VIII

Oh ! dans ces jours lointains où l’on n’ose descendre,

Quand trois mille ans auront passé sur notre cendre

A nous qui maintenant vivons, pensons, allons,

Quand nos fosses auront fait place à des sillons,

Si, vers le soir, un homme assis sur la colline

S’oublie à contempler cette Seine orpheline,

O Dieu ! de quel aspect triste et silencieux

Les lieux où fut Paris étonneront ses yeux !

Si c’est l’heure où déjà des vapeurs sont tombées

Sur le couchant rougi de l’or des scarabées,

Si la touffe de l’arbre est noire sur le ciel,

Dans ce demi-jour pâle où plus rien n’est réel,

Ombre où la fleur s’endort, où s’éveille l’étoile,

De quel œil il verra, comme à travers un voile,

Comme un songe aux contours grandissants et noyés,

La plaine immense et brune apparaître à ses pieds,

S’élargir lentement dans le vague nocturne,

Et comme une eau qui s’enfle et monte aux bords de l’urne,

Absorbant par degrés forêt, coteau, gazon,

Quand la nuit sera noire, emplir tout l’horizon !

Oh ! dans cette heure sombre où l’on croit voir les choses

Fuir, sous une autre forme étrangement écloses,

Quelle extase de voir dormir, quand rien ne luit,

Ces champs dont chaque pierre a contenu du bruit !

Comme il tendra l’oreille aux rumeurs indécises !

Comme il ira rêvant des figures assises

Dans le buisson penché, dans l’arbre au bord des eaux,

Dans le vieux pan de mur que lèchent les roseaux !

Qu’il cherchera de vie en ce tombeau suprême !

Et comme il se fera, s’éblouissant lui-même,

A travers la nuit trouble et les rameaux touffus,

Des visions de chars et de passants confus !

Mais non, tout sera mort. – Plus rien dans cette plaine

Qu’un peuple évanoui dont elle est encor pleine,

Que l’œil éteint de l’homme et l’œil vivant de Dieu !

Un arc, une colonne, et, là-bas, au milieu

De ce fleuve argenté dont on entend l’écume,

Une église échouée à demi dans la brume !

O spectacle ! – ainsi meurt ce que les peuples font !

Qu’un tel passé pour l’âme est un gouffre profond !

Pour ce passant pieux quel poids que notre histoire !

Surtout si tout à coup réveillant sa mémoire,

L’année a ce soir-là ramené dans son cours

Une des grandes nuits, veilles de nos grands jours,

Où l’empereur, rêvant un lendemain de gloire,

Dormait en attendant l’aube d’une victoire !

Lorsqu’enfin, fatigué de songes, vers minuit,

Las d’écouter au seuil de ce monde détruit,

Après s’être accoudé longtemps, oubliant l’heure,

Au bord de ce néant immense où rien ne pleure,

Il aura lentement regagné son chemin ;

Quand dans ce grand désert, pur de tout pas humain,

Rien ne troublera plus cette pudeur que Rome

Ou Paris ruiné doit avoir devant l’homme ;

Lorsque la solitude, enfin libre et sans bruit,

Pourra continuer ce qu’elle fait la nuit,

Si quelque être animé veille encor dans la plaine,

Peut-être verra-t-il comme sous une haleine

Soudain un pâle éclair de ta tête jaillir,

Et la colonne au loin répondre et tressaillir !

Et ses soldats de cuivre et tes soldats de pierre

Ouvrir subitement leur pesante paupière !

Et tous s’entre-heurter, réveil miraculeux !

Tels que d’anciens guerriers d’un âge fabuleux

Qu’un noir magicien, loin des temps où nous sommes,

Jadis aurait faits marbre et qu’il referait hommes !

Alors l’aigle d’airain à ton faîte endormi,

Superbe, et tout à coup se dressant à demi,

Sur ces héros baignés du feu de ses prunelles

Secouera largement ses ailes éternelles !

D’où viendra ce réveil ? d’où viendront ces clartés ?

Et ce vent qui, soufflant sur ces guerriers sculptés,

Les fera remuer sur ta face hautaine

Comme tremble un feuillage autour du tronc d’un chêne ?

Qu’importe ! Dieu le sait. Le mystère est dans tout.

L’un à l’autre à voix basse ils se diront : Debout !

Ceux de quatre vingt-seize et de mil huit cent onze,

Ceux que conduit au ciel la spirale de bronze,

Ceux que scelle à la terre un socle de granit,

Tous, poussant au combat le cheval qui hennit,

Le drapeau qui se gonfle et le canon qui roule,

A l’immense mêlée ils se rueront en foule !

Alors on entendra sur ton mur les clairons,

Les bombes, les tambours, le choc des escadrons,

Les cris, et le bruit sourd des plaines ébranlées,

Sortir confusément des pierres ciselées,

Et du pied au sommet du pilier souverain

Cent batailles rugir avec des voix d’airain.

Tout à coup, écrasant l’ennemi qui s’effare,

La victoire aux cent voix sonnera sa fanfare.

De la colonne à toi les cris se répondront.

Et puis tout se taira sur votre double front ;

Une rumeur de fête emplira la vallée,

Et Notre-Dame au loin, aux ténèbres mêlée,

Illuminant sa croix, ainsi qu’un labarum,

Vous chantera dans l’ombre un vague Te Deum !

Monument ! voilà donc la rêverie immense

Qu’à ton ombre déjà le poëte commence !

Piédestal qu’eût aimé Bélénus ou Mithra !

Arche aujourd’hui guerrière, un jour religieuse !

Rêve en pierre ébauché ! porte prodigieuse

D’un palais de géants qu’on se figurera !

Quand ’un lierre poudreux je couvre tes sculptures ;

Lorsque je vois, au fond des époques futures,

La liste des héros sur ton mur constellé

Reluire et rayonner, malgré les destinées,

A travers les rameaux des profondes années,

Comme à travers un bois brille un ciel étoilé ;

Quand ma pensée ainsi, vieillissant ton attique,

Te fait de l’avenir un passé magnifique,

Alors sous ta grandeur je me courbe effrayé,

J’admire, et, fils pieux, passant que l’art anime,

Je ne regrette rien devant ton mur sublime

Que Phidias absent et mon père oublié !

2 février 1837

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