V

Nous vivons, debout à l’entrée

De la mort, gouffre illimité,

Nus, tremblants, la chair pénétrée

Du frisson de l’énormité ;

Nos morts sont dans cette marée ;

Nous entendons, foule égarée

Dont le vent souffle le flambeau,

Sans voir de voiles ni de rames,

Le bruit que font ces vagues d’âmes

Sous la falaise du tombeau.

Nous regardons la noire écume,

L’aspect hideux, le fond bruni ;

Nous regardons la nuit, la brume,

L’onde du sépulcre infini ;

Comme un oiseau de mer effleure

La haute rive où gronde et pleure

L’océan plein de Jéhovah,

De temps en temps, blanc et sublime,

Par-dessus le mur de l’abîme

Un ange paraît et s’en va.

Quelquefois une plume tombe

De l’aile où l’ange se berçait ;

Retourne-t-elle dans la tombe ?

Que devient-elle ? On ne le sait.

Se mêle-t-elle à notre fange ?

Et qu’a donc crié cet archange ?

A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ?

Et la foule cherche, accourue,

En bas la plume disparue,

En haut l’archange évanoui !

Puis, après qu’ont fui comme un rêve

Bien des cœurs morts, bien des yeux clos,

Après qu’on a vu sur la grève

Passer des flots, des flots, des flots,

Dans quelque grotte fatidique,

Sous un doigt de feu qui l’indique,

On trouve un homme surhumain

Traçant des lettres enflammées

Sur un livre plein de fumées,

La plume de l’ange à la main !

Il songe, il calcule, il soupire,

Son poing puissant sous son menton ;

Et l’homme dit : Je suis Shakspeare.

Et l’homme dit : Je suis Newton.

L’homme dit : Je suis Ptolémée ;

Et dans sa grande main fermée

Il tient le globe de la nuit.

L’homme dit : Je suis Zoroastre ;

Et son sourcil abrite un astre,

Et sous son crâne un ciel bleuit !

Share on Twitter Share on Facebook