V

Des deux côtés de la Yalomitsa, les terres sont fertiles, les fermes nombreuses. Là le Baragan ne mord qu’avec des dents brisées.

Nous errâmes pendant trois jours entre Hagiéni et Platonesti, à la recherche d’une place d’argat , mais on nous repoussa partout. À la fin, exténués, nous échouâmes un soir devant la porte d’une méchante ferme, unconac délabré qui voulut bien nous accueillir. C’était une demeure pauvrement seigneuriale, avec peu de bétail et peu de culture, sise à une lieue du village. Le Baragan la guettait déjà, avec son envie féroce de tout dévorer. Et elle, tristement cernée par la solitude, semblait n’opposer aucune résistance à cet ogre amoureux d’immensité inhabitable.

À notre arrivée, une bonne odeur demamaliga bouillante vint chatouiller nos narines et animer joyeusement la queue d’Oursou. Les domestiques, hommes, femmes et enfants, déambulaient par toute la cour, alors que les poules se dirigeaient, myopes, vers leurs perchoirs.

Ce fut la cellérière qui nous accueillit, une femme à l’aspect citadin, aux nombreuses clefs accrochées à la ceinture et au visage volontaire. Elle ne nous interrogea pas longtemps et s’en alla crier sous une fenêtre :

– Doudouca ! Doudouca !

La personne qui apparut sur le balcon était unedoudouca aux cheveux blancs, grande, noblement ridée et très maigre, mais très droite. Elle fit d’abord imposer silence aux chiens, qui aboyaient à nos trousses, puis :

– Qu’y a-t-il, Marie ?

– Deux « bouches étrangères », qui demandent un gîte et, si possible, du travail.

– Approchez, fit laDoudouca, se penchant sur la rampe.

Nous laissâmesOursou dehors et vînmes sous le balcon, lescaciula à la main. Elle nous dévisagea longuement, avec de grands yeux tendres qui me réchauffèrent le cœur. Et lorsque, sur ses brèves questions, le père lui eût tout raconté :

– Pauvres diables ! murmura-t-elle.

Ses vêtements noirs démodés la rendaient sévère, mais le timbre de sa voix bienveillante faisait oublier cette dureté.

– Et vous avez un chien ? soupira-t-elle.

– Faut-il le tuer ? demanda le père.

– Non… Un chien trouve toujours sa nourriture. Restez ici avec les autres. Et puisque vous vous connaissez en poisson, commencez par faire un peu de salaison pour la ferme.

– Ça y est ! dit le père, en s’éloignant ; nous n’en aurons jamais fini avec ce sacré poisson !

Et son visage s’allongea, saisi de détresse. Nous nous voyions retomber dans cette existence farcie de boyaux écœurants, de sel qui brûle à la moindre écorchure, d’écailles qui sautent aux yeux, d’arêtes dangereuses qui peuvent empoisonner le sang, toute cette vie de Lateni que nous connaissions si bien et que nous venions de fuir.

Comme une confirmation de notre crainte, la cour s’emplit à l’instant même d’une fumée épaisse provenant du poisson salé qu’on grillait pour le repas du soir. Et quel poisson ! Ce petit brochet et cette malheureuse carpe aux écailles noirâtres que nous appelions du « fretin phtisique » et qu’on ramasse à la pelle dans les vases puantes. Oursou en mangeait de meilleur à Lateni.

Mais, avant de nous mettre à table, nous nous aperçûmes que tout allait de pair, chez la Doudouca. Autour dutchéaoune où bouillait la mamaliga, des enfants squelettiques dansaient une ronde d’affamés, prêts à ramasser avec les doigts les gouttes deterciu qui sautaient sur lefacaletz . Ce faisant, ils se brûlaient les mains, ce qui ne les empêchait pas de revenir à la charge et de se lécher les doigts comme s’il se fût agi de miel. D’autres gamins préféraient à cette gourmandise les épis de maïs, déjà à moitié secs, qu’ils chipaient et grillaient au prix de mille peines. On les chassait, les uns et les autres, on les invectivait sourdement, on les battait, à l’exemple des chiens qui rôdaient autour des braises et volaient les poissons en un clin d’œil.

Hommes et femmes besognaient avec lenteur, avec lassitude, la mine sombre, silencieux, jetant des regards furtifs à Marie la cellérière qui veillait sur cette « cour » où, vraiment, l’abondance ne régnait point. On voyait bien que l’ordre, la sévérité, ne régnaient pas davantage, et que chacun perdait son temps à ne rien faire, mais, alors, pourquoi tous ces domestiques ?

Je me le demandai surtout quand je vis la cellérière distribuer avec parcimonie des tranches de mamaliga qui constituaient la ration d’un homme, mais dont on ne faisait qu’une bouchée.

– Oui, me dit le père, ici on se met à deux pour traire une vache et à quatre pour avaler le même morceau de mamaliga.

Assis sur des tabourets bas, autour de grandes nattes, chacun recevait, en dehors de cette portion congrue de polenta, unestrakina desaramoura . C’était tout. Et encore, pour que nul n’en fût privé, montait-on une vraie garde autour de la mamaliga au moment de ce partage, car les gamins se jetaient à l’assaut comme des louveteaux affamés. J’ai vu enfermer l’un d’eux, qu’on disait le plus adroit à ce vol.

Personne ne se montrait étonné de cette vie-là. Une résignation naturelle se lisait sur toutes les faces. On parlait peu, en mangeant ce qu’il y avait, et en buvant beaucoup d’eau. Le repas fini, les hommes allaient s’accroupir près de quelque brasier à moitié éteint et griller des épis de maïs, qu’ils grignotaient paisiblement dans la nuit tombante, pendant que les chiens se disputaient les déchets de poisson que les femmes leur jetaient.

Ce soir-là, nous comprîmes peu de choses, mais nous sûmes tout le lendemain.

*

* *

La Doudouca, descendante d’une famille très riche, s’était brouillée avec ses parents le jour où ceux-ci voulurent lui faire épouser de force un homme qu’elle détestait. Cela avait eu lieu lors de sa dixième année, quand depuis longtemps son cœur appartenait à un beau gars « aux yeux de cerf, à la crinière d’ébène et à l’allure de haïdouc », en compagnie duquel, chaque Septembre de son enfance, elle déguerpissait à la poursuite des chardons. Nul galopin, disait-on, ne savait, comme ces deux-là, éperdument voler avec le Crivatz, avec le Baragan et ses éternels chardons.

On ne s’en inquiéta pas, au début, mais plus tard, la Doudouca ayant été surprise dans les bras de son aimé, des hommes affreux soudoyés par le seigneur-père battirent, une nuit, Toudoarki avec une telle cruauté que le pauvre garçon ne s’en releva pas. La Doudouca jura alors devant l’icône de la Vierge de rester fidèle à l’assassiné. Elle tint parole. Ses parents la déshéritèrent et, mourants, laissèrent toute la fortune à ses deux sœurs cadettes, qui en furent bien aises.

C’est à un oncle qu’elle devait la petite retraite dont elle vivait. Cette retraite, mal administrée, fut, morceau après morceau, dévorée par « le Baragan assoiffé de poustiétali ». Et cependant, quoique réduite presque à la misère, c’est encore « la bonne Doudouca » qui accueillait maternellement tous les domestiques dont la vie était impossible ailleurs. Elle partageait avec eux ce qui se trouvait dans la maison, vivant comme une religieuse, ne se permettant aucun plaisir coûteux. Toute sa joie, c’était de contempler le Baragan, surtout à l’époque des chardons. On la voyait alors couler de douces heures à se souvenir de sa jeunesse et parfois à pleurer, la tête sur la rampe du balcon.

Marie la cellérière était sa confidente et en même temps le poing qui dirigeait la ferme. Faible poing, certes, car la Doudouca lui interdisait d’être dure avec « son monde ».

– Que chacun fasse ce qu’il peut, ce qu’il veut, avait-elle l’habitude de dire à Marie, pourvu que cela aille clopin-clopant.

Oui, « pourvu que cela aille… » mais « cela » n’allait pas. Et la pauvre cellérière, prise entre l’enclume et le marteau, diminuait la portion de mamaliga, et s’entendait chanter, par le village, la complainte suivante :

Chez nous, chez la Doudouca,
On fait la mamaliga pas plus grosse qu’une noix
Et on la défend à coups de massue
Et on met les enfants dans les fers,
Pour qu’ils n’emportent pas la polenta dans leurs griffes
.

De toutes les épaves recueillies par la Doudouca, Marie était la plus ancienne. La plus triste aussi, car, à quarante ans, sa seule passion c’était de servir sa maîtresse, sans avoir jamais connu un Toudoraki, ni la joie de l’enfance qui court avec les chardons, ni les larmes sur les souvenirs du Baragan.

Mais il est écrit que tout être humain doit verser des pleurs, pour une cause ou pour une autre. Aussi, par les belles nuits de Septembre, en entendant les paysans la narguer avec cette ironique chanson villageoise, Marie allait s’effondrer sous le balcon de sa maîtresse ; et pendant que celle-ci, perdue dans ses rêves de jadis, se revoyait courant à côté de son amoureux, la brave cellérière, injustement accablée par le destin, pleurait amèrement sur sa vie uniquement faite de pâle dévouement.

Cette histoire de « mamaliga, pas plus grosse qu’une noix » et qu’on « défendait à coups de massue » ; cet épique sarcasme populaire qui affirmait qu’on « mettait les enfants dans les fers », pour qu’ils ne pussent pas « emporter la mamaliga dans leur griffes » ; cette mélopée, tendre et cruelle à la fois, devint pour mon père une hantise.

– Quelques mots bien choisis, me disait-il, et c’est toute la souffrance de notre nation opprimée, non par des propriétaires comme cette Doudouca, qui est une malheureuse, mais par des seigneurs semblables au père de celle-ci, dont le pays est excédé.

Il était en mesure de le savoir, lui qui avait parcouru la Roumanie d’un bout à l’autre et connaissait par cœur la plupart de nos ballades rustiques. Mais je ne l’avais jamais vu si effrayé d’un jugement populaire, qu’il le fut de cette complainte dirigée contre « deux femmes battues par le Seigneur », comme il disait. Il la chantonna depuis le lever du soleil jusqu’à la tombée de la nuit, durant toute cette semaine que je passai près de lui à saler du poisson chez la Doudouca. Et jamais peut-être sa flûte n’avait modulé plus triste mélodie, ni ses lèvres articulé plus navrantes paroles.

Cependant, affolé par la crainte de me voir rivé à une vie de chien pareille à celle que je voyais autour de moi et plus que jamais préparé à une prochaine escapade avec les chardons libérateurs, je lui criai souvent qu’il m’agaçait « avec ses litanies ».

Combien je l’ai regretté plus tard !

Mais qui aurait soupçonné alors que cette innocente obsession allait, sous peu, lui coûter la vie ?

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