SCÈNE IV.

OTBERT, RÉGINA, JOB.

RÉGINA.

Elle entre en courant, puis se retourne vers le comte Job, qui la suit à pas lents.

Oui, je puis courir.

Voyez, seigneur.

Elle s’approche d’Otbert, qui semble écouter encore les dernières paroles de Guanhumara et ne les a pas vus entrer.

C’est nous, Otbert.

OTBERT, comme éveillé en sursaut.

Seigneur… comtesse…

JOB.

Ce matin je sentais redoubler ma tristesse.

Ce que ce mendiant, mon hôte, a dit hier

Passait à chaque instant en moi comme un éclair ;

À Régina.

Puis je songeais à toi, que je voyais mourante ;

À ta mère, ombre triste autour de nous errante… –

À Otbert.

Tout à coup dans ma chambre elle entre, cette enfant,

Fraîche, rose, le front joyeux, l’air triomphant.

Un miracle ! Je ris, je pleure, je chancelle. –

Venez remercier sire Otbert, me dit-elle.

J’ai répondu : Courons remercier Otbert.

Nous avons traversé le vieux château désert…

RÉGINA, gaiement.

Et nous voici tous deux courant !

JOB, à Otbert.

Mais quel mystère ?

Ma Régina guérie !… Il ne faut rien me taire…

Comment donc as-tu fait pour la sauver ainsi ?

OTBERT.

C’est un philtre, un secret, qu’une esclave d’ici

M’a vendu.

JOB.

Cette esclave est libre ! je lui donne

Cent livres d’or, des champs, des vignes ! Je pardonne

Aux condamnés à mort dans ce burg gémissants !

J’accorde la franchise à mille paysans,

Au choix de Régina.

Il leur prend les mains.

J’ai le cœur plein de joie !

Les regardant avec tendresse.

Puis il suffit aussi que tous deux je vous voie !

Il fait quelques pas vers le devant du théâtre et semble tomber dans une profonde rêverie.

C’est vrai, je suis maudit, je suis seul, je suis vieux ! –

Je suis triste ! – Au donjon qu’habitent mes aïeux

Je me cache, et là, morne, assis, muet et sombre,

Je regarde pensif autour de moi dans l’ombre.

Hélas ! tout est bien noir. Je promène mes yeux

Au loin sur l’Allemagne, et n’y vois qu’envieux,

Tyrans, bourreaux, luttant de folie et de crime ;

Pauvre pays, poussé par cent bras vers l’abîme,

Qui va tomber, si Dieu ne fait sur son chemin

Passer quelque géant qui lui tende la main !

Mon pays me fait mal. Je regarde ma race,

Ma maison, mes enfants… – Haine, bassesse, audace !

Hatto contre Magnus ; Gorlois contre Hatto ;

Et déjà sous le loup grince le louveteau.

Ma race me fait peur. Je regarde en moi-même.

– Ma vie, ô Dieu ! – je tremble et mon front devient blême !

Tant chaque souvenir qu’évoque mon effroi

Prend un masque hideux en passant devant moi !

Oui, tout est noir. – Démons dans ma patrie en flamme,

Monstres dans ma famille et spectres dans mon âme ! –

Aussi, lorsqu’à la fin mon œil troublé, que suit

La triple vision de cette triple nuit,

Cherchant le jour et Dieu, lentement se relève,

J’ai besoin, en sortant de l’abîme où je rêve,

De vous voir près de moi comme deux purs rayons,

Comme au seuil de l’enfer deux apparitions,

Vous, enfants dont le front de tant de clarté brille,

Toi, jeune homme vaillant ; toi, douce jeune fille ;

Vous qui semblez, vers moi quand vos yeux sont tournés,

Deux anges indulgents sur Satan inclinés !

OTBERT, à part.

Hélas !

RÉGINA.

Ô monseigneur !

JOB.

Enfants ! que je vous serre

Tous les deux dans mes bras !

À Otbert, en le regardant entre les deux yeux avec tendresse.

Ton regard est sincère.

On sent en toi le preux fidèle à son serment,

Comme l’aigle au soleil et le fer à l’aimant.

Tout ce qu’il a promis, cet enfant l’exécute,

À Régina.

N’est-ce pas ?

RÉGINA.

Je lui dois la vie.

JOB.

Avant ma chute,

J’étais pareil à lui ! grave, pur, chaste et fier

Comme une vierge et comme une épée.

Il va à la fenêtre.

Ah ! cet air

Est doux, le ciel sourit et le soleil rassure.

Revenant à Régina et lui montrant Otbert.

Vois-tu, ma Régina, cette noble figure

Me rappelle un enfant, mon pauvre dernier-né.

Quand Dieu me le donna, je me crus pardonné.

Voilà vingt ans bientôt. – Un fils à ma vieillesse !

Quel don du ciel ! J’allais à son berceau sans cesse.

Même quand il dormait, je lui parlais souvent

Car quand on est très-vieux, on devient très-enfant.

Le soir sur mes genoux j’avais sa tête blonde… –

Je te parle d’un temps ! tu n’étais pas au monde.

– Il bégayait déjà les mots dont on sourit.

Il n’avait pas un an, il avait de l’esprit ;

Il me connaissait bien ! je ne peux pas te dire,

Il me riait ; et moi, quand je le voyais rire,

J’avais, pauvre vieillard, un soleil dans le cœur !

J’en voulais faire un brave, un vaillant, un vainqueur,

Je l’avais nommé George… – Un jour, – pensée amère ! –

Il jouait, dans les champs… – Oh ! quand tu seras mère,

Ne laisse pas jouer tes enfants loin de toi !

On me le prit. – Des juifs, une femme ! Pourquoi ?

Pour l’égorger, dit-on, dans leur sabbat. – Je pleure,

Je pleure après vingt ans comme à la première heure.

Hélas ! je l’aimais tant ! C’était mon petit roi.

J’étais fou, j’étais ivre, et je sentais en moi

Tout ce que sent une âme en qui le ciel s’épanche,

Quand ses petites mains touchaient ma barbe blanche !

– Je ne l’ai plus revu ! Jamais ! – Mon cœur se rompt !

À Otbert.

Il serait de ton âge. Il aurait ton beau front,

Il serait innocent comme toi. – Viens ! je t’aime.

Depuis quelques instants Guanhumara est entrée et observe du fond du théâtre sans être vue. – Job presse Otbert dans un étroit embrassement et pleure.

Parfois, en te voyant, je me dis : C’est lui-même !

Par un miracle étrange et charmant à la fois,

Tout en toi, ta candeur, ton air, tes yeux, ta voix,

En rappelant ce fils à mon âme affaiblie,

Fait que je m’en souviens et fait que je l’oublie.

Sois mon fils.

OTBERT.

Monseigneur !

JOB.

Sois mon fils. – Comprends-tu ?

Toi, brave enfant, épris d’honneur et de vertu,

Fils de rien, je le sais, et sans père ni mère,

Mais grand cœur, que remplit une grande chimère,

Sais-tu, quand je te dis : Jeune homme, sois mon fils !

Ce que je veux te dire et ce que je te dis ?

Je veux dire…

À Otbert et à Régina.

Écoutez.

… Que passer sa journée

Près d’un pauvre vieillard, face au tombeau tournée,

Du matin jusqu’au soir vivre comme en prison,

Quand on est belle fille et qu’on est beau garçon,

Ce serait odieux, affreux, contre nature,

Si l’on ne pouvait pas, dans cette chambre obscure,

Par-dessus le vieillard, qui s’aperçoit du jeu,

Se regarder parfois et se sourire un peu.

Je dis que le vieillard en a l’âme attendrie,

Que je vois bien qu’on s’aime – et que je vous marie !

RÉGIRA, éperdue de joie.

Ciel !

JOB, à Régina.

Je veux achever ta guérison, moi !

OTBERT.

Quoi ?

JOB, à Régina.

Ta mère était ma nièce et t’a léguée à moi.

Elle est morte. – Et j’ai vu, comme elle, disparaître,

Hélas ! sept de mes fils, les plus vaillants peut-être,

Georges, mon doux enfant, envolé pour jamais,

Et ma dernière femme, et tout ce que j’aimais !

C’est la peine imposée à ceux qui longtemps vivent,

De voir sans cesse, ainsi que les mois qui se suivent,

Les deuils se succéder de saison en saison,

Et les vêtements noirs entrer dans la maison !

– Toi, du moins, sois heureuse ! – Enfants, je vous marie !

Hatto te briserait, ma pauvre fleur chérie !

Quand ta mère mourut, je lui dis : – Meurs en paix ;

Ta fille est mon enfant ; et, s’il le faut jamais,

Je donnerai mon sang pour elle ! –

RÉGINA.

Ô mon bon père !

JOB.

Je l’ai juré !

À Otbert.

Toi, fils, va, grandis ! fais la guerre.

Tu n’as rien ; mais pour dot je te donne mon fief

De Kammerberg, mouvant de ma tour d’Heppenheff.

Marche comme ont marché Nemrod, César, Pompée !

J’ai deux mères, vois-tu, ma mère et mon épée.

Je suis bâtard d’un comte, et légitime fils

De mes exploits. Il faut faire comme je fis.

À part.

Hélas ! au crime près !

Haut.

Mon enfant ! sois honnête

Et brave. Dès longtemps j’arrange dans ma tête

Ce mariage-là. Certe, on peut allier

Le franc-archer Otbert à Job, franc chevalier !

Tu t’étais dit : – Toujours je serai, quelle honte !

Le chien du vieux lion, le page du vieux comte.

Captif, tant qu’il vivra, près de lui ! – Sur ma foi,

Je t’aime, mon enfant, mais pour toi, non pour moi.

Oh ! les vieux ne sont pas si méchants qu’on le pense !

Voyons, arrangeons tout. Je crains Hatto. Silence !

Pas de rupture ici. L’on joûrait du couteau.

Baissant la voix.

Mon donjon communique aux fossés du château.

J’en ai les clefs. Otbert, ce soir, sous bonne garde,

Vous partirez tous deux. Le reste te regarde.

OTBERT.

Mais…

JOB, souriant.

Tu refuses ?

OTBERT.

Comte ! ah ! c’est le paradis

Que vous m’ouvrez !

JOB.

Alors fais ce que je te dis.

Plus un mot. Le soleil couché, vous fuirez vite.

J’empêcherai Hatto d’aller à ta poursuite :

Et vous vous marîrez à Caub.

Guanhumara, qui a tout entendu, sort. Il prend leurs bras à tous deux sous les siens et les regarde avec tendresse.

Mes amoureux,

Dites-moi seulement que vous êtes heureux.

Moi, je vais rester seul.

RÉGINA.

Mon père !

JOB.

Il faut me dire

Un dernier mot d’amour dans un dernier sourire.

Que deviendrai-je, hélas ! quand vous serez partis ?

Quand mon passé, mes maux, toujours appesantis,

Vont retomber sur moi ?

À Régina.

Car, vois-tu, ma colombe,

Je soulève un moment ce poids, puis il retombe !

À Otbert.

Gunther, mon chapelain, vous suivra. J’ai l’espoir

Que tout ira bien. Puis vous reviendrez me voir,

Un jour. – Ne pleurez pas ! laissez-moi mon courage.

Vous êtes heureux, vous ! Quand on s’aime à votre âge,

Qu’importe un vieux qui pleure ! – Ah ! vous avez vingt ans !

Moi, Dieu ne peut vouloir que je souffre longtemps.

Il s’arrache de leurs bras.

Attendez-moi céans.

À Otbert.

Tu connais bien la porte.

J’en vais chercher les clefs, et je te les rapporte.

Il sort par la porte de gauche.

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