11 février 1869.

Mon honorable concitoyen, certes, je répondrai à votre appel. L’Indépendant de la Charente-Inférieure a des états de service. Peu de journaux ont mieux compris que lui la révolution. Il tient fermement les deux drapeaux, le drapeau politique de 1789, le drapeau littéraire de 1830.

Il a la double intelligence des principes et des idées, et il combat la réaction sous toutes ses formes, sous la forme classique comme sous la forme monarchique, c’est là l’idéal du journal révolutionnaire. Certes, je le répète, je suis un des vôtres, un des vôtres pour attester le succès que vous méritez, un des vôtres pour faire front dans la lutte que vous soutenez.

Vous me demandez quelques lignes, je vous envoie une page. Insérez de ma lettre ce que vous voudrez et ce que vous pourrez. Dans ce pays de liberté que j’habite, j’ai perdu le sentiment de la mesure et de la proportion, et je me figure qu’on peut parler aussi haut en France qu’en Angleterre. La justice vous prouve, hélas, le contraire. Il est possible que la justice ait raison, mais il est probable que la liberté n’a pas tort.

Je vous serre la main et je vous crie courage.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., mercredi [24 février 1869].

Je célèbre mon 24 février en causant avec vous, je viens de faire ma pâque avec votre poésie. J’ai relu dans l’Indépendance votre sonnet l’éclipse puissant cri d’une âme profonde. Que c’est beau, ce qui est beau ! Il me semble que je viens de serrer votre main.

Que je suis content du succès de l’Homme qui Rit devant vous, esprit et maître. J’ai corrigé hier les deux premières feuilles du Tome III. L’impression va toujours bien lentement. Certes, oui, Thierry a tremblé, et c’est au Rappel, c’est à la terreur de vous sentir là, qu’on a dû un peu d’Hernani. — Merci donc, et à vous du plus profond de moi.

V.

Vous m’avez transmis les vers de Glatigny. Voulez-vous être assez bon pour lui transmettre ma réponse. Où est-il maintenant ?

Au même.

28 février, dimanche.

Nos lettres, cher Auguste, se sont croisées. M. Lacroix vous a expliqué peut-être par quel retard, de la faute de sa librairie, le tome IV avait été lui-même retardé. Il part demain lundi pour Bruxelles et y sera mardi 2 mars. Je crois que le tome IV ira à votre grand esprit. Vous me continuez de lettre en lettre votre magnifique analyse de mon livre, et cela me paie de l’avoir écrit. L’argent n’est que le salaire matériel. Un applaudissement comme le vôtre est le paiement de l’esprit à l’esprit. J’en suis ému et charmé. Quant aux couvertures, j’en donnerais une à mes fils, et je voudrais bien que vous et Meurice en prissiez une pour vos œuvres ; vous m’avez déjà refusé au temps des Misérables, mais cela ne me décourage pas et j’ai une vieille amitié tenace à offrir comme à aimer. Décidez. Voulez-vous être assez bon pour transmettre ce mot à Banville dont j’ignore l’adresse. Je mets à vos pieds le profil impérial qui est une grimace.

Tuus.

À Alexandre Weill.

Hauteville-House, 6 mars.

Vous me gardez, monsieur, un peu de souvenir et j’en suis touché ; je vous remercie de me faire lire les choses toujours substantielles et fortes qui sortent de votre esprit. Nous sommes à la fois, vous et moi, en désaccord profond et en accord mystérieux ; il y a en dehors de la terre et de l’homme des horizons où nos esprits pénètrent et se rencontrent. Je suis comme vous de ceux qui « croyant en Dieu, se considèrent comme œuvre créée uniquement pour glorifier le Créateur ». La solitude sévère où je vis et où je sens que je mourrai n’admet pas d’autres pensées. Je suis composé d’un Hélas et d’un Hosanna. Hélas, quand je regarde la terre, Hosanna quand je songe au delà de l’homme, et que je sens dans mon cerveau, à travers mon crâne, la splendide pénétration du ciel.

En Dieu, donc, c’est-à-dire en fraternité, je vous serre la main.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., dimanche 7 mars.

Cher Auguste, ce que vous désirez est dit ou indiqué dans plusieurs endroits, un peu partout ; il y a, en outre, dans le 4e volume, un chapitre intitulé Impartialité où vous verrez beaucoup de choses neuves sur les rapports de la royauté avec les lords et sur le désir réciproque de s’humilier. Mais n’importe. Ce qui est utile à dire gagne à être dit une fois de plus, et, comme toujours, je vous donne raison. Donc j’intercale un alinéa dans le chapitre Ce qui erre ne se trompe pas. Je vous envoie ci-inclus ce paragraphe avec indication très précise de l’endroit où il doit être placé. Voulez-vous être assez bon pour vous en charger ? Esto salus nostra. (À propos, vous refusez mes profils et grimaces, vous ne voulez pas de mes effigies impériales, vous entendez payer l’affranchissement de mes lettres, vous voulez m’humilier de vos bienfaits. J’accepte.)

M. Lacroix doit avoir le 4e volume depuis le 3 ou le 4. Il m’avait en effet demandé en toute hâte, et courrier par courrier, la préface sans me dire pourquoi. Je n’ai pas compris, et j’ai eu le flair de ne la lui point envoyer. J’attendrai maintenant qu’il m’explique son idée. Si vous le voyez, priez-le de m’en faire part. Sa réticence est singulière, et m’étonne. Cron est dans Brantôme et veut dire contrefait, voûté. C’est une extension de l’anglais crone, vieille femme. Ces pauvres vieilles femmes, comme on abuse d’elles ! Quelle insolence qu’anus! Du reste cron est mieux qu’anglais, il est grec. χρονος. Senex morosus et malejicus. C’est un des noms de Saturne.

J’ai donné hier à déjeuner à un brave jeune homme que vous connaissez un peu et qui vous admire beaucoup, M. Van Heddighem. Il est charmant et doux. Il a choisi la pleine tempête et le plein hiver pour venir me voir. — J’avais par mégarde mis Néron au lieu d’Héliogabale dans le water closet. Meurice m’a signalé le lapsus. Je l’ai prié de faire faire un carton pour cela, si la feuille est tirée. Voulez-vous être assez bon pour le lui rappeler. Ce carton importe. — Vous voulez bien faire à mon livre l’honneur d’y inscrire vos œuvres, vous acceptez une de mes couvertures, vous et Meurice, je vous remercie. — Charles est-il encore à Paris ? Voulez-vous lui dire de ma part de remettre à M. Lacroix son catalogue personnel pour la couverture qu’il partage avec Victor. Que de choses j’aurais encore à vous dire ! Comme je suis content de votre contentement ! Ce quatrième volume n’y gâtera rien. Vous verrez. Mais à quand Faust ?

Tu us ex profundo.

V.

Au docteur Mandl.

Hauteville-House, 8 mars.

C’est mon tour, cher docteur, de m’excuser et de plaider les circonstances atténuantes. Quoique solitaire, je suis, vous le savez, en proie à la foule. Et cette foule, composée surtout des souffrants, je l’aime et je la sers. Vous en faites autant de votre côté, excellent guérisseur que vous êtes. J’ai reçu vos deux figures de la mort. Vous n’avez que cette manière de la donner.

Je vous remercie du précieux et curieux cadeau, je suis heureux que mon château en Hongrie vous ait plu, je vous envoie les meilleures nouvelles possibles de ma gorge guérie par vous, je vous serre la main, et je me mets aux pieds de madame Mandl.

Victor Hugo.

À Jules Janin.

Hauteville-House, 9 mars 1869.

Mon éminent confrère, vous avez bien voulu accepter le legs de Mme Victor Hugo. Je vous l’envoie. Un jeune homme qui a profité de l’hiver et de la tempête pour venir me voir, M. Van Heddighem, vous le remettra en mains propres. Comment vous remercier de cette acceptation ? J’ai eu les larmes aux yeux en lisant votre tendre et élégante page.

À vous, ex imo.

Victor Hugo.

À Michelet.

Hauteville-House, 9 mars.

Cher philosophe, encore un beau livre ! Vous êtes fécond parce que vous êtes puissant, et vous êtes infatigable parce que vous êtes convaincu. La foi, c’est la force. Votre foi me paraît être plutôt dans la nature que dans l’humanité ; quant à moi, je ne choisis pas. Ce sont deux grandes âmes. La nuance entre nous, c’est que vous croyez à la décadence. Moi je crois à l’ascension.

C’est là plus qu’une nuance, direz-vous. Mais il y a entre nous ce profond trait d’union : Conscience et Liberté.

J’applaudis vos fortes et belles œuvres du fond du cœur.

Victor Hugo.

À Gaston Tissandier.

Hauteville-House, 9 mars 1869.

Je crois, monsieur, à tout le progrès. La navigation aérienne est consécutive à la navigation océanique ; de l’eau l’homme doit passer à l’air. Partout où la création lui sera respirable, l’homme pénétrera dans la création. Notre seule limite est la vie. Là où cesse la colonne d’air dont la pression empêche notre machine d’éclater, l’homme doit s’arrêter. Mais il peut, doit et veut aller jusque-là, et il ira. Vous le prouvez. Je prends le plus grand intérêt à vos utiles et vaillants voyages perpendiculaires. Votre ingénieux et hardi compagnon, M. W. de Fonvielle, a comme M. Victor Meunier, l’instinct supérieur de la science vraie. Moi aussi, j’aurais le goût superbe de l’aventure scientifique. L’aventure dans le fait, l’hypothèse dans l’idée, voilà les deux grands procédés de découverte. Certes, l’avenir est à la navigation aérienne, et le devoir du présent est de travailler à l’avenir. Ce devoir, vous l’accomplissez. Moi, solitaire, mais attentif, je vous suis des yeux et je vous crie : courage !

Victor Hugo.

À François-Victor.

H.-H., 10 mars.

Voici, mon Victor, une traite à ton ordre de 1 000 fr. qui se décomposent ainsi :

1° Trimestre d’Adèle du 1er avril au 1er juillet 937,50

2° Achat de 38 livres st. en banknotes (20c par liv. 7,60

3° Remboursement du port de la caisse pour Adèle 22,00

4° Remboursement du tableau acheté par toi (Ne serais-tu pas d’avis de l’envoyer à votre maison à tous qui est Hauteville-house ?), 32,00

999,10

Je t’envoie 1 000 fr.

Tu trouveras aussi sous ce pli une lettre de Montevideo où il est fort question de la Lanterne. Il me semble que, le Rappel se faisant attendre, on pourrait employer l’argent indiqué à un abonnement à la Lanterne.

Dis à notre cher Rochefort que je le remercie d’avance pour l’Homme qui Rit. Je serai ravi et fier qu’il rompe pour ce livre son silence parisien. Du reste, Paris s’occupe de lui plus que jamais. La Lanterne y perce, et elle est comme toujours éblouissante. — Ici nous nous abordons, dans notre goum, en nous récitant des mots de Rochefort.

Tout ce que tu me dis au sujet de l’Homme qui Rit me fait grand plaisir. Je crois en effet à une certaine émotion autour de ce livre. — Je te serre dans mes bras, mon doux enfant.

V.

Charles ne m’écrit pas. Gronde-le. Et notre doux Georges ? Il faudrait

que M. Rosez se chargeât de répondre à la lettre de Montevideo<refBibliothèque Nationale.></ref>.

À Madame Cessiat de Lamartine.

Hauteville-House, 10 mars 1869.

Madame,

Depuis 1821, j’étais étroitement uni de cœur avec Lamartine. Cette amitié de cinquante ans subit aujourd’hui l’éclipse momentanée de la mort. Je n’ai pas voulu, dans les premiers moments, importuner votre douleur des sympathies de la mienne ; mais à cette heure, vous me permettez, n’est-ce pas, madame, de vous dire, à vous qui lui teniez par le sang, à vous qui l’aimiez et qu’il aimait, mon deuil profond. Toutes les formes de la gloire, depuis la popularité jusqu’à l’immortalité, Lamartine les a, radieux poëte, orateur puissant et durable. Il nous semble mort, il ne l’est pas. Lamartine n’a pas cessé de rayonner. Il a désormais un double resplendissement : dans notre littérature où il est esprit, et dans la grande vie inconnue où il est étoile. Je mets à vos pieds, madame, mon respect.

Victor Hugo.

À François Coppée.

15 mars 1869.

On me dit, cher poëte, que vous êtes malade. Je n’en crois rien. Votre jeune renommée se porte si bien ! Il est impossible que le poëte souffre quand sa gloire rayonne. Vous avez tous les succès, succès avec votre comédie, succès avec votre livre. Je vous relis en ce moment. Vos Poëmes modernes sont un échelon de plus gravi par votre talent robuste et charmant. Quo non ascendas ? Vous êtes applaudi et acclamé. Je suis heureux de ce doux triomphe si juste et si vrai. Vous avez la voix de la foule ; permettez-moi d’y ajouter la voix de la solitude.

Ex corde profundo.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie

16 mars, H.-H.

In haste. Cher Auguste, veuillez lire cette lettre de M. Lacroix. Il persiste à me demander la préface, mais vous m’avez averti d’une combinaison bizarre dont il se garde de m’informer. Or, je ne me livrerai que si vous me le conseillez. Soyez assez bon pour voir M. Lacroix et lui dire de m’écrire ses vraies intentions. Soyez assez bon pour ajouter que les retards sont tous venus de lui, aucun de moi. Jamais je n’ai retardé une épreuve. Elles sont toutes parties le jour même où je les recevais. Seulement il faut faire la part de la poste, qui ne fonctionne à Guernesey que quatre jours par semaine — mardi, mercredi, jeudi, samedi. J’enverrai la préface courrier par courrier, sitôt votre réponse reçue, si vous me le conseillez. — Merci pour le Temps. Que votre page sur Ruy Blas est charmante.

En fermant cette lettre une idée me vient, qui est la meilleure. C’est de vous envoyer à vous la préface (très courte. Une dizaine de lignes. Vous la trouverez sous ce pli). Je suis tranquille. Vous ne la livrerez à M. Lacroix qu’à bon escient, et en prenant toutes vos sûretés et les miennes contre une surprise. Je veux et je dois être juge du mode de publication. À quoi pense donc M. Lacroix ?

Voulez-vous être assez bon pour transmettre cette lettre à M. Piédagnel ? Lisez-la. Je crois que vous l’approuverez. Voudrez-vous prendre la peine de la cacheter de noir.

Merci. Pardon. À vous, du fond de moi.

V.

Au même.

H.-H., 21 mars.

Cher Auguste, j’ai corrigé 23 feuilles du T. IV, mais seulement en première (j’en renvoie 6 aujourd’hui) ; je n’ai encore donné aucun bon à tirer du dernier volume. Les retards viennent, je suppose, de la faillite Poupart-Davyl. Qu’est-ce que cette faillite ? le savez-vous ? pouvez-vous me le dire ? Poupart-Davyl n’était-il pas l’associé de Lacroix ? Cette faillite entame-t-elle M. Lacroix ? Dans quelle proportion ? Pouvez-vous me renseigner ?

Je vous serai bien reconnaissant de veiller à ce que M. Lacroix ne fasse pas brocher de ses catalogues à la fin des volumes de l’Homme qui Rit ; vous vous rappelez que pour les Misérables vous l’en avez empêché. Cela ôte à un livre sa physionomie de livre, et en fait une affiche de boutique. Pour prévenir toute objection de M. Lacroix, je lui abandonnerai la couverture du 4e volume où il pourra mettre l’extrait qu’il voudra de son catalogue. Je me contenterai de la couverture du 1er volume (mes anciens ouvrages en haut, mes futurs ouvrages [je serai sobre d’annonces] en bas). Vous quatre, ma famille, vous aurez les 2e et 3e couvertures, vous et Meurice, une, Charles et Victor, l’autre, et M. Lacroix aura la 4e. Ce sera bien ainsi.

L’annonce de mes futures œuvres, je vous l’envoie dès à présent. Elle se borne à ces simples lignes :

Pour paraître prochainement :
Le Théâtre en liberté (drames et comédies) — Dieu (poëme)
La Fin de Satan (poëme).

Et au-dessus, mon ancien catalogue.

Voulez-vous être assez bon pour transmettre cela à l’imprimerie, et dire qu’on m’envoie épreuve. Et voulez-vous aussi faire jeter ceci à la poste. Comment vous remercier de toutes ces peines ? En vous demandant un grand bonheur, lire votre Faust le plus tôt possible.

Je m’occupe de la liste des envois. Certes, je compte sur votre bon concours. In omni re tuus.

V.

Au même.

Mercredi 24 mars, H.-H.

Aujourd’hui 24 mars, je n’ai encore rien reçu de M. Lacroix qui, vous a-t-il dit, m’a écrit le 14. Sa lettre est en route depuis dix jours, c’est long. Cher Auguste, donc M. Lacroix ne m’écrit pas. D’un autre côté, j’ouvre le Gaulois et j’y vois ceci :

Autre racontar de librairie.

Les deux premiers volumes du roman de Victor Hugo, qui paraîtront la semaine prochaine, ne seront livrés, par la maison Lacroix, qu’aux libraires qui prendront cent francs de volumes édités par ladite maison. Remarquez que nous n’affirmons rien, quoique nous tenions ce détail d’un libraire important. Victor Hugo, ennemi de l’arbitraire, protestera sans doute contre cette façon nouvelle de lancer ses ouvrages.

Il va sans dire que je ne prends pas cette extravagance au sérieux. Pourtant, dans le silence inexplicable de M. Lacroix, je dois aviser. Voulez-vous lui lire cette lettre, et soyez assez bon, si vous ne lui avez pas remis la préface, pour la garder jusqu’à ce qu’il m’ait écrit et que je lui aie répondu. Ma réponse passera par vos mains. Cher et puissant ami, j’use et j’abuse de vous. Vous êtes capable de me le pardonner, et de ne pas m’en aimer moins.

À vous. Ex imo.

V.

J’achève en ce moment une chose qui, je crois, est bien. — Et Faust !

J’ai envoyé hier corrigées en 1 re du tome IV, 6 feuilles. J’envoie aujourd’hui 6, dont 5 bon à tirer.

À François-Victor.

H.-H., 25 mars.

Mon Victor, dans l’océan de papiers qui submerge le perchoir où j’écris, ta lettre a momentanément sombré, je la retrouverai, mais d’abord je veux t’envoyer votre argent. Puisque Charles va arriver à Bruxelles, il sera content d’y trouver sa prébende. Voici donc sous ce pli une traite à vue, que tu présenteras à la Banque nationale. Elle est à ton ordre et de 6 900 fr., qui se décomposent ainsi :

Maintenant causons. La nouvelle donnée par le Gaulois me semble le comble de l’absurde. J’ai écrit à Lacroix. J’attends sa réponse. Dis à Rochefort que nous sommes à l’état d’enchantement continu de sa Lanterne. Quelle verve ! et quel bon sens dans cette verve ! c’est Aristophane honnête. Je serai charmé et ravi de sa bienvenue publique à l’Homme qui Rit. Tout journal s’ouvrira devant lui à deux battants. — Et toi, où en es-tu de ton Académie ? — Si Charles a travaillé à Paris, je suis content de lui, et je l’amnistie de ne pas m’avoir écrit. Votre cousine, la comtesse Clémentine (Léopold), charmante d’ailleurs, m’a écrit, et m’a parlé de Georges avec enthousiasme. J’espère qu’il viendra à Guernesey, sinon, comme un vieux lâche, je courrai jusqu’à Bruxelles après lui, et après vous. — Tendre embrassement. Tu devrais aller toi-même toucher la traite à la caisse de la Banque nationale.

À Paul Meurice.

H.-H., dimanche 27 [mars].

Dulcissime, merci. Votre avertissement restera entre nous deux. D’ailleurs Charles m’a écrit, et le Gaulois a parlé. Quant à M. Lacroix, pas un mot, pas un souffle, il veut faire son coup en silence. Heureusement le Gaulois a donné l’éveil à temps pour nous dégager de toute cette échauffourée. J’ai déjà écrit à Auguste une première lettre. En voici une seconde. Voulez-vous la lui remettre et vous concerter avec lui ? Voilà le succès de ce pauvre Homme qui Rit mis en question, et par qui ? par l’éditeur.

Soyez assez bon pour dire à M. Lacroix qu’il s’expose de ma part à un procès peut-être, et à coup sûr à une protestation. Il a trouvé là un admirable moyen de me mettre à dos le public et la presse, et de centupler le nombre de mes ennemis.

Je me réfugie sous votre providence, et je vous remercie, et je vous embrasse.

V.

Dites, je vous prie, à M. Lacroix, que son devoir est de vendre l’Homme qui Rit tout simplement comme Les Misérables, etc. et 6 francs le volume Les Misérables (non 7 fr. 50). Du reste, que le Rappel publie en feuilleton l’Homme qui Rit après la publication, comme le Soleil a publié Les Travailleurs de la Mer, rien de plus juste et de plus simple.

À Albert Kœmpfen.

H.-H., 28 mars.

Mon cordial et charmant confrère, je vous obéis. Voici une lettre pour M. Paul Dumarest et un envoi pour la Discussion. C’est inédit en France. Lisez ma lettre et joignez-vous à moi pour recommander la prudence dans les citations. L’Avenir du Puy s’est très bien trouvé, dans l’envoi que je lui ai fait, et des citations, et de la prudence.

Remerciez en mon nom, je vous prie, les excellents et gracieux acteurs qui ont joué Ruy Blas, ayant pour souffleur le spirituel et vaillant écrivain que j’aime et que j’applaudis sous ses deux espèces, Feyrnet et Kœmpfen. Faites-moi un très grand plaisir. Rendez compte de l’Homme qui Rit dans le Temps. Je suis convaincu que M. Nefftzer, mon ancien ami, sachant que je le désire, n’y fera aucun obstacle, et moi je serai très fier de vous inspirer une éloquente page de plus.

Je suis à vous, mon cher confrère, du fond du cœur.

Victor H.

Amitiés à notre excellent confrère et ami M. Lecanu, quand vous le verrez.

Que vous êtes cordial et charmant pour moi à propos de Bancel !

Il y a une faute — cela s’appelle, je crois, coquille, — dans ma lettre à Mme Valentine de Lamartine. Au lieu de rayonnement il faudrait lire resplendissement. Mais cela ne vaut pas la peine d’un erratum, bien que quelques critiques se soient hâtés de souligner rayonne et rayonnement. Une répétition, quel crime !

Et encore un shake-hand ! À vous !

À Auguste Vacquerie.

H.-H., dimanche 29 [mars 1869].

Cher Auguste, le Gaulois continue de parler et M. Lacroix continue de se taire. J’ai tout lieu de croire que les révélations étranges du Gaulois sont fondées. Ce serait la première fois qu’un éditeur mettrait obstacle au succès d’un livre et déclarerait ne le vendre qu’à condition. J’ignore jusqu’où vont mes droits en pareil cas, et je vais y songer, mais rendez-moi le très grand service de dire de ma part au silencieux M. Lacroix qu’en traitant de la sorte mon livre, le public et moi, il encourt une grave responsabilité vis-à-vis de moi, et que le moins qui puisse lui arriver, c’est, de ma part, une protestation publique.

Meurice sera assez bon, j’espère, pour parler lui aussi dans ce sens à M. Lacroix. Je n’aurais jamais pu deviner que M. Lacroix agirait envers moi comme il le fait. Je vous écris tout ceci en hâte, et je m’en repose sur votre chère et admirable amitié. — À vous du plus profond de moi.

V.

M. Lacroix ne m’a pas écrit, c’est incroyable, et qu’il ne parle pas de lettres interceptées, vos lettres m’arrivent, et d’ailleurs il pouvait m’écrire par la Belgique.

Note. Je n’ai jamais demandé que deux épreuves (à deux exceptions près, pour des fautes persistantes. 2 fois sur 90, j’ai eu trois épreuves).

À Victorien Sardou.

Hauteville-House, 31 mars.

Monsieur et cher confrère, vous avez écrit à mon fils Charles une lettre qui me touche et m’émeut. Dans l’éblouissement de votre éclatant succès, vous vous souvenez d’un solitaire, deux fois proscrit, hier exilé de France, aujourd’hui exilé du théâtre. Je vous remercie du fond du cœur.

Votre œuvre triomphante. Patrie, réveille les hauts sentiments et les fières pensées, et vous avez, certes, le droit de dire aux spectateurs dont vous venez de refaire l’âme républicaine : Plaudite, cives !

Je vous serre la main.

Victor Hugo.

À Charles Asselineau.

Hauteville-House, mars 1869.

Mon cher et cordial confrère,

Votre étude sur Charles Baudelaire est un livre, un vrai livre. L’homme y est ; et non seulement l’homme, mais vous. J’ai rencontré plutôt que connu Baudelaire. Il m’a souvent choqué et j’ai dû le heurter souvent ; j’en voudrais causer avec vous. Je pense tous vos éloges, avec quelques réserves. Le jour où je le vis pour la dernière fois, en octobre 1865, il m’apporta un article écrit par lui sur la Légende des Siècles, imprimé en 1859, que vous retrouverez aisément, et où il me semble adhérer profondément à l’idéal qui est une conscience littéraire, comme le progrès est une conscience politique. Il me dit en me remettant ces pages : Vous reconnaîtrez que je suis avec vous. Je partais. Nous nous sommes quittés, je ne l’ai plus revu. C’est un des hommes que je regrette. Votre livre sur lui est cet exquis travail d’embaumement. Heureuse une mémoire qui est en vos mains ! La profonde fraternité du poëte est dans tout ce que vous écrivez. De là le charme. Vous êtes un cœur qui a beaucoup d’esprit. Merci pour ce précieux et bon livre, et recevez mon serrement de main.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 4 avril.

Quel admirable point d’appui j’ai en vous ! Je vous envoie pour tous deux (ci-inclus un mot pour Meurice) ma lettre qui, adressée à M. Lacroix, le traversera pour aller au public. Lisez-la. J’espère que vous l’approuverez. Je la crois fière, nette et simple. Pas de polémique. C’est là mon but. Si vous trouvez la lettre bien, vous la communiqueriez à M. Lacroix, datée, en faisant sur lui un dernier effort, qui sera évidemment inutile, puis vous l’enverriez aux journaux (à tous les journaux amis en même temps), au moment que vous jugeriez convenable et où ma protestation vous semblerait venir à point. — M. Lacroix doit en effet me payer 100 000 fr. la veille de la mise en vente. Veuillez lui dire de ma part que la traite tirée par moi à vue sur lui lui sera présentée par MM. Heath and Co — de Londres. Mais quel jour aura lieu cette mise en vente ? Voulez-vous le lui demander afin de me fixer sur la présentation de la traite. Au point où en sont les choses, M. Lacroix s’obstinant, à ses risques et périls, vous pouvez, je crois, lui remettre la préface. Il y verra quel avenir il compromet. Car il eût pu être l’éditeur de tous ces livres. Je suis pourtant forcé de lui en donner encore un. Mon traité me lie pour deux ouvrages, dont l’Homme qui Rit.

Que madame Ernest est charmante de continuer de nous aider ! Voudra-t-elle être assez bonne pour accepter personnellement un exemplaire de l’Homme qui Rit que je compte lui offrir ?

Il m’importe de connaître bien précisément le jour de la mise en vente, au moins une huitaine de jours d’avance.

J’ai toujours hautement blâmé la mauvaise habitude de M. Lacroix de grossir les prix qu’il me paie. Je suis forcé cette fois à une rectification publique. Ma lettre commence nécessairement par là. M. Lacroix du reste continue à ne pas m’écrire. Rien ne me vient de lui.

Soyez assez bon pour lui demander si je dois tirer sur lui à Paris (Librairie internationale) ou à Bruxelles (Imprimerie, 42 boulevard Waterloo).

À vous. Ex intimo.

À Albert Lacroix.

Hauteville-House, 4 avril 1869.

Monsieur,

Moyennant la somme de quarante mille francs par volume, et non de cinquante mille, comme on l’a imprimé par erreur, vous avez acquis de moi le droit de publication et de traduction, pendant douze années, de l’Homme qui Rit, et d’un autre ouvrage que j’aurai à vous livrer plus tard.

Aujourd’hui vous faites paraître l’Homme qui Rit dans des conditions de publication imprévues et inusitées, et qui, en équité, excèdent évidemment votre droit.

Les remontrances ont été vaines. Vous avez persisté et vous persistez. Je ne m’adresserai pas aux tribunaux. La perte de mon procès contre le Théâtre Italien, procès gagné ensuite par Mme Scribe, m’a prouvé que, dans ma situation, être hors de France, c’est être hors la loi. Cette situation, je l’accepte.

Du reste, en présence du fait insolite auquel donne lieu la mise en vente de l’Homme qui Rit, me tenir à l’écart me suffit. Le mode inattendu de publication, adopté par vous pour ce livre, m’étonne, je le déclare, je n’en suis pas solidaire, et je tiens à le dire hautement.

Recevez l’assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

H.-H., dimanche, 4 avril.

Voici ma lettre en-cas à M. Lacroix. Elle lui serait remise, puis publiée. Lisez-la avec Auguste. Je crois que vous la trouverez bien. J’ai tâché de la faire modérée et dure. M. Lacroix le mérite. Je n’ai pu préciser davantage le grief, car développer et indiquer le dommage, ce serait donner au public de nouvelles raisons contre, et ajouter encore à tout ce qui va nuire au livre. De là un vague, qui reste hautain, et qui ajoute, je crois, à la fermeté de la lettre. Vous jugerez. Si vous la trouvez bien ainsi, vous la daterez, et, après un nouvel effort fait sur M. Lacroix, s’il persiste, vous la publierez dans tous les journaux à la fois, au moment où vous le jugerez nécessaire. Que de peines je vous donne !

Dans tout ce tracas j’ai une joie profonde, c’est que ce livre, battu de l’orage avant d’être né, vous plaise. Que de belles choses vous m’en dites ! Je crois que vous serez content quand vous aurez lu tout le tome IV. Moi qui m’imaginais que j’allais avoir un succès ! comme j’étais bête ! je comptais sans mon éditeur. M. Lacroix se massacre lui-même. Nouveau genre de suicide. Certes j’écrirai à mesdames Massé. Mademoiselle Casilda est bien jolie.

Ce qui complique encore cette sotte aventure Lacroix, c’est qu’aux termes de mon traité, j’ai plus de trois volumes, ou au moins un, à lui livrer. Livrer est le mot. Qu’en fera-t-il ?

Tout mon vieux cœur est à vous.

À Madame la Comtesse de Gasparin.

Hauteville-House, 5 avril 1869.

Enfant, j’ai vu l’Espagne, j’étais avec ma mère, guide et lumière ; vieux, je la revois, et je suis avec vous. Madame, qui, par l’âge, seriez ma fille, mais qui, par l’esprit, êtes aussi une lumière et un guide.

Vous avez l’art profond et charmant de mêler les deux voyages, le voyage dans le pays, et le voyage dans l’idée. Vous faites penser en même temps que vous faites voir. Je vous remercie des belles heures que m’a données votre livre excellent, tendre et fort, et je mets à vos pieds mes respects.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 8 avril.

Cher Auguste, j’ai enfin une communication de M. Lacroix, je vous ai dit que je lui ferais passer par vous ma réponse ; la voici. Voulez-vous la lui remettre le plus tôt possible (après l’avoir communiquée à Paul Meurice). Peut-être penserez-vous qu’il suffirait, pour toute protestation, de publier cette lettre-ci (du 8 avril). Pourtant je trouvais utile de rectifier le faux prix (50 000 francs) et de souligner mon dédain des tribunaux. D’un autre côté, c’était, pour Lacroix, un peu dur ; cette lettre-ci, plus douce, irait peut-être aussi bien au but. Faites tous deux pour le mieux. Je m’en remets à vous.

Merci et à vous. De todo corazon.

Soyez assez bon pour m’écrire quel jour je puis tirer sur M. Lacroix pour les 100 000 fr (veille de la mise en vente). Vous l’avez prévenu, n’est-ce pas ?

J’attends aussi l’épreuve de la préface. Il n’y a plus qu’à paraître.

À Albert Lacroix.

Hauteville-House, 8 avril 1869.

Mon cher monsieur Lacroix,

Votre lettre du 14 mars et votre lettre du 3 avril me sont arrivées ensemble, hier soir, 7 avril, sous la même enveloppe.

J’avais appris par les journaux votre combinaison, sur laquelle vous n’avez pas jugé à propos de me consulter.

Ne recevant de vous aucune communication à ce sujet, j’ai prié mes amis de vous voir, et vous avez su par eux ma surprise et ma désapprobation.

Je voulais pour L’Homme qui Rit, comme pour Les Misérables et Les Travailleurs de la Mer, la publication pure et simple, sans complication, avec les abaissements de prix successifs qui permettent d’atteindre, comme cela a eu lieu pour Les Misérables, des tirages de deux cent mille exemplaires. Loin de démocratiser le livre, votre combinaison, dont vous me faites enfin part, lui crée des difficultés de circulation.

Si vous persistiez dans cette combinaison, qui, du reste, vis-à vis de moi, auteur, excède votre droit, je serais forcé de rendre public mon dissentiment. Ce serait pour moi un véritable regret.

Recevez la nouvelle assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo.

À Auguste de Châtillon.

Hauteville-House, 8 avril.

Mon vieux et cher poëte, quoique devenu très ours, je ne suis pas encore tout à fait illettré, et j’ai relu la Grand’Pinte avec bonheur. Je vous remercie de ce gracieux et précieux envoi. Il y a en vous quelque chose de la grâce facile de La Fontaine avec un charme de mélancolie de plus. J’ai été heureux, me sentant votre ami, de me sentir aussi votre confrère !

À vous de tout mon cœur.

Victor Hugo.

À François-Victor.

H.-H., 9 avril.

Je réponds quatre mots in haste à ta douce et chère lettre, mon Victor. J’espère que les dents de mon petit Georges s’apaiseront, et je les trouve bien méchantes de commencer par le mordre. Je le couvre de baisers, ce doux être. — Voici, à compte pour votre ménage des Barricades, une traite de 700 fr. à ton ordre sur Mallet frères — Voici deux insertions que je souhaite : 1° Morisseaux. — 2° Le démenti Christ au Vatican (corrigez-y ce que vous voudrez. J’improvise). Vois, mon Victor, si ces insertions sont possibles, soit à l’Étoile Belge, soit à l’Indépendance. Si une seule est possible, je préfère Morisseaux.

Je n’ai que le temps de vous serrer tous dans mes bras.

V.

Au même.

H.-H., dim. 11 avril.

J’accepte tout, mon doux Victor, et il va sans dire que je te rembourserai. Je t’écris ceci in haste.

Attention :

Si tu recevais une lettre de d’Alton Shée te demandant si je vais bientôt arriver à Bruxelles, borne-toi à lui répondre que c’est très probable, vu les complications de mes affaires avec M. Lacroix, qui exigent que je sois à proximité de Paris. — Pas un mot de plus.

Remercie pour son précieux envoi votre frère Rochefort. Je vous serre tous dans mes vieux bêtes de bras.

V.

Écris à Adèle que je lui avancerai les 500 fr. qu’elle demande, et que je lui en ferai cadeau si elle vient. Ceci la fera peut-être venir.

À Auguste Vacquerie.

Vendredi 12 avril.

Vos yeux profonds ayant pleuré, mon dénouement atteint son but. Un lecteur comme vous donne un applaudissement de gloire. Hier j’ai envoyé à Meurice l’explication qui répond à votre desideratum , seulement je la fais venir de Barkilphedro, ce qui ne compromet pas le sévère silence de Gwynplaine. Puis, votre excellent avis m’a fait ajouter d’autres choses encore qui suppriment, je crois, toute objection. On pourrait m’envoyer épreuve de cette intercalation en même temps que de la préface. — Avec cette lettre-ci, vous recevrez un rouleau (book-post) de premières pages signées de moi. Je m’aperçois qu’on a oublié d’y mettre Peyrat, de Mahias et Gaiffe. Mais évidemment vous me signalerez des oublis et je vous ferai un deuxième envoi où tout sera.

Une page où il y a

Hommage

V. H.


avec le mot recommandé en bas à l’encre rouge est pour Mme d’Aunet. Voudrez-vous être assez bon pour lui porter le livre avec cette page ? J’ai reconnu votre chère écriture sur des bandes de journaux. J’approuve tout ce que vous m’écrivez. (Il faudrait pourtant me permettre de vous ouvrir un petit crédit chez Meurice ainsi qu’à Émile Allix pour voitures, envois de journaux, etc. Tenez, je vous demande deux sous pour affranchir cette lettre-ci que je vous prie de jeter à la poste.)

Soyez assez bon pour presser Lacroix afin qu’il me donne l’indication précise du jour où je puis tirer sur lui les 100,000 francs. Et puis sera-ce à Paris ? sera-ce à Bruxelles que la traite sera payable ?

Au même.

H.-H., 14 avril.

Merci ex imo. Vous êtes tous deux admirables. Cher Auguste, avec quel plaisir je viens de voir sur l’Homme qui Rit étinceler votre faust ! Voulez-vous dire qu’on m’envoie la couverture du T. Ier. J’ai vu votre catalogue, celui de mes fils, et non le mien. M. Lacroix me met à cinq jours de vue, au lieu de à vue. Enfin soit. La traite part aujourd’hui pour Londres. Voudrez-vous être assez bon pour l’en prévenir de ma part, afin que les fonds soient prêts. S’il est temps encore, voulez-vous effacer le mot préface, que je n’ai jamais mis, et ajouter avril. — Je coupe ceci dans un journal :

« Nous aurons la semaine prochaine l’Homme qui Rit, de Victor Hugo, qui est en ce moment l’objet d’une piteuse spéculation de librairie. »

Voilà déjà la conséquence de l’invention de M. Lacroix qui se fait sentir. Le Figaro aussi a été hostile. Je vais mettre à la poste aujourd’hui en book-post à votre adresse quelques 1ères pages signées de moi (Peyrat, Mahias, etc.). Signalez-moi mes oublis. Il faut beaucoup se défier de l’incurie de la librairie Lacroix. Pour les Travailleurs de la mer, ces premières pages avec ma signature étaient sur le comptoir au pillage. En prenait qui voulait.

Voulez-vous être assez bon pour transmettre ce mot à M. Jean Aicard qui me parle de vous dans sa lettre.

Je crois que c’est le moment du lâchez tout ! Je me réfugie dans votre douce et forte amitié.

Tout ce que vous faites est bon. Merci ex intima.

Nous n’avons pas ici de télégraphe.

Je crois qu’on peut concéder à M. Lacroix de commencer par un volume. Il importe qu’il n’y ait pas plus de sept jours d’intervalle entre les deux tronçons de la publication. Tenez à cela.

Au même.

Dim. 19 avril.

En même temps que ce mot, cher Auguste, vous recevrez un nouveau rouleau de pages signées pour frontispice. Vous y trouverez M. Levallois bien que bien bien bien doctrinaire. Quant à M. Taxile Delord, c’est un simple envieux. Né verdâtre — genre Laurent-Pichat. Je réponds à sa froideur par ma glace. Donc rien. Et vous m’approuverez, mon admirable ami. (Admirable à tous les points de vue, car je relis en ce moment Profils et grimaces. Quel livre !) Quand ce billet vous arrivera, l’Homme qui Rit aura paru, du moins en partie. À vous deux, doux et chers amis, vous portez le poids de cette publication, si étrangement comprise par ce Saturne d’éditeur que j’ai ! En voilà un qui mange, croque, dévore et engloutit ses enfants ! Et penser que j’ai encore un livre à lui donner ! C’est cette certitude-là qui l’aura enhardi. Avez-vous eu la bonté de le prévenir pour la traite de 100 000 fr. Je crois bien que j’écrirai la lettre pour le Rappel !

Je vous embrasse. Lâchez tout !

V.

Si le pauvre doux être qui nous a quittés était là ! comme tout ceci l’intéressait ! Dans ma conviction, elle y est, et elle s’y intéresse !

Au président du Concile tenu à Naples.

Hauteville-House, 20 avril 1869.

À l’encontre du concile des dogmes, réunir le concile des idées, c’est là, Monsieur, une pensée pratique et élevée, et j’y souscris. D’un côté, l’opiniâtreté théocratique, de l’autre, l’esprit humain. L’esprit humain est l’esprit divin ; le rayon est sur la terre, l’astre est plus haut.

Opposer aux faux principes des religions les principes vrais de la civilisation, confronter le mensonge avec la vérité ; combattre l’idolâtrie et toutes ses variantes avec l’immense unité de la conscience, ce sera beau et grand ; j’applaudis d’avance.

Je ne peux pas aller à Naples, mais néanmoins j’y serai. Mon cœur y viendra.

Je vous crie : courage ! et je vous serre la main.

Victor Hugo.

Au directeur du Daily Telegraph.

Hauteville-House, 26 avril 1869.

Je m’empresse, Monsieur, de répondre à votre lettre. Vous voulez bien attribuer à la publication de l’Homme qui Rit une importance qui vous fait souhaiter quelques lignes de moi, spécialement pour l’Angleterre. J’ai peu de chose à ajouter à la préface de l’Homme qui Rit. Ce n’est pas un livre anglais ; c’est un livre humain. Il est anglais cependant en ce sens qu’un certain côté, presque inconnu, de l’histoire d’Angleterre y est mis à nu et exposé en pleine lumière, ce qui semblera à l’Angleterre brusque peut-être, mais, à coup sûr, instructif. Le reste des mœurs espagnoles et papistes, personnifiés dans la duchesse Josiane, étonnera certainement la modestie anglaise actuelle, mais c’est au stuartisme et au catholicisme qu’il faut s’en prendre. Je ne suis, moi, qu’historien et philosophe ; je ne sais pas l’anglais ; pourtant, en m’en référant au jugement unanime, je désire que la traduction publiée ressemble à la traduction de mon livre William Shakespeare, qui est excellente, et non à la traduction des Misérables, qui est détestable et à refaire.

L’Homme qui Rit, je le répète, est surtout un livre humain. L’ancienne aristocratie anglaise y est peinte avec impartialité, et l’historien de l’Homme qui Rit a tenu compte de tout ce qu’il y a eu de vraie grandeur dans la domination souvent patriotique des lords. Le roman, tel que je le comprends, tel que je tâche de le faire, est d’un côté drame et de l’autre histoire. Ce que l’Angleterre verra dans ce livre, l’Homme qui Rit, c’est ma profonde sympathie pour son progrès et pour sa liberté. Les vieilles jalousies de races n’existent pas pour moi ; je suis de toutes les races. Étant homme j’ai le monde pour cité, et je suis chez moi en Angleterre, de même qu’un anglais est chez lui en France. Effaçons le mot hospitalité, tout charmant qu’il est, et remplaçons-le parle mot droit, « sévère, mais juste ». J’aime l’Angleterre, et mon livre le lui prouve. Vous voulez que je le lui dise, c’est fait. Publiez ma lettre si vous le jugez à propos.

Recevez, Monsieur, la nouvelle assurance de ma cordialité.

Victor Hugo.

À François-Victor.

H.-H., 27 avril.

Mon Victor, ta douce lettre m’a attendri. L’écho de mon cœur répond au cri du tien. Oui, on se retrouve, va ! — Je suis bien content de tout ce que tu me dis de mon livre. Mais quel goujat que M. Lacroix ! Recommande à M. Lequeux de faire en sorte que le tome IV surtout, bien fâcheusement ajourné par le désarroi Poupart-Davyl, ne circule pas en Belgique. Il serait bien vite défloré avant sa publication. — Je suis ravi de la Lanterne. Ci-inclus mon remercîment pour notre cher Rochefort. Remets-le lui. J’ai écrit la lettre pour le Rappel. Elle est à Paris en ce moment. Elle a pour suscription :

Aux cinq rédacteurs
fondateurs
du Rappel.

Je pense que vous en serez contents. — Le 23 avril, Mme Drouet a pavoisé sa table, et nous avons célébré la fête de mon doux petit Georges. Quand vient Charles ? Dis-lui que, tous les jours de beau temps, je mettrai à la disposition de sa femme et à la sienne, de quatre à six heures, à mes frais, une calèche à deux chevaux pour se promener dans l’île. Et nous serons de la promenade. Je vous serre tous dans mes bras.

Voici les 500 fr. que j’avance à Adèle (traite à ton ordre sur Mallet frères). Dis-lui que si elle revient, je les lui donnerai. Autrement non.

Demande à M. Lequeux s’il a bien envoyé les exemplaires avec ma signature à V. Joly — Mme Popp (Bruges) Madoux (Étoile belge) etc. Il aurait du reste dû n’envoyer que le 1er vol. (excepté à vous et à Rochefort)

quitte à compléter ensuite.

À Théodore de Banville.

H.-H., 28 avril.

J’ai toujours dit qu’un grand poëte contient un grand critique ; vous le prouvez. Je viens de lire votre admirable première page sur l’Homme qui Rit. Jugez comme j’attends les suivantes ! Cette magnifique étude sur mon livre, commencée par vous, me paie de toute ma peine. Achevez-la, mon éminent et cher confrère. Ayant la renommée, vous avez le droit de la donner, et je vous remercie, ému et charmé.

Votre vieil ami

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

H.-H., 28 avril.

Cher Meurice, voici un digne et brave homme qui s’appelle Lanvin, et dont j’ai porté le nom et eu le passeport dans ma poche pour entrer en exil. Je lui avais fait avoir un emploi qu’on vient de lui ôter. Voulez-vous être assez bon pour lui remettre en mon nom 100 francs. Maintenant, s’il vous faut pour le Rappel un garçon de bureau probe, intelligent, capable, suffisamment lettré (ancien compositeur chez Didot), dévoué enfin, vous ne pouvez mieux placer cette place qu’en la donnant à mon ami Lanvin. Si, par aventure, elle n’est plus vacante, il a été porteur de journal et peut l’être encore. Ce serait, je pense, un excellent vendeur du Rappel. Moi, qui ai cohabité avec lui sous son nom, pour mon pseudonyme, je vous le recommande. L’obliger, c’est me servir.

Je suis à vous du fond de mon cœur et de ma vieille caboche.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., dim. 2 mai.

Cher Auguste, voici, avec M. E. Montrosier, quelques autres oublis réparés. Je les recommande à votre bonté. Savez-vous si d’Alton Shée a reçu son exemplaire ? Autre chose : l’Homme qui Rit se vend depuis dix jours complet, à Londres, 30 francs. On le vend ici depuis le 28 avril. Un lieutenant d’artillerie nommé M. Oliver, mon voisin, l’a acheté chez Barbet, il m’a apporté les quatre volumes. Ainsi, incomplet à Paris et 40 fr., complet à Londres, et 30 fr. ! Voilà de quelle façon M. Lacroix gâche cette affaire ! Soyez assez bon, si vous le voyez, pour lui dire de ma part que cette publication à Londres (et ailleurs) avant la publication intégrale à Paris constitue une violation formelle du traité, et que je le constate. Ah ! sans vous, que serais-je devenu en ces mains-là ! Vous m’avez sauvé de toutes sortes de guignons, créés artificiellement par cet éditeur singulier ! Et dire que je suis encore lié pour un livre ! J’espère que le quatrième volume va enfin paraître. Je le mets sous vos ailes d’aigle. Quelles belles choses vous allez nous écrire dans le Rappel ! MM. Léon Guillet, Sirven, Georges Sauton et Georges Petit me prient de vous les recommander. Vous les connaissez tous excepté Georges Petit, qui a beaucoup de verve et d’esprit. Ce seraient d’excellentes recrues.

Je suis à vous du plus profond de mon cœur.

V.

Au même.

H.-H., 6 mai.

Je sais votre immense succès. Je suis bien content d’y être pour une quantité infinitésimale. Cher Auguste, je vous recommande mon pauvre Homme qui Rit si étrangement trahi par son éditeur. Les deux premiers numéros du Rappel sont excellents. Vous avez préludé à votre haute critique par une page exquise. Je n’ai pas besoin de vous dire : Soyez prudents ! il faut vivre et durer. La chronique de Rochefort est charmante. Je crois important de donner le plus tôt possible une éclatante marque de sympathie aux orateurs de l’opposition, surtout à Eugène Pelletan et à Jules Favre. N’est-ce pas votre avis ?

Meurice en politique a tout de suite donné la note du bon sens supérieur.

Ne vous laissez pas tuer. Le Rappel sera une chose magnifique à tous les points de vue. Mais prudence ! On vous guette. Mettez cette lettre aux pieds de Madame Ernest Lefèvre. Et soyez assez bon pour faire parvenir l’autre à M. G. Flourens (où est-il ?) avec un exemplaire complet de l’Homme qui Rit. D’Alton-Shée a-t-il le sien ?

Est-ce que vous ne prendrez pas Léon Guillet ?

À vous profondément.

V.

Louis Leroy serait une excellente recrue, ne le pensez-vous pas ?

À Paul Meurice.

H.-H., 6 mai.

Cher Meurice, y a-t-il encore une place (si modeste qu’elle soit, celle des Ciseaux) au Rappel pour un excellent, brave et spirituel homme, qui est artiste et écrivain, qui a été imprimeur à Bruxelles et journaliste à Paris, et que j’aime et estime de tout mon cœur. Il s’appelle Luthereau, et vous remettra ce billet que votre dépaysée contresigne. La voilà toute au Rappel. Nous le lisons avec bonheur. Vous donnez dans la politique la note juste, la note suprême de la vérité et de la raison. Vous êtes un doux maître et un doux guide.

Et je vous recommande mon excellent Luthereau !

À vous, ex intimo.

V. H.

Au même.

H.-H., 10 mai.

Je continue la conversation d’hier. Vous avez le sens politique aussi ferme et aussi pénétrant que le sens littéraire. Quelle page forte et charmante, l’agitation de Paris ! Auguste accepte avec incision et dignité la politesse de M. de la Ponterie. M. Laurent-Pichat m’a fort insulté, à ce qu’il paraît. Encore un que je dédaigne ! Avez-vous vu le vrai coup de massue qu’assène à cette occasion Adrien Marchat à Laurent-Pichat, le bourgeois millionnaire, etc. ? Je crois qu’il serait bon qu’en termes généraux et sans allusion à ce détail, le Rappel donnât un bon point à M. A. Marchât, qui a du cœur et du talent. Il est rédacteur en chef du Courrier de la Sarthe. Il vous glorifie tous les jours avec enthousiasme. (Il a cité en entier ma lettre, comme beaucoup d’autres journaux de province qu’on m’a envoyés, — que vous recevez sans doute.) Votre dépaysée vous écrit. Elle est fière, heureuse, ravie. Mais aussi quel admirable et charmant homme vous êtes ! Remerciez pour moi l’ami qui a fait les vaillantes strophes signées Barra. C’est spirituel et vivant, comme tout le journal. Il est impossible que vous n’ayez pas un immense succès !

Ex corde profundo.

V.

Voulez-vous être assez bon pour rappeler à M. Lacroix qu’il doit m’envoyer 10 exemplaires de l’Homme qui Rit, édition parisienne. Voilà donc la combinaison avortée ! Avoir un succès sûr dans la main, et le remplacer par un fiasco, quel beau talent d’éditeur ! L’Homme qui Rit s’en relèvera, j’espère, mais Lacroix, point. Nous attendons notre n° 3 manquant !

Et encore une fois, je vous embrasse !

Au même.

H.-H., 12 mai.

Bravo à Rochefort ! sa déclaration est ferme et haute. Bravo à vous ! votre commentaire est superbe. Quelle ingratitude si Rochefort n’est pas nommé ! — Le Rappel va de mieux en mieux. « Succès éclatant », dit Le Phare de la Loire. À ce propos une réflexion. Le Figaro et Le Gaulois ont d’abord porté aux nues l’Homme qui Rit. « Chef-d’œuvre », a dit Le Gaulois. « Livre admirable », a dit Le Figaro. Depuis que Le Rappel paraît ayant en feuilleton l’Homme qui Rit, le point de vue a changé. — « Ouvrage ridicule », dit Le Figaro (Don Quichotte) ; « absurde », reprend Le Gaulois (Assolant, qu’on appelle aussi assommant). Que dites-vous de la touchante entente cordiale des deux boutiques ?

Voulez-vous prendre la peine de lire la citation que voici. (Figaro mai.) Seriez-vous d’avis de mettre la chose avec ces quelques lignes de moi, sous les yeux de M. Lacroix dont le jeu devient décidément bien bizarre. Inexplicable, c’est votre mot. Êtes-vous d’avis de la lui transmettre vous-même, ou de la lui envoyer par Guérin ? Décidez de tout cela en Providence que vous êtes. Que c’est bon de causer tous les jours dans le charmant et vaillant Rappel avec tous vos grands esprits !

Je suis à vous profondément.

V.

À François-Victor.

H.-H., 14 mai.

Mon Victor, je veux, comme à Charles, t’envoyer mon cri de joie. Ton premier article est ravissant de force, de hauteur et d’esprit, l’assimilation des époques est admirablement réussie, et tu peins 1869 sous le pseudonyme de 1789 avec une si parfaite exactitude que Ruy Blas lui-même s’y trouve. — L’étrangère, l’innocent qui serait peut-être devenu un monstre, tout cela est surprenant de bonheur et de vigueur. Donc je t’embrasse.

Rassurez-vous du reste, Charles et toi — je ne vais pas me mettre à vous écrire comme cela, en papa très bien, à tous vos articles. Mais je vous envoie d’avance un tas d’applaudissements en blanc.

Je suis ravi de la profession de foi de notre cher Rochefort. Ses chroniques du Rappel ont toutes les qualités robustes et charmantes de la Lanterne. Quoi qu’en disent tous ses envieux, jamais il n’a eu plus de verve et d’éloquence. Il a grandi dans l’exil.

J’espère beaucoup. S’il n’était pas nommé, ce serait une honte pour Paris. Se rappelle-t-il que je lui ai prédit toutes les trahisons qui s’accomplissent en ce moment ? J’ai une telle habitude, depuis quarante ans, d’être trahi ! Dis à Rochefort que je l’aime profondément. Il va te répondre : parbleu ! je le sais bien ! c’est égal, rabâche-le lui.

Maintenant une commission :

Lis la lettre à Barbès que voici, mets-la sous enveloppe, et envoie-la lui tout de suite par la plus prochaine poste. En même temps va trouver M. Lequeux, et dis-lui de ma part d’envoyer immédiatement l’Homme qui Rit à Barbes avec le frontispice que voici, signé de moi.

Je vous serre tous dans mes bras.

V.

À Armand Barbès.

Hauteville-House, 14 mai 1869.

Mon illustre ami,

J’ai été remué jusqu’aux larmes en lisant ce toast « à votre frère ».

Aujourd’hui votre belle et douce lettre à mon fils me rapporte le même attendrissement. Puisque vous lisez les Misérables, veuillez donc me permettre de vous offrir l’Homme qui Rit. Vous le recevrez en même temps que cette lettre.

Si jamais vous éprouviez le désir d’un tête-à-tête, je dis mieux, d’un cœur à cœur, souvenez-vous qu’il y a une chambre pour vous dans ma masure d’exil. Vous avez un frère à Barcelone, mais vous en avez un aussi à Guernesey.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., dim. 16 mai.

Cher Auguste, oui, vous êtes un merveilleux travailleur. À lire vos articles, si robustes, si puissants, personne ne se douterait de vos fatigues et de vos insomnies. Quelle polémique que la vôtre, et quelle critique ! On y sent partout le poëte. C’est-à-dire le mens. Toutes les étincelles de l’ironie se mêlent aux profondes étoiles de la pensée et de l’idéal. (Il m’a manqué le n° 3 du Rappel qui doit être daté 6 mai, je le réclame à grands cris, il me semble qu’il doit contenir un article de vous.) Le Rappel nous charme. Il nous apporte des bouffées de vie. C’est maintenant le journal parisien. On le sent. Le succès pénètre jusqu’ici. Le Rappel fait partie de l’air que Paris respire. Avant peu, il sera une nécessité parisienne. Il l’est déjà. Votre campagne électorale est excellente. (Sauf les vieux, Jules Favre, Carnot, Garnier-Pagès, etc., un peu trop lâchés, et ne trouvez-vous pas que Pelletan n’a pas été soutenu ? Je vous soumets tout cela. J’espère que le Rappel n’aura pas soutenu M. Assolant candidat, et je suis convaincu qu’il ne citera plus les proses de M. Pontmartin. Vous voyez avec quelle attention tendre je le lis.) Meurice a supérieurement étrillé le Sarcey ; c’est le magister fouaillé par le maître. J’ai été charmé de l’article fier et ferme de Victor. Mais les élections finies, je crois qu’il faudra revenir à toutes les prudences. Comme on doit vous guetter ! Il faut que je vous remercie encore. Vos articles sont de la force et de la joie. Je les bois comme un cordial. Et je suis à vous de tout mon cœur.

V.

J’ai la fièvre de l’élection de Rochefort. Il me la faut. Il faut que ce vaillant, charmant et généreux homme réussisse !

À Alfred Sirven.

Hauteville-House, 21 mai 1869.

Mon vaillant confrère,

Je vous suis dans votre œuvre très puissamment commencée. Voici, pour ce qui me concerne, les documents désirés. Avez-vous lu mes discours d’exil ? Si non, je vous les ferai parvenir. Oui, vous avez raison, guerre au passé, aux réactionnaires littéraires comme aux réactionnaires politiques. Courage. En avant ! Je pense comme vous sur les hommes qui ont le masque libéral et même démocratique, et plaident pour Sainte-Routine en littérature et en science.

En pratique, Routine s’appelle l’Ordre et en littérature, le Goût. La tyrannie du dix-septième siècle, aussi bien classique que monarchique, doit être rejetée. Toutes ces choses, personne ne les comprend mieux que vous.

Vous êtes un écrivain de talent, de courage et de loyauté ; vous portez un nom de martyrologe. Vous aider est un devoir, vous applaudir est un bonheur.

Je vous serre la main

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 21 mai.

Voilà donc le Rappel saisi. Les amendes, vous les paierez aisément avec un numéro exceptionnel où vous, tous les cinq, donneriez à la fois. Pour ce numéro, je vous enverrais, moi, les trois chevaux. Et vous auriez aisément tous les autres, Sand, Michelet. — Cher Auguste, quelles belles pages vous semez dans cet Événement ressuscité ! Il me semble que je suis rentré à Paris, et que la douce communion quotidienne de nos cœurs et de nos esprits est revenue. Tout ce que je vous dis, je le dis à Meurice. Soyez assez bon pour le lui répéter.

J’admire, dans ce tourbillon où vous êtes, votre verve ravissante, infatigable, inépuisable. Vous êtes maître en tout.

Que de choses j’aurais à vous dire ! J’ai peur que ma lettre ne soit ouverte. Si vous voyez M. Van Heddeghem, demandez-lui donc de vous conter les choses qu’il a vues. Il pourrait être un témoin utile dans le procès du Rappel ; mais son père (bonapartiste) le lui permettra-t-il ?

Je ne sais pas l’adresse de Banville. Voulez-vous être assez bon pour lui transmettre ce mot. G. F. de l’Indépendance m’a fait un article assez grisâtre.

Mais vous m’aimez, je vous aime, et je suis profondément à vous.

V.

Vous savez que le mot :

on n’est apostat qu’à reculons,


est de moi. Je crois même l’avoir imprimé.

Croiriez-vous que M. Lacroix ne m’a pas encore envoyé mes 10 exemplaires (édition parisienne) de l’Homme qui Rit. J’ai écrit deux fois à notre ami Th. Guérin. Pas de réponse. Parlez-lui en. Cette étrangeté du premier ordre m’intrigue.

À Gustave Frédérix.

Hauteville-House, 21 mai 1869.

Cher Monsieur Frédérix, cette page si élevée et si éloquente en appelle, ce me semble, une seconde, qu’il est digne de vous d’écrire ; c’est l’examen de la question d’art dans toute sa hauteur.

Ce qu’on me reproche, Quintilien le reproche à Eschyle, Cecchi à Dante, Voltaire à Shakespeare et tout le monde à Rabelais.

Totus in antithesi, c’est le cri de Forbes contre Shakespeare. Si cela est, la question ne m’est plus personnelle ; elle s’élargit et en même temps se simplifie ; ce n’est plus moi qui ai un tempérament, c’est l’idéal qui a des exigences, c’est l’art qui a des sommets. Ces sommets m’attirent, je l’avoue.

Un dernier mot qui vous frappera dans la rare justesse de votre esprit. La loi de l’art est partout la même. Ce qu’on reproche à Shakespeare, l’énormité (singulier reproche) est aussi ce qu’on reproche à Michel-Ange.

C’est précisément parce que votre esprit est si délicat qu’il est robuste, et il me semble que cet aspect vrai de la question agrandie peut inspirer à votre noble intelligence, à propos de l’Homme qui Rit, une deuxième page très belle.

À vous ex imo.

Victor Hugo.

À Madame Blanchecotte.

H.-H., 22 mai 1869.

Votre livre, Madame, ressemble à certains breuvages, il est amer et doux. Et salutaire.

Pourtant votre noble esprit finira par s’attendrir.

Je vous remercie du gracieux envoi, et je me mets à vos pieds.

Victor Hugo.

À la comtesse Clémentine Hugo.

H.-H., 22 mai 1869.

Merci, chère Clémentine, de votre lettre charmante. Vous aussi, je le vois, vous vous séparez de moi sur quelques points. C’est tout simple, et je ne serai pleinement compris qu’après ma mort. Tout homme qui veut la lumière a beaucoup d’ennemis, et plus il veut la lumière, plus on s’efforce d’épaissir sur lui les ténèbres. À la mort, tout se dissipe. Le propre du tombeau, c’est de faire le jour. On ne saura ce que j’ai été que lorsque je ne serai plus.

En attendant, aimez-moi. Vous me parlez des trois volumes de l’Homme qui Rit. Est-ce que vous n’avez pas reçu l’ouvrage entier ? Réclamez-le, car j’ai dit qu’on vous l’envoyât. J’attends toujours votre portrait annoncé. Certes, je serai heureux de vous voir dans mon apparition à Bruxelles. Oui, vous pouvez tout me dire. J’ai un bon vieux cœur, et j’ai l’habitude d’entendre à mon oreille le chuchotement des tristesses. Chère Clémentine, je vous embrasse tendrement.

V.

Remerciez Mme Ernest. Voulez-vous être assez bonne pour transmettre ce mot à Madame Blanchecotte dont j’ignore l’adresse. (J’ignore aussi la vôtre. Suis-je bête !)

À Charles.

H.-H., 22 mai.

Tu m’as écrit, mon Charles, une lettre magnifique. Au reste tu n’en fais pas d’autres. Ton deuxième article (les trois serments) est une trouvaille. L’intercalation de l’anecdote touchante dans cette imprécation vengeresse émeut, et fait brusquement venir l’attendrissement à travers la colère. Tu avais un effet du même genre, très rare et très saisissant, dans ta visite à Barbès. Je sais par ce qu’on m’écrit que tes articles font une très grande sensation à Paris. Continue. Mais sois prudent. Un mot de trop, et tu serais forcé d’opter entre la prison et l’exil. Si tu optais pour Hauteville-House, j’aurais l’égoïsme féroce de n’en pas être désolé.

Oui, ta lettre sur l’Homme qui Rit est tout un article, quel dommage que cela ne soit pas imprimé ! C’est de la haute critique pénétrante, chose si rare aujourd’hui. Tu entres dans la peau des personnages et tu éclaires admirablement la nuit des uns et la caverne des autres. C’est une bien belle page, et j’y sens ta douce et profonde tendresse.

J’attends ta lettre d’avis. N’oublie pas qu’il faut au moins huit jours d’avance pour préparer votre installation.

J’écris ceci à M. G. Frédérix. Lisez la lettre, mettez-la sous enveloppe avec cachet noir, et envoyez-la lui le plus tôt et le plus sûrement possible. — Je vous serre tous étroitement dans mes bras.

V.

Autre commission. Je prie ma chère Alice d’envoyer cette lettre à votre cousine Mme Léopold Hugo dont j’ignore l’adresse. Je pense que vous la savez.

5 h, du soir. J’ouvre le Rappel qui m’arrive. Bravo au deuxième article de Victor ! Meurice m’écrit que le Rappel tire à 50 000. C’est un énorme succès.

Mme Drouet, qui est la poëte-lauréate de notre doux Georges, a fait ce couplet sur sa prochaine venue, air de la Carmagnole :

Le petit George avait promis (bis)
De venir voir ses bons amis (bis)

Il vient à Guernesey
Pour se faire baisè !

Barbès a-t-il reçu ma lettre et l’Homme qui Rit ?

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 23 mai.

Cher Auguste, je passe ma vie à vous donner des commissions. Cette fois vous m’excuserez et vous m’approuverez. Dans l’Homme qui Rit, j’ai, par mistake, attribué à Henriette d’Angleterre la poule que vit en songe Louise de Gonzague, la palatine. Deschanel, en termes charmants du reste, m’a écrit pour me rappeler le fait exact. Mais en même temps j’ai lu dans le Phare de la Loire qu’à Nantes, dans une conférence sur moi, il avait déclaré que le Témoin de sa vie était un livre, non de ma femme, mais de moi. Sur ce, je lui réponds. Voici ma lettre. Voulez-vous la lire, puis la lui envoyer. Il demeure rue de Penthièvre, mais je ne sais pas son numéro.

Donc le Rappel tire à 50 000 ! c’est énorme ! Aussi quel talent partout ! Votre mannequin rouge est simplement superbe. C’est la raison élevant la raillerie à la plus haute puissance. Moi, je suis la triste victime du metteur en page dont je demande simplement la caboche, car ce ne doit pas être une tête. Dans le même numéro où est votre ravissant mannequin rouge, je naufrage en plein feuilleton. Une transposition de vingt ou trente lignes produit un gâchis inénarrable et fait sortir de la mer (avant-dernière colonne, ligne 5) une biche extraordinaire. Lisez. Mais que doit penser le pauvre public, et que devient le pauvre livre ? 300 000 lecteurs déroutés et mystifiés.

Je ne reçois plus le Figaro ni le Gaulois. On me fait faire pénitence du succès du Rappel. Si notre cher Émile Allix persiste dans sa bonne pensée de m’envoyer les journaux qui m’intéressent (chose que vous aussi faites si souvent) voulez-vous lui dire qu’il joigne à sa liste, pour les éventualités, le Figaro et le Gaulois.

Je vous fais envoyer un article très remarquable de M. Petruccelli della Gattina sur l’Homme qui Rit. C’est dommage qu’il soit en italien. Vous auriez pu en faire citer quelques lignes. M. della Gattina est un homme très distingué, collaborateur de M. Claretie ; il a fait sur les papes un livre excellent. Comme Mazzini, il écrit très bien en français.

Une lettre de Meurice m’arrive à l’instant. Voudrez-vous lui dire que je lui répondrai demain. Je n’ai plus que la place de vous embrasser de tout mon cœur.

V.

Au même.

H.-H., 25 mai.

Cher Auguste, sur le jour de l’a de Glatigny, j’ai lu ceci : À V. H. un pauvre misérable A. G. — J’ai tâché de comprendre, et voici la lettre que j’écris à Glatigny. Si j’ai bien compris, envoyez-la lui, et je prie Meurice de lui remettre les 100 fr. — Si j’ai mal compris, jetez la lettre au feu.

Le Nain jaune dans le même numéro m’attaque par le jappement de ce Barbet qu’on appelle Aurevili (vile oreille ?), et me loue au verso de la page. C’est M. Edmond Lepelletier. Voici ce qu’il dit. Croyez-vous que ce serait bon à citer ? Décidez. J’aimerais mieux citer M. E. Lepelletier que M. G. Frédérix (vous savez qu’il est maintenant du camp Nisard, par les femmes). — Quelle admirable polémique vous venez de faire à propos des vers de Bancel ! — V. H. n’est pas plus bourreau que Victoria n’est garçon de bain. — Mais comme tout cela est dit ! Vous êtes merveilleux de verve et de puissance. Je le crois bien, que le Rappel tire à 50 000 !

Siempre tuyo

V.

À François-Victor.

27 mai.

Mon Victor, non, je n’ai rien reçu, et je commence à être très inquiet de ton envoi, il devrait être arrivé depuis longtemps. Il faudrait t’informer aux messageries Beinbrecht, et écrire à Hudig et Pieters, les commissionnaires de Rotterdam. Es-tu sûr d’avoir bien mis sur la caisse d’emballage l’adresse et les indications utiles ? Il importe de s’occuper de cela au plus vite, car le retard embrouillerait encore ce que la chose a d’obscur, et la perte du colis pourrait s’ensuivre. On finirait par ne plus pouvoir le retrouver. Donc, mon bien-aimé enfant, ne perds pas de temps. Auguste m’avait écrit en effet qu’il avait un peu cassé ton second article, mais va, les morceaux en étaient très bons.

Voici mon remercîment à M. Odilon Delimol, charge-toi de le lui faire parvenir. Le Rappel, au lieu de citer les choses équivoques de M. G. F., ferait bien mieux de citer le dernier paragraphe de M. Delimol. Dis-le leur. — Dis à notre cher Rochefort que j’inocule ici à tout le monde une fièvre que j’appelle la candidature Rochefort.

Et je t’embrasse étroitement, cher enfant.

À Alphonse Karr.

Hauteville-House, 30 mai 1869.

Mon cher Alphonse Karr,

Cette lettre n’aura que la publicité que vous voudrez. Quant à moi, je n’en demande pas. Je ne me justifie jamais. C’est un renseignement de mon amitié à la vôtre. Rien de plus.

On me communique une page de vous, charmante du reste, où vous me montrez comme très assidu à l’Élysée jadis. Laissez-moi vous dire, en toute cordialité, que c’est une erreur. Je suis allé à l’Élysée en tout quatre fois. Je pourrais citer les dates. À partir du désaveu de la lettre à Edgar Ney, je n’y ai plus mis les pieds.

En 1848, je n’étais que libéral ; c’est en 1849 que je suis devenu républicain. La vérité m’est apparue, vaincue. Après le 13 juin, quand j’ai vu la République à terre, son droit m’a frappé et touché d’autant plus qu’elle était agonisante. C’est alors que je suis allé à elle, je me suis rangé du côté du plus faible.

Je raconterai peut-être un jour cela. Ceux qui me reprochent de n’être pas républicain de la veille ont raison ; je suis arrivé dans le parti républicain assez tard, juste à temps pour avoir ma part d’exil. Je l’ai. C’est bien.

Votre vieil ami

Victor Hugo.

À Jean Aicard.

[Mai 1869.]

Votre article sur l’Homme qui Rit est simplement admirable. C’est le haut langage de la philosophie et de l’art. Tout est dit et merveilleusement dit. Je n’attendais pas moins de vous, poëte.

Dans ce siècle, voici ce qui fait ma force : En dehors du peuple pour qui je travaille et qui m’aime un peu parce qu’il sait que je l’aime profondément, dans la région purement littéraire et philosophique, les esprits de mon temps se partagent à mon sujet en deux camps, j’ai contre moi la multitude des petits et l’élite des grands. À compter, mes ennemis ont le dessus ; à peser, mes amis l’emportent. Quand je publie un livre, cela fait aux petits l’effet d’une pierre qui tombe dans leur étang. De là, un tapage nocturne. Le public prud’homme prend ce vacarme pour un jugement. Mais de temps en temps, au plus fort du brouhaha des grenouilles, une grande voix s’élève pour moi, voix de poëte, voix d’artiste, voix de philosophe, et ce cri d’aigle annule les coassements. C’est pourquoi je vous remercie.

À Madame Victor Foucher.

5 juin 1869.

Chère Mélanie,

Vous voilà de nouveau éprouvée. Quand Dieu frappe, hélas, il est seul dans son secret. Vous êtes une âme douce et vaillante, et vous savez supporter les épreuves. Et puis, vous avez l’espérance, que j’ai aussi. Vous vous

tournez vers la grande aurore, qui est Dieu, aube toujours visible à l’horizon, même dans la plus profonde nuit. Chère Mélanie, je vous embrasse.

À Charles.

Hauteville-House, 11 juin 1869.

Ce qu’il faut reprocher à Jules Favre, c’est d’être venu, lui, le grand orateur, contrecarrer l’élection de Rochefort, le grand pamphlétaire. Fût-on Mirabeau, on n’a pas le droit d’ôter la parole à Beaumarchais. Il a été beaucoup dit, dans ces derniers temps, que Jules Favre était nécessaire à la Chambre. Soit. Je le pense, dans la mesure où j’admets le temps présent. Selon moi, il y avait deux hommes nécessaires et il faut déplorer que l’un soit venu heurter l’autre. Ces deux hommes sont Rochefort et Jules Favre. Jules Favre nécessaire par la hauteur de sa parole, par sa puissance d’avocat et de tribun, par sa juste et légitime illustration ; Rochefort nécessaire par son intrépidité inépuisable sous toutes les formes, par l’éblouissant éclat de son esprit, par la menaçante signification de son prodigieux succès. Donc, que les électeurs se le disent, en vue des élections prochaines, ils n’ont fait que la moitié de leur devoir. Ils ont nommé Jules Favre, c’est bien. Maintenant qu’ils nomment Rochefort, ce sera mieux.

Des devoirs, oui, le peuple en a vis-à-vis de lui-même. Vaincre est son devoir, car la victoire est pour lui. Il y a duel à cette heure entre le suffrage universel et le gouvernement personnel. Nommer Rochefort, c’est porter le coup décisif.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., dim. 13 juin.

Cher Auguste, causer un instant avec vous, c’est ma joie. Je vous lis tous les jours, vous me ravitaillez sur mon vieux rocher, et je me réchauffe au lointain rayon de votre puissant esprit. Rochefort n’est que retardé ; il est impossible qu’il ne soit pas nommé aux réélections qui vont se faire ; s’il n’était pas nommé, moi qui n’accepte aucune ingratitude, pas même l’ingratitude populaire, je m’attristerais et je m’indignerais. Mais je ne doute pas, et le Rappel triomphera en Rochefort comme il triomphe en tout. Je n’ai pas reçu l’article de M. Emm. des Essarts dont j’ai lu dans le Rappel quelques lignes excellentes. Avez-vous lu cet article ? êtes-vous d’avis que je doive écrire à M. des Essarts ? je vous fais la même question pour M. Eug. Montrosier dont le deuxième article ne m’est pas parvenu. Soyez assez bon pour me renseigner.

Votre effrayant labeur du Rappel ne peut durer toujours ainsi, et je songe souvent aux œuvres que vous nous devez, à ce Faust que j’attends, à votre grand théâtre que vous continuerez avec d’autant plus d’ardeur ayant repris votre plume-glaive de critique. Vous verrez comme tout s’aplanira. Être admiré est une moitié, être redouté est l’autre. Grandes œuvres, et grands succès, votre passé commande votre avenir.

M. des Essarts vient de publier un livre les Voyages de l’Esprit. S’il croit par hasard que je l’ai reçu, détrompez-le (au cas où vous le verriez). Est-il à Paris ?

Que de choses j’aurais à vous dire ! je rêve par instants que vous devriez bien accompagner Charles qui va venir. On peut faire de Guernesey le Rappel (sauf le théâtre pourtant). Je vous envoie tout mon vieux cœur.

V.

Hetzel publie de moi une exquise édition Elzévir. L’avez-vous vue ? — Envoyez-vous le Rappel à M. Rascol, directeur du Courrier de l’Europe de Londres, meilleur pour vous que l’Indépendance belge ? J’ai reçu le très bel envoi de M. Chifflart. Son Rappel est superbe. Voulez-vous le féliciter de ma part quand vous le verrez. Je lui écrirai. Il a supérieurement réussi l’illustration des Travailleurs de la mer, surtout le côté terrible. Je ne sais pas son adresse. Je lui ai écrit par Guérin ainsi qu’à Alphonse Karr. Je doute que mes lettres soient parvenues. Si vous voyez Guérin et si vous y pensez, voulez-vous lui demander s’il les a envoyées ? Beaucoup d’exemplaires de l’Homme qui Rit, envoyés par moi, aux soins de la librairie Lacroix, ne sont pas arrivés aux destinataires. Vous m’écrivez que vous êtes administrés comme je suis édité. Je vous plains.

À vous encore. — À vous toujours.

À Charles. À François-Victor.

H.-H., 14 juin.

Bonjour, mes deux bien-aimés. Victor ne se doute pas qu’une tuile vient de lui tomber sur la tête. Heureusement j’étais là pour la recevoir. Mme Nicolle réclame 80 fr. dus par Victor (depuis 1856 !) pour un Talma. J’ai payé les 80 francs et il va sans dire que j’en fais cadeau à Victor. En même temps, une autre tuile, énorme celle-là, s’est abattue sur moi, de la même boutique Nicolle. Mme Nicolle m’a réclamé (avec longue facture à l’appui) deux mille quatrevingt-cinq francs dus à elle, dit-elle, par Mme Victor Hugo. J’ai payé en silence, mais non sans étonnement. Ces 2 085 francs imprévus ont achevé de me mettre à sec. Ma pauvre bourse de voyage n’ira pas loin maintenant. Note : depuis dix mois, j’ai payé plus de dix mille francs de dettes de votre pauvre mère, sans compter les paiements que j’ai faits à Bruxelles à ses créanciers. Beaucoup de ces dettes sont évidemment surfaites, mais je paie. Tout cet inattendu a écrasé mon revenu cette année. C’est égal, je festoierai Charles-trinité de mon mieux. Seulement, mon Charles, préviens-moi de ton arrivée au moins huit jours d’avance. Victor trouvera sous ce pli une traite à son ordre (pour le trimestre d’Adèle. 1er juillet-1er octobre). Mon Victor, rappelle, je te prie, à Adèle que, si elle vient, comme elle l’a promis, je lui fais cadeau des 500 fr. pour son voyage. Mais que, si elle ne vient pas, elle aura à les rembourser sur les trimestres suivants. Je veux donner une prime à son retour. — Hé bien, Paris remue donc ! Cela n’aboutira pas encore cette fois. Mais gare à la prochaine secousse. Toutes mes lettres de Paris ont été interceptées. — À l’instant, les journaux arrivent. Pas de Rappel. L’Indépendance dit que le Rappel n’a pas paru, et parle aussi d’un mandat d’amener. Allons, nous voilà inquiets. Heureusement cela n’empêche pas doux petit Georges de téter et l’avenir d’arriver.

Je vous embrasse tous tendrement.

V.

Mon Charles, Mme Drouet, dans l’enthousiasme de ta lettre l’a copiée et envoyée à Rascol qui est de ses amis, et voilà ton bel article en train de faire son tour d’Europe. — Mon Victor, fais ce que tu pourras pour le portrait qu’a essayé de moi miss Brock. J’ai reçu le connaissement de Rotterdam, mais l’envoi n’est pas encore arrivé.

À François-Victor.

H.-H., 28 juin.

Je t’écris vite quelques lignes, mon Victor, voulant que ceci parte, vu que tu attends l’or.

Compte :

1° Votre trimestre à Charles et à toi 6 634,37c

2° Ma part de loyer échéant le 1er juillet 166,66

6 801,03

Je t’envoie une traite sur Paris (Mallet à ton ordre) 6 450

Tu toucheras chez Van Vambeke le semestre italien échu 375

6 825

Cet excédent de 24 fr. t’est remis en compte. Car il y a de petits frais.

J’ai écrit dans le sens que Charles et toi souhaitiez. Le Rappel a dû reparaître aujourd’hui. — Je n’ai rien reçu de Rotterdam, que l’avis de l’envoi — et non l’envoi. Dis-le bien à notre cher Rochefort, car je lui eusse écrit tout de suite. Je devine que ce qu’il m’envoie est très beau. Tu ferais bien d’écrire aux commissionnaires Hudig et Pieters — car j’ai vraiment peur que l’envoi ne se perde. Je n’y comprends rien.

Tu me dis que Charles est absent, mais tu ne me dis pas où il est. Je commence à désespérer de sa venue à Hauteville-house. Il est pourtant bien sûr que je verrai mon doux petit Georges, et vous tous, car j’irai, fût-ce à la nage.

Je te serre dans mes bras, mon bien-aimé Victor.

V.

Avez-vous lu là-bas ce que dit le Phare de la Loire touchant Gambetta appuyant Laurier contre Rochefort (qui est le vrai laurier) ? — Est-ce que Me Gambetta paierait Rochefort d’ingratitude ?

À Madame Rattazzi.

Hauteville-House, 1er juillet.

Votre charmant envoi m’arrive, Madame, au milieu d’un nuage de lettres politiques (quelques-unes fort sombres) comme une étoile dans un tourbillon. Je ne saurais vous dire avec quelle émotion j’ai vu ce ravissant portrait, qui ressemble à votre esprit en même temps qu’à votre visage, et la gracieuse signature qui le souligne. Cherchez un autre mot que remercier, je vous remercie n’est pas suffisant.

Je ne sais si cette lettre vous parviendra ; malgré que vous en ayez, vous êtes en France maintenant ; votre châlet n’est plus exilé ; la frontière de France est venue en quelque sorte vous prendre de force et vous embrasser, ce qui n’est vraiment pas mal pour une frontière. — Du contre-coup, voilà votre correspondance soumise à la police de M. votre cousin. Ma lettre court grand risque.

Si elle vous parvient, recevez-la cordialement, Madame, et trouvez bon qu’à travers la distance je vous baise respectueusement la main.

À Albert Kœmpfen.

H.-H., dimanche 4 juillet.

Que vous dire à vous, être bon et charmant ! Vous m’aimez et je vous le rends. Cette déclaration faite, je vous demande un gracieux service. M. X. Feyrnet du Temps, est, je crois, votre ami. Faites-moi le plaisir de lui porter de ma part ceci, ma carte-portrait. Dites-lui que, dans un journal qui, je ne sais pourquoi, m’est hostile (Nefftzer peut-être excepté), je sens le prix de sa vaillante sympathie, si noblement et si spirituellement affirmée. Son ironie charmante aux juges terribles a eu un grand succès parmi nos proscrits républicains de l’archipel qui me chargent de lui envoyer leurs chaudes adhésions et félicitations. Ce pauvre Temps leur semble réactionnaire, M. Feyrnet le sauve à leurs yeux. Dites-lui cela, dites-lui surtout que je le remercie du fond du cœur, et partagez avec lui, vous, cher et vaillant ami, mon meilleur serrement de main.

Victor H.

À François-Victor.

H.-H., dim. 4 [juillet 1869].

Les deux caisses sont enfin arrivées hier samedi. Merci, mon Victor, merci pour toi, merci pour Rochefort. Remets-lui ce mot. Bonaparte s’amuse à le grandir, on ne peut que féliciter ce cher paladin de l’esprit, embrasse-le pour moi. Tes quatre tableaux feront merveilleusement dans Hauteville, et seront les joyaux de la masure. Le panneau que me donne Rochefort est beau et précieux. Malheureusement, il a été mal emballé, s’est désencadré et décollé ; de là quelques petites avaries, du reste très réparables. Voici le Rappel de nouveau en marche, et fièrement. Tu y as admirablement dénoncé le vrai complot. Il faut maintenant faire marcher de front la campagne politique et la campagne littéraire. Charles est-il à Bruxelles ? Je crois bien que c’est moi qui vais partir. J’attends encore pourtant. Comment va doux petit Georges ? je baise ses petites pattes. Mes bien-aimés, je vous serre dans mes bras.

V.

La lampe est très riche, et charmante.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 6 juillet.

Quel maître vous êtes ! votre politique et votre littérature ont la même puissance. Quelle page que votre réplique à tous les Sarceys et à tous les Abouts par-dessus l’épaule de Dumas fils ! Le dédain dans la raison, vous avez cette force, et vous fustigez le petit esprit avec le grand.

J’ai écrit à notre cher Meurice en même temps qu’à vous. Je ne sais si mes lettres, obligées de traverser Vandal, vous arrivent. Si vous y pensez, envoyez-moi l’adresse de M. Emm. des Essarts.

Je commence à désespérer d’avoir Charles ici, bien qu’il m’ait promis de venir. S’il tarde encore, je pars pour Bruxelles, et j’espère bien serrer là vos mains cordiales.

Votre vieux frère

V.

Rochefort reste éligible. C’est charmant.

À Monsieur Ch. Pellarin.

Hauteville-House, 10 juillet 1869.

Vous le savez, cher docteur et cher confrère, nous sommes d’accord sur bien des points. Vous le verrez mieux encore à mesure que mes travaux avanceront. Mes solutions se rapprochent des vôtres ; seulement je laisse une plus grande place au facultatif. Voulant avant tout la liberté, je suis heureux de me sentir en communion avec votre noble esprit. Vous avez supérieurement compris l’Homme qui Rit, et vous avez vu toutes les larmes que résume ce rire. L’avenir nous rendra justice à tous.

En attendant, je serre votre main cordiale.

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

H.-H., 12 juillet.

Encore moi. Toujours moi. Voici une page que je ne crois pas possible de publier en France. Pourtant elle est, je crois, utile. Voulez-vous être assez bon pour la remettre de ma part à M. de Girardin, en lui disant, vu le danger, que c’est pour communication à lui, et non pour insertion au journal.

Pardon. Merci. À vous du plus profond de moi.

V.

À Swinburne.

H.-H., 14 juillet.
La grande date.

Cher et cordial poëte, j’ai été profondément ému de votre lettre et de votre article.

Vous avez raison : vous, Byron, Shelley, trois aristocrates, trois républicains. Et moi-même, c’est de l’aristocratie que j’ai monté à la démocratie, c’est de la pairie que je suis arrivé à la république, comme on va d’un fleuve à l’océan. Ce sont là de beaux phénomènes. Rien de significatif comme ces victoires de la vérité.

Merci, ex imo corde, de votre magnifique travail sur mon livre. Quelle haute philosophie, et quelle intuition profonde vous avez ! Dans le grand critique, on sent le grand poëte.

À un critique.

H.-H., 16 juillet [/69].

Vous me faites, Monsieur, l’honneur de me traiter comme Voltaire a traité Shakespeare. Je ne sais pas si j’ai, comme Shakespeare, beaucoup d’extravagance ; mais je sais que, comme Voltaire, vous avez beaucoup d’esprit. Permettez-moi de vous remercier.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 16 juillet.

Cette lettre, cher Auguste, est autant pour vous que pour moi. Elle est touchante et vous intéressera. Nos deux anges y sont glorifiés. Je vous l’envoie.

Voulez-vous être assez bon pour venir au secours de Mme Rattazzi ? Elle a été empoignée dans le Rappel, et en vérité, vous ne le voulez pas plus que moi. Elle m’écrit une lettre éplorée. Je lui réponds qu’elle peut être tranquille, que ces hasards-là arrivent aux journaux, mais que vous êtes la bonne grâce même, et que vous protégerez même ses robes, dans le Rappel. Vous ne me ferez pas mentir, n’est-ce pas ? Je compte sur votre bonne amitié. J’ajoute que Mme Rattazzi m’envoie un article enthousiaste sur l’Homme qui Rit ; publié par elle au moment même où le Rappel la piquait.

Autre chose, M. Rascol, directeur du Courrier de l’Europe, est ici. Il pousse énergiquement au succès du Rappel en Angleterre. Voici ce qu’il vous propose : — Vous lui enverriez le Rappel, et ne pouvant vous envoyer le Courrier de l’Europe prohibé en France, il vous ferait, en place de l’échange, une réclame permanente dans sa 4 e page. — De plus il vous citerait le plus possible. Je vous engage fortement à accepter, et à lui faire l’envoi. Son adresse est : Courrier de l’Europe, 4, Bridges street, Covent Garden, Londres. — Il tire à très grand nombre.

Mille bravos à votre victorieuse, charmante et puissante polémique, et je vous embrasse.

V.

À Charles. À François-Victor.

H.-H., 23 juillet.

Je suis content, mes bien-aimés, de vous savoir à Bruxelles. J’y arriverai du 31 juillet au 5 août ; je finis en ce moment quelque chose. Je tâcherai de voyager un peu. Pendant le temps de mon séjour à Bruxelles, vous me donnerez à déjeuner, c’est-à-dire mon café et ma côtelette, et moi je vous donnerai à dîner, c’est-à-dire que je vous invite tous les jours, tous les quatre (compris Georges qui a six dents), à dîner à l’Hôtel de la Poste. Cela simplifiera le service.

N’oubliez pas qu’il faut qu’une des servantes couche dans la chambre à côté de la mienne (corps de logis du fond) ; j’ai toujours mes étouffements nocturnes, maintenant compliqués de maux de dents très bêtes. Ne laissez pas, croyez-moi, envahir le Rappel. Travaillez-y le plus possible. Donc à bientôt. Tenez mon petit trou prêt. Je vous aime passionnément, mes deux enfants, et j’ai besoin de vous voir. Toutes les paires de bras de Guernesey s’ouvrent pour vous embrasser.

Il y a en ce moment de gros brouillards sur la mer, mais fin juillet j’espère qu’il fera beau. Donc à fin juillet et à toujours mes bien-aimés.

Je prie ma chère Alice de donner des ordres pour qu’on tienne prêts mes haillons du matin, mon pantalon à pied, mes pantoufles et ma chabraque de travail.

Aux mêmes.

[Juillet 1869.]

Mes aimés, je commence par vous dire que je ferai ce que vous voudrez. Maintenant, voici la situation. Nous sommes deux qui devons accoucher,, Alice et moi ; Alice à époque fixe, moi à époque indéterminée. Faut-il assujettir un de ces accouchements à l’autre ? Je puis avoir fini mon livre d’ici à trois mois au plus tard, si je reste ici à travailler dans l’entrain de l’œuvre en marche ; si je l’interromps, et si je vais à Bruxelles en ce moment, je ne sais plus quand je finirai. Pesez cela.

À Auguste Vacquerie.

H.-H., 1er août.

Cher Auguste, donc l’empire vous met la main au collet. C’est égal. C’est lui qui est votre prisonnier.

Quelle éclatante polémique vous faites ! Je vais à Bruxelles, j’espère bien vous y voir. Que de choses à nous dire !

Je suis attendri quand je pense à tout ce que vous dépensez, dans ce combat, d’esprit, de puissance et de maestria ! Et Meurice ! vous êtes tous les deux des héros.

Je vous embrasse.

V.

À Paul Meurice.

H.-H., 1er août.

Mon doux et admirable ami, je reçois votre lettre. Il faut, je le vois, que j’aille immédiatement à Bruxelles. Quand vous recevrez cette lettre, je serai en route. Vous pouvez annoncer dans le Rappel que je suis à Bruxelles.

Vous avez fait une superbe campagne. Vous avez dit, avant Gambetta, et en deux mots, ce qu’il a indiqué, plutôt que dit, en trois colonnes. Vous avez dit : Il faut de la gauche dégager la Montagne. C’est ce qu’il faut en effet.

Et, comme programme immédiat, je conseillerais ceci :

Demander la dissolution de la Chambre et l’Abolition du serment. Au point de vue de la liberté de la presse, faire de la candidature de Rochefort un principe.

C’est hardi et difficile, et il faudrait bien de la prudence, mais vous pouvez tout.

Le Rappel est excellent et charmant. Dites-le à tous de ma part.

Ne soyez pas triste, vous qui êtes si fort. Il est impossible que tout ne s’arrange pas entre de si vrais et de si tendres amis. — Et puis j’espère vous voir, n’est-ce pas ? Ayez un peu de ma joie.

V.

Voulez-vous transmettre ce mot à Auguste.

À Pierre Lefranc.

Hauteville-House, 1er août 1869.

Mon cher ancien collègue,

Nous nous connaissons pour nous être vus dans l’épreuve. Il y a de cela dix-huit ans bientôt, nous avons combattu ensemble ce combat désespéré. Le 8 décembre, la bataille était perdue, nous tenions encore : je présidais la dernière réunion de la gauche, et vous en étiez le secrétaire. Ensuite il y a eu l’exil.

Vous êtes rentré en France, mais pour continuer la lutte. Il y a une brèche au dedans, où est le drapeau de la Liberté, et une brèche au dehors, où est le drapeau de la Délivrance. Vous êtes dans l’une, je suis dans l’autre. Là nous combattons, chacun de notre côté, toujours d’accord. Aujourd’hui, frappé, vous me faites appel.

Votre lettre du 26 juillet ne m’arrive que le 1er août. J’y réponds immédiatement.

Voici, pour votre numéro d’exception, quelques pages inédites en France. Elles vous intéresseront peut-être, et je crois qu’avec force points et beaucoup de suppressions vous pourrez en citer quelque chose. Le droit de la femme, et le droit de l’enfant, ont toujours été mes deux premières préoccupations. La femme et l’enfant sont les faibles. Quant à l’homme, il est fort, il n’a qu’à faire son devoir.

Nous sommes dans le mois du 10 août.

Quoi qu’il en soit, nous étions proscrits, une femme mourut parmi nous. On me demanda de parler sur sa tombe, et voilà ce que j’ai dit.

Mon cher ancien collègue, j’aime votre jeune talent et votre intrépide cœur. Je vous serre la main.

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

4 août. H.-H.

La tempête s’en mêle. Impossible de partir. Le préau, comme l’appelle Auguste, est fermé. Dès que ce gros temps inattendu sera passé, je mets le cap sur Bruxelles. Du reste, vous devez être un peu plus content. Charles a fait une rentrée charmante. Cher Meurice, à bientôt.

Je suis profondément à vous.

V.

L’ouragan redouble.

À Madame Judith Gautier.

H.-H., 4 août

Madame,

J’ai lu votre Dragon Impérial. Quel art puissant et gracieux que le vôtre ! Cette poésie de l’extrême orient, vous en avez l’âme en vous, et vous en mettez le souffle dans vos livres. Aller en Chine, c’est presque aller dans la lune. Vous nous faites faire ce voyage sidéral. On vous suit avec extase et vous fuyez dans le bleu profond du rêve, ailée et étoilée.

Agréez mon admiration.

Victor Hugo.

Je pars dans une heure pour Bruxelles.

À l’Éclaireur de Saint-Étienne.

Bruxelles, 12 août 1869.

Mon vaillant confrère et concitoyen, j’arrive d’une courte absence et je trouve votre lettre du 9 août. J’ai à peine le temps d’y répondre d’ici au 14 août, la limite extrême que vous m’indiquez. Je vous écris ces quelques lignes à la hâte, j’espère qu’elles vous parviendront à temps.

Je suis mal à l’aise pour écrire des choses proportionnées aux lois. Accoutumé à me servir de la liberté en grand, je ne sais pas m’en servir en petit. À l’oppression de la presse qui était le régime de l’avertissement a succédé la persécution de la presse qui est le régime actuel. L’amende, plus la prison, telle est la liberté octroyée. Cette liberté vient de vous frapper ; vous en étiez digne ; vous partagez cet honneur avec presque tous les généreux écrivains du temps. Depuis le 2 décembre, qui défend le droit inquiète la justice.

Vous êtes condamné. De telles condamnations couronnent. — La peine qu’elles infligent a des contre-coups dans l’inconnu. Après de certaines sentences personnelles, le juge reste rêveur.

Subissez l’épreuve. C’est notre sort à tous. La démocratie vous en tiendra compte. Votre excellent journal croîtra en autorité et en sympathie parmi cette admirable et touchante population ouvrière de Saint-Étienne, si rudement éprouvée, elle aussi.

Hélas ! le fusil-merveille des prussiens a plus de bonheur que le nôtre ; on ne peut lui reprocher que Sadowa. Le nôtre n’a eu encore que deux victoires, Mentana et la Ricamarie. Du premier coup, il a frappé au cœur l’Italie, et du second coup, la France.

Recevez mon cordial serrement de main.

À Paul Meurice.

Bruxelles, 17 août.

Cher Meurice, voici Herzen. Il vient de nous lire un chapitre de ses Mémoires : Mazzini, Garibaldi, Pisacane, Orsini, qui, je crois, avec quelques coupures et quelques atténuations, ferait belle et bonne figure dans le Rappel.

Vous en jugerez, ainsi qu’Auguste. Herzen, c’est le grand républicain russe.

Tuus.

V. H.

Au même.

Bruxelles, 18 août.

Il y a ce vers dans Crommell :

Cromwell à Carr.

Allez, je vous fais grâce.

Carr.

Et de quel droit, tyran ?

Vous voyez que j’avais dès longtemps prévu l’amnistie, et la réponse que j’y ferais.

Mais que je suis content ! Le Rappel m’a donné de vos nouvelles. Vous vous portez bien, ou du moins votre esprit se porte admirablement. Quelle belle page sur l’amnistie ! Stupide génie ! — mésallié à une archiduchesse. — Que de mots grands et profonds !

Herzen vous arrive. C’est un penseur et un lutteur. Le chapitre qu’il vous offre me semble très intéressant, le nom de Herzen est digne du Rappel.

Une pauvre femme, une veuve, Mme Godau, que je crois peu riche, vous envoie de sa littérature. Elle m’écrit, je la décourage. Mais pour la consoler, je lui donne 50 fr. Voudrez-vous être assez bon pour les lui remettre de ma part ?

Victor vous a envoyé un article belge (de M. C. Lemonnier) qui, ce me semble, n’est guère publiable qu’avec de fortes coupures, l’exposition belge étant d’un médiocre intérêt pour Paris. Au reste, vous en jugerez. Rochefort est à Spa. Je l’ai à peine entrevu. Il est parti le lendemain de mon arrivée.

Je vous envoie quelques lignes vraies et émues de Luthereau sur vous, dans une lettre à votre dépaysée, laquelle vous aime comme moi, vous applaudit comme moi, vous demande comme moi.

Quando te aspiciam ?

V.

À Raphaël Félix.

Bruxelles, 18 août 1869.

Monsieur,

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au sujet de la reprise de mon répertoire. Le désir que vous m’exprimez en termes si honorables, me touche, j’examinerai vos propositions, et je serai heureux s’il m’est possible d’y accéder.

Vous savez combien je prise votre intelligente direction, et combien j’aime votre beau et grand théâtre, fait à la fois pour l’art et pour le peuple.

Recevez la nouvelle assurance de mes sentiments les plus distingués.

Victor Hugo.

À Monsieur Ch. Chautard,
Secrétaire de la commission pour la statue de Ronsard. Vendôme.

Bruxelles, 24 août 1869.

Monsieur,

C’est à Bruxelles que votre lettre m’arrive. Boileau et toute son école ont été bien injustes pour Ronsard, et je m’associerais bien volontiers à une glorification qui est une protestation ; mais l’exil a ses devoirs toujours présents à la conscience ; et à côté des très beaux noms littéraires que je vois sur votre liste, il y a des noms officiels qui excluent le mien, et auxquels je ne saurais me joindre. J’eusse été heureux de prendre part à une manifestation littéraire toute pure. Croyez à mes vifs regrets, et veuillez, s’il y a lieu, en transmettre l’expression à vos compatriotes. Ils ont bien voulu se souvenir de moi, et j’en suis touché.

Recevez, monsieur et cher confrère, l’assurance de toute ma cordialité.

Victor Hugo.

Je vous remercie de l’envoi joint à votre lettre. Votre Fossoyeur est philosophique et charmant.

À Monsieur L. Hugonnet.

Bruxelles, 24 août 1869.

J’ai bien tardé, monsieur, à vous répondre. Ce n’est pas ma faute. Ma vie est un tourbillon, chose étrange dans la solitude. Aucun loisir. Pas un instant à moi. J’ai tenu pourtant à lire votre écrit. Il est excellent. Je vous ferais quelques objections, mais il faudrait causer. Oui, vous avez raison, la France est pour l’Afrique ce que l’Angleterre est pour l’Asie, une mauvaise tutrice. Initier la barbarie à la civilisation, c’est le devoir et le droit des peuples aînés. Ce droit et ce devoir, le gouvernement français ne le comprend pas mieux que le gouvernement anglais. De là vos plaintes, auxquelles je m’associe.

Quand la République reviendra, la justice reviendra. La vraie lumière française luira en Afrique. Espérons. Attendons. Luttons.

Vous êtes un jeune et noble esprit. Votre génération, un peu attardée, finira par faire de grandes choses, dont vous serez. Je vous en félicite d’avance. Moi, je serai mort. Je vous léguerai à tous mon âme.

Croyez, monsieur, à ma profonde cordialité.

Victor Hugo.

À Jules Janin.

Bruxelles, 16 août 1869.

Cher confrère, vous m’écrivez par le Journal des Débats, et je vous réponds par la poste. Vos lettres sont éclatantes, les miennes sont obscures. Elles pourraient être remplacées par un serrement de main. Je sens que vous m’aimez toujours un peu, et c’est pour moi dans ma solitude illimitée et indéfinie, une joie profonde. L’Homme qui Rit, mutilé par Jacques II, avait été aussi un peu défiguré par un certain pédantisme ignorant qui usurpe le nom de critique. Vous, la critique vivante et régnante, vous avez rendu à l’Homme qui Rit son vrai visage. Je vous remercie de cette restitution. Elle était digne de vous. Vous n’êtes pas un maître pour rien. Et vous avez ajouté une page superbe à tant d’autres ; c’est pourquoi, après vous avoir dit merci, je vous crie bravo.

Victor Hugo.

À Monsieur le Docteur Huguet.

Bruxelles, 30 août.

Je lis, monsieur, votre remarquable travail avec un vif intérêt. Vous êtes un esprit très sagace, et un chercheur digne de trouver. Je n’ai malheureusement aucune compétence dans ces matières où vous me semblez maître. Juger votre livre, je n’en ai pas le droit. Il faudrait un savant, et je ne suis qu’un philosophe. Vous me permettrez pourtant d’applaudir aux consciencieux efforts de votre noble intelligence et de votre science ingénieuse. Votre loi, similitude fonctionnelle, me frappe comme une vérité. Je crois que vous apportez de la lumière.

Recevez l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Victor Hugo.

À Auguste Vacquerie.

Bruxelles, 3 7bre.

Cher Auguste, Victor me montre votre lettre. Voulez-vous être assez bon pour transmettre vous-même le mot ci-inclus à M, Ernest d’Hervilly. Alice est souffrante, Charles est un peu inquiet, de là un sombre dans la maison. Nous vous espérons, ainsi que Paul Meurice, et c’est de la sérénité et de la joie en perspective. Je crois que l’article de Charles, une visite à V. H., gagnerait à ne paraître qu’aux approches de la réunion de la Chambre (en 7bre, je suppose). Il s’agit d’un serment, et alors il sera opportun. C’est aussi l’avis de Charles et de Victor.

Mais quelles belles et fortes pages vous écrivez ! Votre réplique au Constitutionnel était charmante et superbe, Rochefort nous dit que Delescluze a riposté à Charles, mais que cela ne vaut pas une réponse. Ici on ne lit pas le Réveil, et nous en croyons Rochefort.

Votre chambre, et celle de Meurice, sont prêtes et nous vous attendons. À bientôt 'Fauste. Ce sera le livre d’un maître, et le livre d’un homme. — Nous vous aimons bien.

V. H.

À Albert Baune.

Bruxelles, 6 septembre 1869.

Mon jeune et vaillant concitoyen,

Vous donnez un nouveau journal à la Liberté, c’est bien. Une voix de plus, c’est une victoire de plus.

Tout jeune, vous avez fait vos preuves ; preuves de talent, preuves de courage, preuves de solidarité. Vous ne savez pas plus reculer comme homme que reculer comme esprit. L’immense bataille du siècle contre le passé veut des combattants comme vous.

J’ai connu votre père, j’ai siégé près de lui. Mon fils aujourd’hui combat près de vous. Moi, quoique absent, je suis là. Votre père aussi est présent. Son âme vous regarde du fond du tombeau comme la mienne du fond de l’exil.

Courage et en avant !

V. H.

[En marge :] Le Rappel est un arbre vivace et vigoureux. Votre journal

n’en sera pas la branche la moins robuste.

À Auguste Vacquerie.

Abbaye de Villers, 7bre.

Cher Auguste, je vais donc vous voir ! J’attends jusqu’au 16 exprès pour vous qui, me dit-on, ne pourriez être libre avant ce jour-là. Je comptais être à Guernesey le 10 bre ; mais pour vous voir un moment, que de semaines ne donnerais-je pas ? Je vous envoie ce mot par Meurice. Vous êtes sans doute encore à Villequier sous vos arbres, dans votre nid, avec tous ceux qui vous sont chers, pensant et faisant de belles œuvres. J’applaudis, j’attends, et je vous aime de toute ma bonne vieille amitié. Ainsi, à Bruxelles, dans huit jours ! Quelle joie !

Victor H.

Réponse à vos questions :

L’Avarice et l’Envie est de 1815. La Canadienne est de 1816. En 1815, juin, à la nouvelle de la bataille de Waterloo, je fis une quarantaine de vers commençant ainsi :

Ô fatal Mont-Saint-Jean ! désastre mémorable !
Jour à la fois pour nous heureux et déplorable !

Je ne me rappelle que ces deux vers qui contiennent une appréciation assez juste.

À la princesse Sophie Galitzine.

19 7bre.

Rappelez-vous le vers :

Et s’il n’en relie qu’un, je serai celui-là.

Et vous, Madame, aussi noble que bonne, vous serez la première à me dire : non, ne revenez pas ! Quelle chaîne que le devoir puisqu’il est plus fort qu’un ordre de vous ! Vous êtes charmante. Tout ce que vous dites a la grâce parfaite du cœur. Le jour où je pourrai rentrer en France, si vous y êtes encore, quelle joie ce sera pour moi d’apporter mon obéissance à votre esprit délicat et fier ! Il n’en coûtera rien à ma conscience, et je mettrai à vos pieds. Madame, mon long exil. Je vous baise la main.

Victor H.

À Armand Barbès.

Bruxelles, 4 octobre 1869.

Cher et grand frère d’exil,

Les journaux vous ont dit comment, le 11 septembre, parti pour La Haye, et déjà en route, j’avais, sur une dépêche remise d’urgence, dû dévier sur Lausanne. On engageait ma responsabilité, on réclamait ma présence comme moyen de conciliation et d’apaisement. J’ai cédé, j’ai renoncé à La Haye pour Lausanne, et c’est ainsi que le devoir remplace le bonheur.

Maintenant la saison me chasse vers Guernesey ; mais, quoique bien plus vieux que vous, je compte sur l’année prochaine, et, en 1870, ma première sortie de mon île sera pour vous. Presser votre main héroïque sera une joie de ma vie. Je vous aime profondément.

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

Bruxelles, 4 octobre.

Me voici revenu. J’ai votre chère et douce lettre, solatia mea. Vous revoir va être ma joie. Dès qu’Auguste le pourra, le 20, soit, je vous attends. Je partirai du 12 au 15. Je n’ai plus une minute à perdre.

Il faut un traité spécial et détaillé pour la chose en question, acceptée, mais qui reste à conclure. Il faudrait que M. Lacroix donnât ici plein pouvoir à quelqu’un, M. Wolfcerius ou M. Lequeux, afin de fixer les détails. Le plus tôt possible serait le mieux. Voulez-vous être assez bon pour lui dire de désigner immédiatement son fondé de pouvoir avec qui je conclurais.

Le groupe voyageur vous aime et vous embrasse. À bientôt. À jamais.

Tuissimus.

V.

Au même.

Mardi 11 [octobre 1869].

En même temps que votre lettre, je recevais et je lisais votre éclatant et lumineux article combinant si magistralement la fermeté avec la prudence. Maintenir le nécessaire et déconseiller l’inutile, telle est en effet la haute et vraie politique. L’abolition du serment a une bien autre portée que la manifestation, telle qu’on pourrait la faire aujourd’hui. Elle est manquée d’avance, la gauche et la presse refusant d’entrer en ligne. C’est donc sur le serment qu’il faut insister.

Vous êtes charmants et bons tous les deux. Si Auguste veut un jour de plus, je ne vous attendrai que le 15. Que de conseils j’ai à vous demander ! Merci de m’avoir inscrit pour 50 fr. dans le secours aux victimes d’Aubin. Victor désigne pour l’Almanach la Vendetta. C’est, je crois, un excellent choix. Croyez-vous utile que je revoie l’épreuve des Trois Chevaux ?

Donc le 15 je vous aurai. J’en suis d’avance épanoui.

V.

Rien de M. Lacroix.

À Louis Jourdan.

Bruxelles, 12 octobre 1869.

Mon cher et ancien ami,

On m’apporte le Siècle. Je lis votre article qui me touche, m’honore et m’étonne.

Je vous remercie de me donner le moyen de faire cesser une équivoque.

Premièrement, je suis un simple lecteur du Rappel. Je croyais l’avoir assez nettement dit pour n’être pas contraint de le redire.

Deuxièmement, je n’ai conseillé et je ne conseille aucune manifestation populaire pour le 26 octobre.

J’ai pleinement approuvé le Rappel demandant aux représentants de la gauche un acte, auquel Paris eût pu s’associer. Une démonstration expressément pacifique et sans armes, comme les démonstrations du peuple de Londres en pareil cas ; c’est là ce que demandait le Rappel.

Mais, la gauche s’abstenant, le peuple doit s’abstenir.

Le point d’appui manque au peuple. Donc pas de manifestation.

Le droit est du côté du peuple, la violence est du côte du pouvoir. Ne donnons au pouvoir aucun prétexte d’employer la violence contre le droit.

Personne, le 16 octobre, ne doit descendre dans la rue.

Ce qui sort virtuellement de la situation, c’est l’abolition du serment.

Une déclaration solennelle des représentants de la gauche se déliant du serment en face de la nation ; voilà la vraie issue de la crise. Issue morale et révolutionnaire. Que le peuple s’abstienne, et le chassepot est paralysé ; que les représentants parlent, et le serment est aboli.

Tels sont mes deux conseils, et puisque vous voulez bien me demander ma pensée, la voilà tout entière.

Je vous remercie de votre éloquent appel ; je prends la parole puisque vous me la donnez, et je vous serre la main.

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

Bruxelles, 26 octobre, 3 heures.

PREMIÈRE PARTIE.

ACTE DEUXIÈME.

LES TROIS PRÊTRES.

Cher Meurice, auditoire unanime. Cet acte est acclamé, et déclaré unanimement nécessaire.

Je vous l’envoie. Mettez-le à son rang dans le manuscrit. Lisez, et remettez le tout à notre cher Auguste. Vous êtes mes providences.

Tuissimus.

Donc, voici le titre définitif :

TORQUEMADA.

Drame en deux parties.

1re PARTIE. — Deux actes.

2e PARTIE. — Trois actes.

À Auguste Vacquerie.

Samedi 30 octobre.

Votre lettre me charme. Je crois en effet avoir bien fait. Et vous, voyant de l’art, vous me dites oui. Un oui de vous, c’est une gloire et c’est une force. Je vous écris en hâte mon émotion et ma joie d’être applaudi par vous deux, mes boussoles et mes providences, par vous deux qui tâtez le pouls de Paris et qui savez l’heure de l’avenir.

Dans ce vers du monologue de Torquemada (1er acte) :

Au-dessus de vous rit Satan, l’immense infâme.

Je crois que le mot rit est oublié dans la copie. Voulez-vous être assez bon pour l’y restituer. J’attends votre avis sur la question Théâtre-Français ou Porte-Saint-Martin. Thierry ou Raphaël, jésuite ou juif, entre les deux mon soupçon balance. Pourtant je penche vers la Porte-Saint-Martin, pays des Funérailles de l’honneur, de Fanfan la Tulipe et de Marion de Lorme. Vous déciderez, et si je suis de votre avis, j’aurai raison ; si je n’en suis pas, j’aurai tort. Quelle charmante, hautaine et superbe préface vous avez faite à l’Almanach du Rappel. Je crois la manœuvre des inassermentés peu pratique. On risquerait de perdre à Paris la bataille des élections et de démentir juin par décembre. Ici encore, vous êtes juges suprêmes tous les deux, et je vous suivrai.

— Je pars lundi, et je ne vous aurai pas embrassé, hélas !

À vous. À vous. À vous.

4 h. J’ajoute un mot, cher Auguste, que vous soumettrez à notre cher Meurice. Notre groupe d’ici vient de causer, à ma demande, sur les deux théâtres. L’opinion unanime est pour la Porte-Saint-Martin, ou, à son défaut, et à regret, pour l’Odéon. Le Théâtre-Français semble un piège permanent. Thierry se ferait un saint devoir de faire tomber Torquemada, et peut-être la censure préférerait-elle cela. Excepté Bressant, tous les acteurs des Français ont trahi Hernani. Donc là aucun appui. À la Porte-Saint-Martin on aurait le peuple, et à l’Odéon les écoles. Chilly est suspect, mais Thierry est clair, c’est le traître. Raphaël juif serait de cœur (?) avec nous. Donc la conclusion d’ici serait Porte-Saint-Martin.

Décidez, ô mes deux arbitres !

Je suis dans mon petit for intérieur pour la Porte-Saint-Martin.

À Madame Rattazzi.

Hauteville-House, 13 novembre.

Ne me demandez pas de vers ni de prose : demandez-moi, Madame, d’être remué jusqu’au fond de l’âme par une lettre comme celle que je reçois ; demandez-moi de vous admirer, de vous applaudir, de vous contempler, — de trop loin, hélas ! — Demandez-moi de comprendre qu’une femme comme vous est un chef-d’œuvre de Dieu. Les poëtes ne font que des Iliades, Dieu seul fait des femmes comme vous ; c’est ainsi qu’il se prouve. Tout ce que vous me dites m’émeut. Je ne puis songer sans un regret mélancolique, et presque amer, à cette place rayonnante que vous m’avez donnée dans votre imagination. C’est la gloire, Madame, qu’une telle place, cela eût pu être mieux que de la gloire !... Laissez-moi m’incliner devant votre souveraineté de grâce, de beauté et d’esprit, et permettez qu’à distance, et sans chercher à franchir toute cette mer et toute cette terre qui nous séparent, et en restant dans mon ombre, et en m’y replongeant même plus profondément et plus résolument, je me mette, en pensée du moins, à vos pieds. Madame !

Victor Hugo.

À Paul Meurice.

19 9bre mardi.

Vous ne pouvez vous tromper, et tout ce que vous me dites est excellent. L’intervention de ce brave ouvrier avec son idée n’avait de sens que si l’attaque et l’acharnement du Réveil continuaient. Puisqu’il y a trêve, il faut renoncer à cette intervention. Donc rien à publier de ce côté-là. Je vous attends demain ou jeudi. J’eusse ardemment voulu vous avoir tous les deux. Enfin il faut se résigner. Que de conseils à vous demander ! que de choses à vous dire. Je vous serre dans mes vieux bras.

V.

À Swinburne.

Hauteville-House, 24 nov. 1869.

Mon cher et cordial confrère.

Votre admirable article sur l’Homme qui Rit, traduit par Le Courrier de l’Europe, a été reproduit en France et en Belgique et a fait grande sensation. Comment vous remercier pour cette autre page excellente qui répond à la puérile et ignorante critique du Times, et que le Daily Telegraph a publiée ! En ce moment on me traduit vos magnifiques strophes Intercession, et je ne puis résister au bonheur de vous envoyer mon applaudissement.

Votre ami.

Victor Hugo.

À Théodore de Banville.

Hauteville-House, 26 nov. 1869.

J’ai reçu votre envoi, cher poëte. Quelle gerbe éblouissante ! Que de vers charmants et que de grands vers ! Voilà du soleil pour mon hiver. Merci.

Tuus.

Victor H.

À Charles.

H.-H., 27 novembre.

Ta réponse à Rochefort est un chef-d’œuvre. Notre hôtesse enthousiasmée nous l’a lue hier au dessert. Kesler pleurait. C’est une page absolument superbe. Tout y est. C’est altier et bon, c’est cordial, hautain et tendre. Si j’étais Rochefort, j’accourrais à Bruxelles te serrer dans mes bras.

Mon doux Charles, tu es admirable. Et quel frère tu as ! Victor aussi fait merveille.

Je t’embrasse, je vous embrasse !

Ta vieille brute de père.

V.

À Paul Meurice.

H.-H., dimanche 28 9bre.

Vous savez sans doute que M. Raphaël Félix m’a écrit. La lettre est ardente et pressante. Pourtant je lui réponds ceci. — Voulez-vous être assez bon pour mettre ma réponse sous enveloppe, après l’avoir lue, et pour la transmettre à M. Raphaël Félix. Je crois que vous m’approuverez. Le piège indiqué par moi est probable. Le consentement écrit me semble nécessaire. Autrement on en viendrait à me forcer de refuser de laisser jouer Ruy Blas censuré, et les frais faits, on me rendrait, sinon matériellement, du moins moralement responsable du dommage éprouvé par le théâtre.

M. Félix me dit que vous êtes pour Brindeau dans don César, et Auguste Vacquerie contre.

Si l’obstacle que j’indique est levé, il vous communiquera, ainsi qu’à Auguste, le projet de traité qu’il m’avait envoyé à Bruxelles. Ce traité me semble le moins avantageux de tous ceux qui m’ont été offerts jusqu’à présent. Au reste, vous en jugerez, et je suivrai en tout vos conseils.

Cette lettre se croisera probablement avec une de vous, mais il m’a semblé que je ne devais pas faire attendre plus longtemps à M. R. Félix ma réponse.

Charles a fait à Rochefort une grande réponse. Elle est citée et applaudie par les journaux anglais. Si j’étais Rochefort, je ne voudrais pas perdre un tel ami, et j’irais embrasser Charles à Bruxelles.

En ce moment tout est ici vent, pluie, tempête et furie. Les jours sont courts. Je me promène au bord de la mer, je travaille, et je vous aime.

Est-ce que Berton n’arrangerait pas la difficulté ?

Au même.

H.-H., 14 décembre.

Voilà donc Charles condamné. Cela lui fait un chevron double. Embrassez-le pour moi. Je suis charmé de Jules Favre et de Gambetta. Je compte leur écrire. J’attends un mot de vous ou de Charles pour cela.

Les journaux anglais publient ma lettre pour Peabody. C’est le président du comité américain de Londres, le colonel Berton, qui me l’a demandée. Je vous envoie ses lettres dont quelques lignes peut-être sont à citer, plus le texte exact de ma lettre au cas où vous en voudriez. Elle est en français dans le Times.

Je ne sais pas l’adresse de M. Charles Lemaître qui me demande le rôle de Ruy Blas. Voulez-vous être assez bon pour lui transmettre ma réponse.

Tuissimus.

V.

Si vous pouviez caser le brave Luthereau dans le Petit Rappel !

À Madame Edgar Quinet.

Hauteville-House, 14 déc. 1869.

Madame,

Ce sombre mois de décembre est fait pour le deuil. J’apprends le malheur qui vous frappe. Trouvez bon que je mette ma douloureuse sympathie à vos pieds. J’ai eu le bonheur de vous voir à Lausanne, à côté de mon cher et noble ami Edgar Quinet. C’est presque un droit à votre souvenir, et vous me permettrez d’offrir à votre belle âme éprouvée l’hommage profond de mon respect.

Victor Hugo.

À Charles.

H.-H., dim. 19 Xbre.

Mon Charles, te voilà condamné, c’est une gloire. Tu écris dans le Rappel d’admirables et intrépides pages, et tu méritais ce chevron. Tu as bien fait de te présenter devant ces prétendus juges, tu n’étais pas dans la position où tu eusses été si tu n’avais pas mis le pied à Paris depuis l’exil. Ton refus, conforme cependant aux principes, n’eût pas été compris, et il faut tenir compte des reflets colorants. De même tu feras bien (et tu y es, je pense, décidé) d’aller dans leur prison. Ce sera brave et simple, et tu auras la plus fière et la plus hautaine attitude. Ta position doit être égale à ton grand talent et à ton grand esprit. Tu as besoin d’air et d’exercice et l’on ne pourra te refuser la maison de santé qu’on a accordée à d’autres. (MM. Delescluze, Pichat, etc.). Alice, Petit Georges, Petite Jeanne pourront être près de toi. Fais vite ce pensum ; après, tu viendras jouir du charmant printemps de Guernesey, du jardin de Hauteville-House, du soleil, des fleurs, de la liberté, et de mon vieux cœur qui t’aime.

V.

Tout le goum des proscrits t’envie et te félicite. Envoie-moi le nom de tes juges. Je désire les encadrer.

Share on Twitter Share on Facebook