III

Trois cents kilos de poisson, entassés à l’arrière de la voiture, la balance pour le peser, suspendue au coviltir ; un sac de farine de maïs ; untchéaoune pour faire bouillir lamamaliga  ; un trépied ; une musette pleine d’oignons ; deux couvertures ; une sacoche pour y mettre l’argent qu’on ramasserait et un bon gourdin pour le défendre à l’occasion, voilà toute notre fortune.

Nous allions à pied, perdus, comme sur une mer, entre le ciel et la terre. Le cheval nous suivait en toussant.

– Si tu n’avais pas voulu m’accompagner, je ne serais pas parti, non, pour rien au monde…

Ce premier mot que mon père m’adressa soudain, en pleine solitude, je ne l’oublierai qu’à ma mort. Il me poursuit depuis, et me poursuivra ma vie durant. Le responsable de cette aventure, c’était donc moi, un garçon de quatorze ans.

Si je n’avais pas voulu… Mais, était-ce possible ?

Sans rien répondre au père, – qui, d’ailleurs, avait dit cela pour dire quelque chose, – je passai derrière la carriole, d’où je voyais, par en-dessous, les sabots du cheval s’enfoncer dans la terre sablonneuse, de vieux sabots chevelus qui se levaient et se posaient péniblement, tandis que ladihonitsa àpacoura, pour le graissage, se balançait entre les essieux. Je vis cela un instant, et aussitôt je me sentis emporté, car le soleil, surgissant brusquement, jeta sur notre solitude sa gerbe de rayons aveuglants. Les milliers de chardons bourrus s’emplirent de diamants violacés, que j’allais toucher du doigt ou cueillir avec le bout de la langue, pendant que père et voiture s’éloignaient lentement, tournant le dos au levant. Mulots, putois et belettes se sauvaient épouvantés, presque aussi nombreux que les sauterelles, ce qui me fit regretter de n’avoir pas emmené notre chien. Il se fût régalé de ces bestioles, écœuré qu’il était de ne se nourrir que de poisson, tout comme ses maîtres. Et puis, j’aurais eu en lui un bon compagnon, comme le père avait le sien dans sa flûte. Mais la mère nous avait conseillé de nous dispenser de cet animal, qui baverait en nous voyant manger de lamamaliga, d’autant plus que le père avait le sommeil léger et que sur le baragan il n’y avait guère de passants et encore moins de malfaiteurs.

Cependant, combien notreOursou me manquait ! J’étais assoiffé de solitude et de longs voyages, mais en bonne compagnie. Pendant des années, témoin impuissant rivé à ma pêche, j’assistais aux départs de mes camarades, galopant avec le Crivatz et les chardons de nos beaux Septembres. Où allaient-ils ? Qu’est-ce qu’il leur arrivait ? Qu’est-ce qu’ils voyaient ? Certains d’entre eux ne rentraient plus au foyer. On disait que tel « s’était perdu ». Tel autre, avait poussé jusque chez quelque parent aisé et s’était fait adopter. Comment ça ? Comment se perdre et comment se faire adopter ? Voilà pourquoi j’avais tout de suite accepté d’accompagner mon père. J’étais grand et bien planté sur mes jambes. Je voulais courir moi aussi, avec le vent et les chardons, me perdre ou me faire adopter, mais partir, courir, échapper à cette eau qui me faisait pourrir les jambes, à ce poisson qu’on entassait pour rien.

Maintenant, les chardons étaient là, à mes pieds, beaux comme de grands buis, nombreux comme les étoiles, charnus, crevant de sève, mais immobiles. Ils ne bougeaient pas, car nous étions au début d’août. Courrais-je avec eux, dans un mois ? Saurais-je où ils mènent, où ils vont ? Je savais que la plupart finissent par flamber, en craquant, dans quelquesoba ? Mais, les autres ? Ceux qui « font des histoires » ? Quels pays montrent-ils aux yeux du gamin ? Comment arrivent-ils à changer le sort de certains ?

Ah, combien je désirais m’en entretenir avec quelqu’un qui me racontât des folies, qui me mentît, mais qui me permît de rêver un peu, d’oser ! Et les chardons n’étaient que rêve et audace, invitation à changer ce qu’on a contre ce qu’on pourrait avoir, fût-ce le pire, car il n’y a rien de pire que le croupissement pour ceux qui aiment toute la terre.

Le Baragan, qu’on disait « sans fin », était à nos yeux d’enfants « toute la terre ». Il était désert, stérile, plein de menaces, on le savait, et cependant, c’est en partant un jour avec les chardons, pour ne plus revenir, que Mateï, le fils du pauvre père Brosteanu, était devenu un des plus grands quincailliers de Bucarest.

J’avoue que je ne rêvais d’aucune grandeur. Je rêvais, tout court. J’étais révolté contre cette poissonnaille malodorante, contre cette torpeur des mares vaseuses et contre mes propres parents, qui, eux, m’avaient bien l’air de vouloir me passer en héritage leur piètre destin. Je n’en connaissais pas de plus triste, sans oublier celui des marchands ambulants de pétrole, dont le pain même qu’ils mangent prend l’odeur de leur marchandise ; mais ils mangent au moins du pain chaque jour, alors que nous n’en goûtions qu’un dimanche sur quatre. Et dire qu’en débarquant sur la Borcea, mes parents étaient heureux de constater l’abondance de poisson :

– Ici, il y a au moins du poisson ! s’écriaient-ils à tout bout de champ.

En effet, il y en eut tant, qu’il finit par nous chasser, mon père et moi, et par tuer ensuite ma mère.

*

* *

Nous étions depuis une semaine à ne pas voir visage humain quand, tombant sur la route de Marculesti, qui coupe le Baragan verticalement, mon père dit :

– Il n’est plus possible d’avancer avec tout ce poisson. Il faut nous en débarrasser d’une partie.

– Comment ? Le jeter ?

– Non, mais presque… Cette route est très battue : nous tâcherons d’en vendre aux paysans qui vont faire la cueillette du maïs ; à dix francs les cinquante kilos, ce serait autant de gagné.

Je pensais aux calculs de ma mère :

– Vous le vendrez entre quarante et cinquante centimes le kilo, et de retour de ce premier voyage, vous aurez « tiré » le cheval et la carriole, plus un petit bénéfice.

Je pouvais prédire, maintenant, ce que nous allions « tirer » de ce premier et dernier voyage, en regardant les yeux éteints de notre cheval et la face terriblement allongée du père. Quant à la carriole, elle allait avec le reste : encore quelques jours de canicule et elle ne serait plus qu’un amoncellement de bois et de ferraille. Les deux derniers jours, déjà, ses roues ne tenaient qu’à force de rafistolages, alors que le cheval s’écroulait tous les cent pas, au premier trébuchement. On le remettait sur ses pattes, en le soulevant par la queue. Mais cette façon de traverser le Baragan plongeait mon père dans un mutisme chaque jour plus effrayant pour moi, qui me rappelais ses paroles au matin du départ.

J’aurais bien voulu disparaître, me sauver pour de bon. C’était sinistre, ce silence du père, pareil à celui du Baragan, que coupaient seuls les cris perçants des orfraies et des vautours au cou dénudé, dont les nids se creusaient dans l’infini défilé des mamelons profilés au loin. L’apparition de ces oiseaux de proie me contraignit à ne plus quitter le père d’une semelle. Je ne craignais pas les vautours, qui sont poltrons et se contentent de dévorer quelque charogne jetée hors des pâturages, mais je redoutais fort les orfraies, dont on disait qu’elles s’attaquent aux troupeaux de brebis et emportent parfois des agneaux dans leurs serres.

Cette crainte ne me déplaisait pas complètement. Près d’un compagnon joyeux et armé d’un fusil, je me serais même découvert une âmehaïdouque, rêvant dangers et vaillants exploits. Mais Dieu, qu’il est triste de se mesurer avec le Baragan, – où tout est vaillance et périls, – aux côtés d’un homme écrasé par la vie !

Le talonnant de près, à travers cet infini peuplé de contes merveilleux, je me demandais souvent qui était ce père que rien n’intéressait en dehors de sa flûte ? Je ne l’avais jamais vu embrasser ma mère, et pour moi, il n’eut que de très rares caresses, lors de notre arrivée à Lateni. Aussi, j’en savais de lui autant que notre cheval, encore moins peut-être.

Voilà en quelle lamentable compagnie j’osai, à douze ans, « partir en haïdoucie », dans ce royaume des chardons qui « font des histoires »…

Il était midi quand nous fîmes halte sur la route de Marculesti. Le cheval, laissé libre, alla chancelant à droite et à gauche, brouter de l’herbe, mais, trop assoiffé, il tomba de tout son long et ne bougea plus. Nous essayâmes de le remettre debout, pour le conduire au puits dont la fourche se distinguait à l’horizon de la route ; il n’y eut pas moyen de le soulever, et nous dûmes aller chercher de l’eau et l’abreuver sur place. Puis nous déjeunâmes, comme d’habitude, à l’ombre de la carriole : une bonnemamaliga et l’éternellesaramoura de poisson aux piments endiablés.

En mangeant, le père scrutait constamment l’horizon, où il espérait voir surgir une voiture de paysan. Elle apparut, vers la fin du repas, une belle voiture qui venait au grand trot, soulevant un nuage de poussière. Ses moyeux résonnaient comme des cloches. Deux fortstélégari, richement harnachés, la traînaient en caracolant.

C’était un tziganepricopsit , un de ces charrons-forgerons, possesseurs de belles terres fertiles travaillées par descojans comme nous.

– Ho, ho, ho-o ! hurla-t-il, en arrêtant avec une fanfaronnade degeambasch, roulant des yeux qui voulaient être féroces et ricanant de toutes ses dents blanches comme le lait.

Devant cette crânerie, mon père baissa la tête, humblement.

– Bonjour, lesRoumâni ! cria le tzigane. Qu’est-ce que vous vendez là ? Des pastèques ?

– Non, du poissonindulcit

 Quel poisson ?

– Carpe moyenne…

– Elle n’a pas de vers, ta carpe ?

– Si elle a des vers, vous n’en achèterez pas…

– Ça dépend du prix ! Et pourquoi n’en achèterais-je pas ? Est-ce moi qui la mangerai ? Pouah !

Là-dessus, il descendit, noua ses rênes à une roue et vint fouiller dans notre carriole. Il tourna le poisson de tous les côtés, en écarquilla les ouïes, y fourra son nez, le mordit même, puis :

– Tes carpes n’ont pas encore de vers, mais elles ne se garderont plus longtemps. Quel chargement as-tu ?

– Trois cents kilos.

– À quel prix ?

– Dix francs les cinquante kilos, pour m’en débarrasser.

– Et si je t’enlève la moitié du chargement ? Me la donnerais-tu à meilleur compte ?

– Pas un sou de moins, fit le père, déçu.

Le tzigane s’écria alors, gonflant ses oripeaux :

– Que tu es bête ! Où espères-tu aller vendre ton poisson, avec cetteharaba et cette rosse crevée ?

Et disant cela, il allongea un coup de botte dans le dos du cheval, qui était toujours couché. Devant cette ignominie, le père serra les mâchoires, empoigna le gourdin et s’approcha du tzigane, qui recula vers sa voiture :

– Pourquoi frappes-tu ma bête, sale moricaud ? Est-ce que je t’ai prié, moi, de m’acheter du poisson ? T’ai-je seulement donné le bonjour ? Je vais te cogner avec cette massue-là « où le pope t’as mis lemir » .

L’autre, blême, se rétracta aussitôt :

– Eh oui ! Tu as raison, mon vieux, mais moi non plus, je ne serais plus tzigane si j’étais autrement : mauvaise habitude que de toujours faire le malin ! Allons, passe-moi cettemojicia et viens que je « t’honore » d’un verre detsouïca ! Après quoi, nous pèserons cent cinquante kilos de carpe, au prix que tu dis.

Le père songea un moment, puis accepta un verre, même plusieurs. J’en eus ma part aussi. Nous pesâmes, ensuite, quinze fois dix kilos de poisson, bon poids. Les trente francs fourrés dans la sacoche du père, ils burent de nouveau de latsouïca, en se faisant des adieux assez cordiaux.

Et la carriole, allégée de la moitié de sa charge, reprit à l’heure des vêpres son chemin invisible à travers le Baragan.

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