XI

Dans le peuple, c’est la misère qui engendre l’ivrognerie.

Le Roumain n’est pas ivrogne, mais il boit dès qu’il est malheureux. Il boit surtout lorsqu’il sent « le couteau lui entrer jusqu’à l’os », le couteau de la misère. Alors il devient méconnaissable. De philosophe et bon qu’il est naturellement, il se transforme en brute que le crime même ne fait pas reculer.

Il n’y eut aucun crime à Trois-Hameaux, cet automne-là, mais les paysans burent tout ce qu’ils avaient et ce qu’ils n’avaient pas. Je n’ai jamais vu un village presque entier se ruer si désespérément sur l’alcool. D’habitude, chez nous, on ne boit que le dimanche. On se mit à boire, tous les jours, dès que la terrible rentrée desciocani fut terminée.

Cette rentrée, personne ne pouvait l’oublier. Avec raison. La moitié de la commune était tombée malade. Beaucoup moururent, les enfants surtout. Nombre de paysans avaient vu leurs bêtes crever sous l’attelage. Et tous ces désastres, pour s’apercevoir à la fin que les ciocani moisissaient, pourrissaient. La famine ravageait déjà les étables de ceux qui ne comptaient que sur les ciocani. C’est ainsi que l’affolement s’empara des esprits.

Vers le début de novembre, une députation de paysans alla prier le maire de les conduire chez le boyard :

– Qu’il nous prête un peu de fourrage ! Il en a, puisqu’il en vend toutes les semaines par wagons !

Le maire, créature du boyard, les rudoya :

– Qu’il vous prête ! qu’il vous prête ! Dès que ça ne marche pas, hop ! chez le boyard : « qu’il nous prête » ! Comme si le boyard était Dieu ! Débrouillez-vous, vous aussi, un peu, diable ! Et je ne veux plus vous entendre parler de ce que le boyard fait avec son avoir ! S’il vend du fourrage, c’est son affaire !

Lescojans s’en allèrent seuls « à la cour », mais le boyard, député du département, venait de partir pour Bucarest la nuit même. Son administrateur les reçut encore plus mal que le maire : il les injuria grossièrement et les fit chasser par lesargats . Ils surent à quoi s’en tenir, de ce côté-là. Du côté de Dieu aussi. Il ne leur restait que l’alcool, le grand consolateur autorisé par Dieu et par la loi. L’alcool seul pouvait satisfaire tout le monde. Sauf les femmes.

Les femmes payaient pour tout le monde : pour le mari, pour Dieu, pour la loi, pour le boyard, pour le manque de fourrage et même pour le mauvais temps. Chaque soir, sur lesoulitza ténébreuses et défoncées, on pouvait voir une épouse, une mère, une sœur, traînant vers la chaumière un paysan qui s’écroulait tous les dix pas. La femme le suivait dans la boue, et recevait quelques bons coups. D’autres bons coups l’attendaient à la maison. Le lendemain matin amenait toujours le repentir, car l’homme, au fond, n’était pas une brute. Il aidait alors au ménage, s’occupait du bétail, charriait l’eau et passait une bonne partie de la journée à trier lesciocani, brûlant les uns, séchant les autres autour de lasoba. Les foyers, d’habitude propres, se transformaient en écuries, débordaient de boue et de moisissure jusque sur la table.

– Est-ce que l’enfer pourrait être pire, Seigneur ! se lamentaient les femmes.

Accroupi près du feu et cousant uneopinca, l’homme répondait :

– Il faudrait brûler un jour tous leskonaks et même Bucarest…

Mais cela, il ne pouvait pas l’accomplir seul, ni le jour même. Il pouvait tout au plus reprendre le chemin de l’auberge. C’est ce qu’il faisait, vers le soir, quand l’ennui, le pressentiment de l’avenir sombre et quelques voisins, aussi malheureux que lui, venaient s’arrêter devant sa porte et lui rappeler l’heure de la douce consolation.

*

* *

Chez père Toma, – ou chez « les carrossiers », comme on disait – il n’y avait pas beaucoup plus de bien-être. La famine ne les menaçait pas, il est vrai, mais le manque d’argent pour le paiement des dettes était le même, surtout cette année de sécheresse, où peu de villageois se trouvaient disposés à commander de nouvelles voitures. Les réparations d’automne, abondantes autrefois, n’allaient guère mieux. Aussi on se tournait un peu les pouces, en bricolant autour du bétail, en bavardant et en faisant desfloricele .

Père Toma et ses deux gendres, quoique sobres, allaient quand même « tuer le temps » au cabaret de père Stoïan, qui était contigu à la forge. Les femmes restaient chez elles, toujours occupées à quelque chose. Et nous, les apprentis, nous étions partout, mêlant un rien de travail à beaucoup de flânerie. Le plus souvent je me plaisais à rester seul, car « un étranger est toujours un étranger », dans une commune comme dans une famille. Lorsqu’on se fâchait, on m’appelait « lièvre de neuf frontières ». On répétait aussi, à qui le demandait et à qui ne le demandait pas, « l’histoire des chardons » :

– Ce sont les chardons qui nous l’ont amenépechkesh  !

Ce n’était pas dit méchamment, mais cela me faisait mal quand même. J’étais un garçon qu’on avait « ramassé sur le chemin », par pitié. Chose peu plaisante à s’entendre dire, lorsqu’on a quinze ans et pas mal d’amertume déjà avalée. Cela se tasse dans le cœur, qui se gonfle parfois et fait pleurer, au souvenir de la petite chaumière de Lateni, de la mère morte, et du père perdu dans le monde.

Brèche-Dent, naturellement, était chez lui, si bien qu’il m’oublia et s’éloigna de moi, petit à petit. En échange, je gagnai le cœur de Toudoritza, parce qu’elle aussi était seule dans son malheur. Je devins le confident de ses plus chaudes larmes. Et elle en versait. C’est que Tanasse, contrairement à un reste d’espoir qu’elle nourrissait, venait de se marier avec Stana.

Noce « honteuse », disait le village, en dépit de la présence de « Monsieur l’Administrateur », parrain malgré lui, des nouveaux mariés. À cette noce, on avait pu compter sur les doigts les paysans sympathiques au boyard, les « fruntasii satului », les seuls qui ne manquaient de rien. Ils étaient une douzaine. Au moment où la noce sortait de l’église, quelques voix dans la foule rappelèrent à Stana ses relations coupables avec le bourreau du village, et un gamin joua du tambour sur un pot fêlé.

Je me trouvais, ce dimanche-là, parmi les autres, pour voir Tanasse à côté d’une femme qu’on appelaittârâtura. Il était à plaindre, le pauvre, effondré, n’osant regarder personne en face. Il fut bien plus à plaindre le lendemain, lundi matin. Nous étions, Costaké et moi, dans la forge, où nous mettions un peu d’ordre parmi les outils quand nous le vîmes, dans ses habits de noce, se diriger droit vers l’auberge. Il passa sous nos yeux sans un mot, tête basse. Et cependant il nous aimait ; Costaké était son meilleur ami.

– Il ne nous a pas vus, dit Costaké. Il doit être très malheureux. Allons le voir.

L’auberge était vide. Dans l’arrière-boutique, père Stoïan et Tanasse, debout tous deux, se versaient des petits verres, sans parler. Je me retirai dans un coin, un chat dans les bras, pour ne pas les gêner, mais de longtemps ils n’ouvrirent pas la bouche. Tanasse était rouge à faire peur. Puis je le vis enlever de sa boutonnière la bétéala et la petite branche de citronnier, et les glisser doucement sous la table.

– C’est fait…, dit-il, alors, d’une voix rauque, et posant son regard sur Costaké. Maintenant, latârâtura est ma femme…

– Dieu l’a voulu ! fit père Stoïan.

– Lechien l’a voulu ! s’écria Tanasse, mais que je soischien comme lui, si je ne lui joue pas un mauvais tour, un de ces jours prochains !

– Tu te découvriras des compagnons, dit Costaké ; tout un département. Il y a bien d’autres Tanasse auxquels il a fait épouser d’autres Stana.

*

* *

De pareilles colères éclataient souvent dans la boutique de père Stoïan, car l’aubergiste nourrissait, lui aussi, des griefs contre le propriétaire et tenait pour les paysans. Mais il y eut un jour une colère qui retentit au delà des murs de l’auberge.

C’était un dimanche, vers la fin Novembre. Depuis quelques jours, un gel sec sévissait comme un torrent de feu, et transformait la boue en silex. Pas un flocon de neige pour défendre les ensemencements de l’affreuse brûlure. C’est ce dont s’entretenaient avec angoisse les paysans rassemblés bien avant midi devant l’auberge. Le dimanche, celle-ci n’ouvrait qu’après la liturgie. On avait fait une loi comme cela, pour que les paysans fussent obligés d’aller à l’église, au moins le dimanche matin, faute de cabaret ouvert. Mais les hommes ne s’y rendaient pas davantage, et laissaient la liturgie à l’adoration de quelques « vieilles sourdes ». Ils venaient s’appuyer le dos aux volets fermés de père Stoïan, en attendant la fermeture de l’église et l’ouverture du bistrot.

Sous un soleil qui faisait étinceler le givre des acacias, jeunes et vieux, comiquement endimanchés d’un foulard écarlate, bavardaient avec des mines assombries, et formaient une masse compacte, quand le pope passa, furieux :

– Vous êtes des vauriens ! leur cria-t-il. C’est étonnant que Dieu ne vous lance pas ses foudres !

– Il nous les lance, parbleu ! mais il y a des heureux qui sont munis de paratonnerre ! riposta promptement une voix.

Nous nous aperçûmes alors seulement qu’il y avait parmi nous un inconnu, un citadin, un jeune homme à chapeau. C’est lui qui avait répondu au pope et fait éclater tout le monde de rire.

– Oui, reprit-il, à vous autres les paysans et à nous les ouvriers des villes, le Dieu de ce pope envoie chaque jour ses foudres : ce sont les famines pour les hommes et pour les bêtes ; les gels, comme celui-ci, qui anéantissent les champs ; les orages, comme ceux du mois dernier, qui tuent paysans et bétail tout le long des routes ; la sécheresse, comme celle qui a détruit la récolte de cette année. En voilà des foudres ! Mais il faudrait se demander pourquoi votre propriétaire n’a été touché par aucun de ces malheurs ? Pourquoi ses greniers sont pleins et son bétail intact ? Pourquoi les foudres divines ne le réduisent pas, lui aussi, à la misère, ni le pope, ni le maire, ni quelques autres compagnons ? Il y aurait donc lieu de croire à la protection céleste ou au paratonnerre ?

L’inconnu promena un regard intelligent et interrogateur sur l’assemblée. Les villageois l’approuvèrent à hauts cris, puis ils voulurent savoir qui il était.

– Je suis de Bucarest, dit-il, et je travaille des mains comme vous, mais j’ai appris à connaître mes ennemis, qui ne sont ni Dieu ni ses foudres. Ce sont les propriétaires des villages et des villes qui nous réduisent à la misère, même si les années sont abondantes. Pour nous, elles ne le sont jamais.

Il sortit un paquet de brochures et les distribua :

– Ici, ajouta-t-il, vous lirez des choses que tout citoyen doit savoir : c’est laConstitution du pays, ou la mère de toutes nos lois. Il est écrit que vous avez le droit de vous réunir, d’écrire et de parler, et aussi qu’on ne peut pas garder un homme arrêté plus de vingt-quatre heures, ni violer son domicile, sans un mandat du juge d’instruction. Ce sont vos droits, qu’il faut connaître et faire respecter. Puis il faut conquérir d’autres droits, le suffrage universel d’abord. Que cinquante paysans aient, aux élections, droit à une voix que le pope a tout seul, c’est une ignoble dérision. Enfin, vous devez exiger le retour des terres dont on vous a dépouillés…

– Juste, juste ! s’écrièrent les cojans. Nous voulons nos terres !

– Quel est celui qui distribue des terres ? fit alors une voix aigre.

C’était le gendarme.

– Je ne distribue que laConstitution, monsieur ! répondit courageusement le citadin. Les terres, les paysans doiventles prendre !

 Nous allons voir qui vaprendre quelque chose tout à l’heure ! dit le gendarme, en l’emmenant.

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