme noir.

L’Homme noir, quel sujet ! Jusqu’à ce jour, l’Homme blanc seul a parlé. L’Homme blanc, c’est le maître. Le moment est venu de donner la parole à l’esclave. L’Homme blanc, c’est le bourreau ; le moment est venu d’écouter le patient.

Depuis l’origine des temps, sur ce globe encore si ténébreux, deux visages sont en présence et se regardent lugubrement, le visage blanc, et le visage noir. L’un représente la civilisation, l’autre la barbarie ; la barbarie sous ses deux formes, la barbarie voulue, le sauvagisme, et la barbarie souffrante, l’esclavage. L’une de ces calamités vient de la nature, l’autre de la civilisation. Et c’est ici, disons-le et dénonçons-le, le crime de l’Homme blanc.

Depuis six mille ans Caïn est en permanence. L’Homme noir subit de la part de son frère une effrayante voie de fait. Il subit ce long meurtre, la servitude. Il est tué dans son intelligence, dans sa volonté, dans son âme. La forme humaine qui se meut dans une chaîne n’est qu’une apparence. Dans l’esclave vivant, l’homme est mort. Ce qui reste, ce qui survit, c’est la bête, bête de somme tant qu’elle obéit, bête des bois quand elle se révolte.

Toute l’histoire de l’Homme blanc, la seule qui existe jusqu’à ce jour, est une masse énorme de faits, de gestes, de luttes, de progrès, de catastrophes, de révolutions, de mouvements dans tous les sens, dont l’Homme noir est la cariatide lugubre. L’esclavage c’est, dans l’histoire, le fait monstre.

Sous notre civilisation, telle qu’elle est, avec ses difformités magnifiques, ses splendeurs, ses trophées, ses triomphes, ses fanfares, ses joies, il y a un cri. Ce cri sort de dessous nos fêtes. Nous l’entendons à travers les pores de marbre des temples et des palais. Ce cri, c’est l’esclavage. Quelle mission et quelle fonction, faire l’histoire de ce cri !

Le prolétariat en Europe, question tout autre et non moins vaste, touche par quelques-unes de ses ramifications à la servitude. Mais la question humaine en Europe se complique de la question sociale qui lui communique une prodigieuse originalité. C’est le tragique nouveau-né de la fatalité moderne. En Afrique, en Asie, en Amérique, l’aspect, non moins navrant, est plus simple. La couleur met son unité sur le déshérité et sur le vaincu. Le grand type funèbre, c’est le nègre. L’esclave a la même face que la nuit.

Vaincre cette nuit fatale, tel est le suprême effort de la civilisation. Nous touchons à cette victoire. L’Amérique est presque délivrée de l’esclavage. Je l’ai dit plus d’une fois, et je répète volontiers cette pensée d’espérance, le moment approche de l’humanité une. Qu’importe deux couleurs sous le même soleil ! qu’importe deux nuances, s’il y a sur le visage pâle et sur le visage noir la même lumière d’aurore, la fraternité.

Sous tous ces masques, l’âme est blanche.

Résurrection de l’esclave dans la liberté. Délivrance. Réconciliation de Caïn et d’Abel.

Telle est l’histoire à écrire. L’Homme noir, c’est le titre ; l’esclavage, c’est le sujet.

M. Giraud était digne de cette grande œuvre. Pour creuser à fond et sonder dans tous les sens cette matière, il fallait avoir étudié sur place l’esclave et l’esclavage. M. Giraud avait cet avantage considérable, il avait vu de ses yeux. L’esclave lui avait dit : Vide pedes, vide manus. L’esclavage est la plaie au flanc de l’humanité. M. Giraud avait mis sa main dans cette plaie. Ce livre, il l’a entrepris, il l’a presque achevé. Un peu de retard de la mort, et il le terminait. Chose triste, ces interruptions.

Telle qu’elle est, son œuvre est considérable. Les fragments publiés dans les journaux et que tout le monde connaît, ont placé très haut l’historien et l’écrivain. Cette histoire poignante a l’intérêt pathétique du drame. Pas de lutte plus douloureuse, pas de débat plus tragique. Tout le litige entre l’Homme blanc et l’Homme noir est là. M. Giraud nous le donne avec les pièces à l’appui. C’est le dossier de l’esclavage tout dressé et presque complet. Jugeons ce procès maintenant.

La sentence est rendue, disons-le, par la conscience universelle, et l’esclavage est condamné, et l’esclavage est mort !

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