IV La deuxième voix

« Oui, Canaris, tu vois le sérail, et ma tête

Arrachée au cercueil pour orner cette fête.

Les turcs m’ont poursuivi sous mon tombeau glacé.

Vois ! ces os desséchés sont leur dépouille opime.

Voilà de Botzaris ce qu’au sultan sublime

Le ver du sépulcre a laissé !

« Écoute : Je dormais dans le fond de ma tombe,

Quand un cri m’éveilla : Missolonghi succombe !

Je me lève à demi dans la nuit du trépas ;

J’entends des canons sourds les tonnantes volées,

Les clameurs aux clameurs mêlées,

Les chocs fréquents du fer, le bruit pressé des pas.

« J’entends, dans le combat qui remplissait la ville,

Des voix crier : « Défends d’une horde servile,

« Ombre de Botzaris, tes grecs infortunés ! »

Et moi, pour m’échapper, luttant dans les ténèbres,

J’achevais de briser sur les marbres funèbres

Tous mes ossements décharnés.

« Soudain, comme un volcan, le sol s’embrase et gronde… —

Tout se tait ; et mon œil, ouvert pour l’autre monde,

Voit ce que nul vivant n’eût pu voir de ses yeux.

De la terre, des flots, du sein profond des flammes,

S’échappaient des tourbillons d’âmes

Qui tombaient dans l’abîme ou s’envolaient aux cieux.

« Les musulmans vainqueurs dans ma tombe fouillèrent ;

Ils mêlèrent ma tête aux vôtres qu’ils souillèrent.

Dans le sac du tartare on les jeta sans choix.

Mon corps décapité tressaillit d’allégresse ;

Il me semblait, ami, pour la Croix et la Grèce

Mourir une seconde fois.

« Sur la terre aujourd’hui notre destin s’achève.

Stamboul, pour contempler cette moisson du glaive,

Vile esclave, s’émeut du Fanar aux Sept-Tours ;

Et nos têtes, qu’on livre aux publiques risées,

Sur l’impur sérail exposées,

Repaissent le sultan, convive des vautours !

« Voilà tous nos héros ! Costas le palicare ;

Christo, du mont Olympe ; Hellas, des mers d’Icare ;

Kitzos, qu’aimait Byron, le poëte immortel ;

Et cet enfant des monts, notre ami, notre émule,

Mayer, qui rapportait aux fils de Thrasybule

La flèche de Guillaume Tell.

« Mais ces morts inconnus, qui dans nos rangs stoïques

Confondent leurs fronts vils à des fronts héroïques,

Ce sont des fils maudits d’Eblis et de Satan,

Des turcs, obscur troupeau, foule au sabre asservie,

Esclaves dont on prend la vie,

Quand il manque une tête au compte du sultan.

« Semblable au Minotaure inventé par nos pères,

Un homme est seul vivant dans ces hideux repaires,

Qui montrent nos lambeaux aux peuples à genoux ;

Car les autres témoins de ces fêtes fétides,

Ses eunuques impurs, ses muets homicides,

Ami, sont aussi morts que nous.

« Quels sont ces cris ?… — C’est l’heure où ses plaisirs infâmes

Ont réclamé nos sœurs, nos filles et nos femmes.

Ces fleurs vont se flétrir à son souffle inhumain.

Le tigre impérial, rugissant dans sa joie,

Tour à tour compte chaque proie,

Nos vierges cette nuit, et nos têtes demain ! »