IV

Nous n’allâmes pas bien loin… Unepochta Toujours en suivant le soleil. Mais nous mîmes plus de deux jours à couvrir cette distance, tant cheval et voiture étaient mal en point. Puis, l’un et l’autre s’écroulèrent du même coup, comme ça, parce que trop usés.

La voiture perdit d’un seul coup trois roues, qui s’étaient mises en pièces, et écrasa soncoviltir, en se renversant. Le cheval mourut au coucher du soleil, qui dorait le désert, notre fouillis et nos faces attristées. La pauvre bête rendit son âme sans aucune peine, heureuse, peut-être, d’en finir. Ôtant sacaciula, mon père dit, en regardant le cadavre :

– Dieu m’est témoin que je ne l’ai pas fait souffrir. J’ai couru à trois portées de fusil pour lui chercher de l’eau ; l’herbe ne lui a point manqué ; et de fouet, je n’en ai point. Si elle est morte entre mes mains, que Dieu me pardonne, mais je n’y suis pour rien.

Il se signa et fit une génuflexion, face à ce levant, d’où il était parti sans espoir.

Nous passâmes la nuit près du cheval mort, restant longtemps muets, avant de nous endormir au son navrant des joyeux cri-cri. Le lendemain, dès l’aube, les corbeaux étaient là, croassant affreusement. Nous nous dépêchâmes de leur abandonner la charogne et le reste. Le père fit bouillir une grossemamaliga, pour la route, remplit letchéaoune de poisson et se fit une besace du sac à farine de maïs presque vide, et de labota à eau. Je me chargeai des couvertures et du trépied.

En nous mettant en route, le père dit, comme au départ de Lateni :

– Dieu soit avec nous !

Il n’y eut plus de mère pour lui répondre et il ne joua plus de soncaval.

Vers midi de cette journée-là, comme nous nous engagions sur la route de Calarashi, un grand vent du sud-est se mit à souffler :

– Voilà lebaltaretz  ! s’écria le père ; c’est l’avant-coureur du Crivatz : fini l’été ! Et tu pourras, bientôt, galoper après les chardons, si le cœur t’en dit.

Puis, me voyant regarder les chardons avec une espèce de délire, il ajouta :

– D’ailleurs, je sais que c’est cela qui t’a poussé dans la gueule du Baragan. Maintenant, le malheur est fait ; nous pourrons même galoper ensemble !

– Nous retournons à Lateni ? demandai-je.

– Nous allons d’abord à Calarashi ; c’est le chef-lieu du département, dont la chanson dit :

Negustor, negustorash,

Haï la târg la Calarash !

(Négociant, petit négociant,

Allons au marché de Calararashi !)

Le brave père, qui dérida un peu son visage ! Je lui baisai vivement la main, et il me caressa les joues :

– Oublions le mal, petit !… Nous ne sommes ici-bas que pour expier : c’est cela, la vie… Mais le Seigneur en tiendra compte !…

Après deux jours de marche, sur une bonne route enfin, nous arrivâmes à Calarashi, où la Borcea se brouille avec le Danube et s’en va, razna, pendant cent cinquante kilomètres, jusqu’à Hârsova, où elle rejoint son berceau. Pour la première fois, à Calarashi, j’ai su ce qu’est une ville, avec des chemins pavés, des maisons bâties sur d’autres maisons et beaucoup de gens qui se bousculaient comme à la foire. Dans les cours riches, il y avait de grands tas de bois de hêtre et de saule, fendu en forme de traverses, ce que voyant, mon père acheta une scie et une hache, se construisit une chèvre, et nous voilà criant devant ces cours pleines de bois : Taetori ! Taetori !

Nous fûmes bien reçus partout et travaillâmes pour tous les prix, toujours à forfait. Le père demandait des prix doubles, car, disait-il, les riches marchandent comme des tziganes, mais on arrivait quand même à s’entendre, à la fin. Et le pauvre père de suer fort, depuis l’aube jusqu’à la nuit. Moi aussi je suais, car je l’aidais de mon mieux. Ainsi nous parvenions à gagner près de dix francs par jour, en moyenne, ce qui était inouï.

– Il le faut bien, mon garçon, disait le père : nous devons rapporter à la maison les cent francs qui gisent maintenant au milieu du Baragan, autrement ta mère mourrait de chagrin.

Aussi, je poussais bravement la scie, en mangeant du pain et du fromage. Du pain ! Que j’étais content d’en pouvoir manger ! Vraie brioche, à côté de notre éternel poisson de Lateni.

Le soir, crevés de fatigue, nous nous régalions de bonnes sarmale , dans une auberge du marché aux grains, dont l’aubergiste, qui connaissait mes parents, nous permettait de coucher pour rien dans quelque coin de grange. Toutefois, le père payait chaque jour un litre de vin, afin de ne pas paraître tropcalik . Et ainsi de suite pendant toute une semaine. Encore une, dont le travail nous attendait, et nous aurions pris le chemin de Lateni, portant à la mère son argent. Il y avait même pas mal decojans en voiture qui s’offraient de nous conduire jusqu’à Fétesti et au delà.

Ils nous y ont conduits, en effet. Nous partîmes avant même d’avoir entamé cette seconde semaine de travail, mais pas pour aller rejoindre la bonne mère, car elle était morte.

*

* *

Nous ne nous doutions de rien, ce soir-là, à l’auberge, quand Gravila Spânn de Facaéni y entra, le fouet sur le bras, tout couvert de poussière, et dit à mon père, avec sa gaillardise habituelle :

– Ah, c’est ainsi, Marine ! Tu te paies dessarmale, et ton Anica…

– Oui, je le sais, fit le père, en lui serrant la main, je le sais : Anica nous attend impatiemment… Mais nous avons subi des malheurs, à travers ce sacré Baragan. Asseois-toi et dis-nous un peu comment ça va, à la maison.

Gravila prit place, à ma droite, regarda drôlement le père, qui lui faisait face, ôta son bonnet et cracha :

– Apporte-moi unetchinzéaca detsouïca ! cria-t-il à l’aubergiste.

Et levant le premier verre, sans mot dire, il écarta le bras et versa d’abord quelques gouttes sur le plancher. Le voyant faire, mon père leva son verre de vin et voulut, à son tour, arroser le sol, mais il resta le regard cloué sur Gravila, comme pour lui demander : à qui penses-tu ? Le paysan ne répondit pas, me jeta un coup d’œil à la dérobée, tordit sa moustache et je le vis faire signe au père, en bougeant ses sourcils.

Je compris et fondis en larmes. Alors, soulagé, Gravila raconta brièvement, pendant que je pleurais dans mes mains :

– Oui, elle s’est éteinte, la pauvre femme… Une piqûre au doigt, avec une arête, en éventrant du poisson… Un rien du tout, eût-on dit, unesgaïba… Mais cela s’est envenimé en moins de huit jours. Alors elle vint me trouver à Facaéni… Comme je devais partir le lendemain avec du chargement pour Calarashi, ma femme la fit coucher chez nous, et dès le petit jour, nous prenions la route. Elle a crié tout le long du chemin, sans fermer l’œil un seul instant. Avant-hier soir nous sommes arrivés ici, droit à la porte de l’hôpital. Pendant la nuit elle a rendu son âme. Hier on l’a « charcutée » et enterrée.

L’homme ajouta, après une pause :

– Anica vous a fait ses pardons et vous a pardonné.

– Pardonnée soit-elle, devant le Seigneur ! dit le père, en éparpillant quelques gouttes de vin.

– Nous la suivrons tous, un jour, conclut Gravila.

Et il glissa près de l’assiette du père un gros mouchoir en pelote que je reconnus, labasma rouge dont mère s’enveloppait la tête pendant la pêche :

– Ses sous…, fit-il, une douzaine de francs, je crois, qu’elle m’a dit.

Les yeux hagards sur la table, le père murmura :

– Maudit Baragan… Et ce poisson maudit… Seigneur, que c’est dur d’aller jusqu’au bout de ce calvaire de vie !…

– Que la terre lui soit légère ! dit Gravila, trinquant avec le père.

Puis :

– Quels malheurs disais-tu avoir subis sur le Baragan ?

– Le cheval mort ; la charrette émiettée, et le poisson perdu…

– … Rien que ça ! Bon Dieu de bon Dieu !… Et maintenant ?

– Nous scions du bois, depuis une semaine… Et je croyais qu’il nous était permis, à nous aussi, de manger dessarmale, car nous trimons dur.

Le surlendemain de ce soir de grand chagrin, nous partîmes avec Gravila qui, lui, retournait à son foyer, tandis que nous… Où allions-nous ? De Lateni, en tout cas, ni le père ni moi ne voulions plus. Nous ne nous l’étions pas avoué, mais cela se lisait sur nos visages. Et cependant, nous montâmes, sur son invitation, dans la voiture de notre voisin de commune, tant nous étions vides de toute volonté. Nous le fîmes, je crois, par peur de nous retrouver seuls.

Ce furent trois jours et trois nuits de voyage muet, avec de longues haltes où l’on n’entendait que les éternuements des chevaux, trois jours de bonne route, en côtoyant la Borcea et le Baragan qui m’appelait, me voulait, me promettait tout ce que je ne pouvais pas trouver entre ce père et ce Gravila dont le silence me donnait le vertige. Ils étaient devant, moi derrière, et je regardais leurs dos courbés. De temps en temps, un charretier nous croisait :

– Bonjour, à vous, disait-il.

– Nous vous remercions, répondaient les deux taciturnes.

C’était tout. Grincement des essieux, bruit monotone des roues, ciel et terre sans commencement ni fin, ni espoir. Une longue route glissait en arrière ; une autre, tout aussi longue, nous attendait en avant, tout aussi ennuyeuse, écharpe morte qui mène l’homme par le bout du nez.

Et voici que le troisième jour de marche, vers le soir, nous apercevons, au loin, un gros chien qui reste assis sur les pattes de derrière, les oreilles braquées, et regarde avec espoir, au milieu de la route. Je suis certain que c’est monOursou ; je saute de la voiture et cours à lui, tandis qu’il bondit vers moi ; nous nous heurtons l’un contre l’autre et roulons dans la poussière, où il me mordille, me couvre de bave et pisse sur mes pieds nus, avant de me lâcher et de sauter sur le dos du père qui le serre contre sa poitrine.

Nous sommes, là, à une demi-lieue de la maison. Alors le père dit à Gravila :

– Frère, vois-tu, le chien même ne veut plus de cette chaumière ! Prends tout ce qui s’y trouve ; nous n’y allons plus… Nous allons dans le monde, moi, ce garçon et ce chien. Qu’elle soit à toi, Gravila, cette gospodaria maintenant sans femme !

Debout dans sa charrette, Gravila songe un instant, mâchonnant un bout de sa moustache :

– Tu as raison, Marine, fait-il. L’homme qui n’a ni terre ni femme, n’est bon à rien. Va donc dans le monde. Et voici trente francs pour la boiserie que je tirerai de ta demeure.

Puis, me désignant avec son fouet, il ajouta :

– Celui-là me paraît un agité. Gare à lui, au temps des chardons… Il est capable de te plaquer ! Marie-le dès qu’il aura ses dix-huit ans ; donne-lui une femme avec un peu de terre et qu’il bricole autour de leur foyer.

– Je n’en ferai rien ! s’écria le père. À Dieu le commandement…

Gravila haussa les épaules et repartit.

Nous restâmes au milieu de la route déserte, avec notre bataclan etOursou qui nous demandait du regard ce que nous allions faire.

Longtemps, fiché comme un poteau, le père contempla, éperdu, l’horizon de Lateni où, pendant huit années, il avait éventré du poisson et espéré. Alors, pour la première fois, je me souvins de ses paroles, jetées comme un blasphème en plein Baragan : – « Si tu n’avais pas voulu m’accompagner, je ne serais pas parti, non, pour rien au monde !… »

Une église lointaine sonnait les vêpres, quand nous nous mîmes en route, allant vers le nord, vers la Yalomitsa, vers d’autres contrées. L’océan de chardons remuait ses vagues aux crêtes embrasées par le crépuscule, alors que les mamelons, avec leurs sommets chauves et arrondis, veillaient sur le désert. Dans le ciel limpide, grues et cigognes tournaient en rond leur danse d’adieu qui précède de peu le départ. J’avais mal à la nuque à force de les regarder, et le cœur gros de me savoir, moi, rivé à la terre.

Oursou me devançait en happant des insectes. Le père, bien en avant de nous, jouait de soncaval longtemps oublié :

Ils sont partit les Olténiens

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