V

Non, le temps n’ôte rien aux choses.

Plus d’un portique à tort vanté

Dans ses lentes métamorphoses

Arrive enfin à la beauté.

Sur les monuments qu’on révère

Le temps jette un charme sévère

De leur façade à leur chevet.

Jamais, quoiqu’il brise et qu’il rouille,

La robe dont il les dépouille

Ne vaut celle qu’il leur revêt.

C’est le temps qui creuse une ride

Dans un claveau trop indigent ;

Qui sur l’angle d’un marbre aride

Passe son pouce intelligent ;

C’est lui qui, pour corriger l’œuvre,

Mêle une vivante couleuvre

Aux nœuds d’une hydre de granit.

Je crois voir rire un toit gothique

Quand le temps dans sa frise antique

Ote une pierre et met un nid !

Aussi, quand vous venez, c’est lui qui vous accueille ;

Lui qui verse l’odeur du vague chèvrefeuille

Sur ce pavé souillé peut-être d’ossements ;

Lui qui remplit d’oiseaux les sculptures farouches,

Met la vie en leurs flancs, et de leurs mornes bouches

Fait sortir mille cris charmants !

Si quelque Vénus toute nue

Gémit, pauvre marbre désert,

C’est lui, dans la verte avenue,

Qui la caresse et qui la sert.

A l'abri d'un porche héraldique

Sous un beau feuillage pudique

Il la cache jusqu'au nombril;

Et sous son pied blanc et superbe

Étend les mille fleurs de l'herbe,

Cette mosaïque d'avril!

La mémoire des morts demeure

Dans les monuments ruinés.

Là, douce et clémente, à toute heure,

Elle parle aux fronts inclinés.

Elle est là, dans l'âme affaissée

Filtrant de pensée en pensée,

Comme une nymphe au front dormant

Qui, seule sous l'obscure voûte

D'où son eau suinte goutte à goutte,

Penche son vase tristement!