V La troisième voix

« Ô mes frères, Joseph, évêque, vous salue.

Missolonghi n’est plus ! À sa mort résolue,

Elle a fui la famine et son venin rongeur.

Enveloppant les turcs dans son malheur suprême,

Formidable victime, elle a mis elle-même

La flamme à son bûcher vengeur.

« Voyant depuis vingt jours notre ville affamée,

J’ai crié : « Venez tous, il est temps, peuple, armée !

« Dans le saint sacrifice il faut nous dire adieu.

« Recevez de mes mains, à la table céleste,

« Le seul aliment qui nous reste,

« Le pain qui nourrit l’âme et la transforme en Dieu ! »

« Quelle communion ! Des mourants immobiles,

Cherchant l’hostie offerte à leurs lèvres débiles,

Des soldats défaillants, mais encor redoutés,

Des femmes, des vieillards, des vierges désolées,

Et sur le sein flétri des mères mutilées,

Des enfants de sang allaités !

« La nuit vint, on partit. Mais les turcs dans les ombres

Assiégèrent bientôt nos morts et nos décombres.

Mon église s’ouvrit à leurs pas inquiets.

Sur un débris d’autel, leur dernière conquête,

Un sabre fit rouler ma tête…

J’ignore quelle main me frappa : je priais.

« Frères, plaignez Mahmoud ! Né dans sa loi barbare,

Des hommes et de Dieu son pouvoir le sépare.

Son aveugle regard ne s’ouvre pas au ciel.

Sa couronne fatale, et toujours chancelante,

Porte à chaque fleuron une tête sanglante ;

Et peut-être il n’est pas cruel !

« Le malheureux, en proie aux terreurs implacables,

Perd pour l’éternité ses jours irrévocables.

Rien ne marque pour lui les matins et les soirs.

Toujours l’ennui ! Semblable aux idoles qu’ils dorent,

Ses esclaves de loin l’adorent,

Et le fouet d’un spahi règle leurs encensoirs.

« Mais pour vous tout est joie, honneur, fête, victoire.

Sur la terre vaincus, vous vaincrez dans l’histoire.

Frères, Dieu vous bénit sur le sérail fumant.

Vos gloires par la mort ne sont pas étouffées ;

Vos têtes sans tombeaux deviennent vos trophées ;

Vos débris sont un monument.

« Que l’apostat surtout vous envie ! Anathème

Au chrétien qui souilla l’eau sainte du baptême !

Sur le livre de vie en vain il fut compté ;

Nul ange ne l’attend dans les cieux où nous sommes ;

Et son nom, exécré des hommes,

Sera, comme un poison, des bouches rejeté.

« Et toi, chrétienne Europe, entends nos voix plaintives.

Jadis, pour nous sauver, saint-Louis vers nos rives

Eût de ses chevaliers guidé l’arrière-ban.

Choisis enfin, avant que ton Dieu ne se lève,

De Jésus et d’Omar, de la croix et du glaive,

De l’auréole et du turban. »