XII

Avec le premier flocon de neige qui vint se coller sur la vitre, vint aussi le calme de Toudoritza. Nous nous aperçûmes ensemble de l’un et de l’autre, une après-midi qu’elle brodait près de la fenêtre et que je démêlais à son intention un tas multicolore de fils de laine.

– La neige ! la neige ! s’écria-t-elle, battant des mains comme un enfant ; il nous fallait bien un Saint Nicolas paré de sa barbe blanche !

Et reprenant son ouvrage, elle chantonna timidement :

Qui t’a faite si fine et élancée ?
Toudoritza néné !

Depuis mon arrivée dans la maison, c’était la première fois que je l’entendais chanter. S’en rendant compte elle-même :

– Mon Dieu… tout s’oublie dans la vie ! soupira-t-elle. As-tu entendu, Mataké ? Je croyais mourir…, et me voici chantant !

– Tant mieux, dis-je. Tu dois être bien contente de savoir que tu es, comme le dit cette chanson, fine et élancée.

Elle me regarda :

– Il ne faut pas t’amouracher de moi, Mataké ! fit-elle, enjouée, un peu railleuse.

– Et pourquoi pas ? m’écriai-je.

– Oui, c’est vrai : pourquoi pas ? Simplement parce que tu n’as que quinze ans. Mais un jour tu feras un beau gars. Alors tu seras bien aimé par les Toudoritza.

– Je voudrais que ce soit par toi.

– Moi, chéri, ce jour-là, je serai épouse et mère, et tout sera fini pour moi ! Des mioches toujours sales, et une belle-mère toujours acariâtre me crieront après. Un mari qui ne m’aimera plus, dira que je suis une souillon et me battra peut-être.

– Pourquoi alors t’empresses-tu de te marier à vingt ans ?

– C’est notre sort, Mataké… On va vers le mariage comme on va vers la mort, tout en aimant.

– Il ne faut donc pas envier le sort de Stana : elle sera battue bientôt, car Tanasse ne l’aime pas.

Toudoritza songea un instant, le regard vague :

– Ce n’est pas la même chose, mon chéri… Stana est une coureuse, une belle garce qui se moque de Tanasse comme du boyard, comme du mariage et comme de l’amour même. Elle n’aime que mener sa vie libre et ensorceler les hommes. Elle ne s’embarrassera pas de ses enfants et ne se laissera pas battre. Quant à envier son sort, non… J’aime mieux le mien.

Toudoritza ragaillardie, la maison fut bouleversée dès le lendemain. Il fallait procéder à l’un des deux grands nettoyages de l’année, celui de Noël après celui de Pâques. Et tout le monde de se réjouir quand l’affligée de la veille cria, les mains sur les hanches :

– Allons, les amis ! Père Noël approche : de la chaux ! de la glaise ! du crottin de cheval ! Et un peu plus vite que ça !

– Bravo, Toudoritza, bravo !

On la dévora de baisers. On la porta en triomphe. On se battit avec de la neige poudreuse. Patroutz cria :

– « Untisson et unsarbon, parletouzours, garçon ! »

*

* *

Nous vidâmes deux pièces, en entassant les meubles dans une troisième. Au milieu de latinda, trois brouettes de glaise jaune comme le safran et une brouette de crottin de cheval furent versées avec de l’eau chaude par-dessus, et je fus chargé de piétiner lelut sur le sol des chambres dont Toudoritza badigeonnait les murs en chantant à tue-tête. Elle s’était affublée de vieux vêtements de sa mère ; complètement enfouie, chevelure et visage, sous une grande basma qui ne laissait voir que ses beaux yeux, et armée d’une brosse à long manche, elle couvrait murs et plafond de cette couche de chaux bleuâtre qui fait la joie et la santé du paysan roumain et que connaissent seuls les villages balkaniques. Le badigeonnage fini, ce fut le tour du sol. Le temps de fumer une pipe, il se fit aussi lisse qu’une table, sous les mains adroites de Toudoritza qui le nivelait en marchant à reculons.

Une semaine durant, nous vécûmes une vie de rescapés, couchant un soir ici, le lendemain là, comme ça se trouvait, et mangeant sur le pouce, dans une atmosphère de salle de bain turc dont la vapeur, sentant la chaux et la bouse, nous piquait le nez.

Enfin, sol, murs et plafonds remis à neuf d’un bout à l’autre de la maison, les meubles regagnèrent leur place habituelle ; des tapis de fête furent étendus à terre ; des couvre-lits et d’énormes essuie-mains, tout de fil et de borangic tissus, sortirent en avalanche des caisses et allèrent tendrement parer qui un lit, qui une fenêtre, qui une glace ou un tableau ; après quoi, Toudoritza nous défendit à tous de mettre les pieds dans les « chambres de grands jours ».

Le même ordre se fit un peu partout dans le village, là où la maison avait unefata mare . Les autres aussi mirent toute leur bonne volonté à honorer le père Noël, chacun selon ses moyens. Et quelle tristesse pour ceux, – « pauvres collés à la terre », – qui n’eurent que leurs soupirs pour fêter la naissance du Seigneur !

Mais, que ce fût sur de joyeux bien-être ou sur de navrantes tristesses, la même neige tomba sans arrêt pendant des jours et des nuits, indifférente au bien, indifférente au mal. Balayée au début, refoulée à la pelle, puis rangée en de longs « troïans », elle continua avec patience son paisible ensevelissement, étouffant dans la même tombe cris de joie et cris de douleur. On ne vit plus d’hommes conduire le bétail à l’abreuvoir, plus de femmes causer par-dessus une palissade. Des enfants et des chiens non plus, car la neige dépassait une hauteur d’homme. Tout bruit s’était endormi. Toute tache noire avait disparu des champs comme du village, dévorée par le déluge de blancheur. Les toits fumants et les branches des arbres mêmes se distinguaient à peine de cet océan de silence blanc. Seul, le konak, avec sa masse brune, ses lumières graves et son bonheur bâti sur des misères, se voyait de jour et de nuit, tout en haut sur la colline, bravant un ciel fossoyeur et une terre mourante.

Ce fut par un tel temps qu’arriva la nuit de Saint André, où la jeune paysanne interroge son destin sur la nature de l’époux qu’il lui réserve. L’épreuve est risquée, parfois macabre. Peu avant minuit, elle doit se tenir, complètement nue et chevelure défaite, devant une glace éclairée par deux bougies. Alors, regardant droit au fond de la glace, elle voit passer son destiné : jeune ou vieux, beau ou laid, citadin ou laboureur. S’il est mort, il passe sous sa forme de squelette, le cercueil au dos, et alors la jeune fille tombe évanouie. Si le Destin se refuse à le lui montrer clairement dans la glace, elle doit, vêtue d’une seule chemise, sortir dans la cour et compter, en leur tournant le dos, neuf piquets de la clôture. Le neuvième, elle le marque d’un signe et va le lendemain l’examiner, car son futur mari sera pareil à ce piquet : vert ou vermoulu, lisse ou rugueux, bien droit ou tout tordu.

Par prudence, Toudoritza n’interrogea pas la glace, mais elle alla brasser la neige, avec les pieds et avec les mains, grelottant une éternité pour arriver à découvrir son neuvième pieu. À part elle, personne n’a su comment il était fait, ce pieu. J’ai su, moi, en échange, combien belle était cette Toudoritza aux cheveux dénoués sur la chemise blanche, se glissant dans la nuit comme un fantôme, pendant que je la regardais de ma fenêtre en écoutant la neige qui tombait avec son murmure d’ouate.

Il y eut un lourd hiver. D’abord, la Noël fut triste. Devant tant d’âtres froids, bien maigre fut la réjouissance de ceux qui eurent un pourceau à égorger. Et quoique, par la charité d’un voisin, un quartier de viande se trouvât quand même, ce jour-là, sur la table du déshérité, la Noël n’en fut pas moins lamentable.

À partir du Nouvel An, la famine fit rage. Plus de deux cents familles virent leur dernière ration demalaï épuisée. Certains vendirent leur bête de somme, un bœuf, un cheval ou la vache à lait. D’autres, espérant trouver du secours, furent obligés, à la fin, de tuer la bête qui ne pouvait plus se tenir debout. Mais la plus grande partie du bétail creva de faim, après avoir rongé la dernière tige de maïs, la crèche et les poutres de l’étable. Chaque jour, on voyait des traîneaux transportant hors du village une charogne que des meutes de chiens dévoraient immédiatement.

Puis, une longue mendicité s’organisa. Celle des enfants notamment, qui allaient de maison en maison demander un tamis de malaï. Rien d’autre. – Malaï, malaï ! gémissaient-ils, chancelants, hideux. On donna, on partagea encore et encore. Mais il n’y avait pas beaucoup de maisons qui pussent donner. Ceux qui vivaient dans l’aisance ou la richesse, le maire, le pope, quelques paysansghiabours et surtout le boyard, verrouillèrent vite leurs portes devant les affamés, et se cloîtrèrent impitoyablement chez eux.

Le boyard, comme la plupart du temps, n’était pas aukonak. Il vivait à Bucarest. Mais un événement l’attira, au plus fort de la désolation. Cet événement fut l’apparition, dans nos parages, de meutes de loups qui flairèrent la présence des charognes dont la campagne était couverte. Chasseur passionné, il vint pour organiser une battue. Les paysans se ruèrent aussitôt sur lui, l’implorèrent, s’arrachèrent les cheveux et obtinrent enfin quelques sacs demalaï et quelques moyettes deciocani.

Je l’aperçus alors un instant, gaillard dans la cinquantaine, grisonnant, tête de noceur, fier à crever, fort comme un taureau et bien planté sur ses jambes.

– Allez ! allez ! fit-il, bourru, aux paysans qui le suppliaient. Vous êtes toujours prêts à crier misère. Il n’y a pas que pour vous que l’année a été mauvaise !

Le lendemain, dès l’aube, une trentaine de villageois, armés de leurs fusils, cernèrent le petit bois qui avoisine le konak. Ces hommes avaient été désignés par le boyard même. Et cependant, sans qu’on sût comment, après quelques loups abattus dès la première heure, une décharge malencontreuse broya l’épaule gauche du maître du département.

– Quelqu’un l’a pris pour un loup ! disaient les cojans.

Oui, mais quel était le chasseur de ce loup ?

On le chercha. Des innocents furent inutilement torturés. Lorsqu’il fut question de les inculper, Tanasse parut :

– C’est moi qui ai tiré.

– Pourvu qu’il crève ! disait Costaké. Cela ferait un chardon de moins sur notre Baragan !

Il ne creva pas, et le Baragan de Vlachka continua d’avoir son gros chardon. En revanche, Trois-Hameaux perdit son brave et malheureux Tanasse. Il fut ligoté et traîné devant le boyard, déjà convalescent, et celui-ci se contenta de dire à sesargats :

 Tuez-le !

Ils le traînèrent dans la cour du konak et lui piétinèrent la poitrine jusqu’à ce qu’il expirât, sous les yeux du gendarme.

Quelques jours après ce forfait resté impuni, vint chez nous Monsieur Cristea, l’instituteur de la commune, un homme plein de bonté, fort honnête, travailleur infatigable. Il avait passé ses vacances d’été à Bucarest, chez un parent, et il nous raconta ce qu’il avait vu dans la Capitale :

– Bucarest est une grande foire de luxe, dit-il. Nos boyards saignent la nation pour fêter « quarante ans d’abondance et de règne glorieux de Charles I er de Hohenzollern, 1866-1906 ». Les mots « abondance », « prospérité », « gloire », couvrent tous les murs. On a badigeonné toutes les façades, on a pavoisé. Le soir, c’est une féerie. LeFilaret, qui était un terrain vague puant, est devenu une cité éblouissante. C’est làleur fameuse Exposition, tout entière d’édifices blancs, surgis comme dans les contes. On y expose de tout, et surtout des « maisons paysannes », un « village roumain » que nous ne connaissons pas ; des familles decojans grassouillets et vêtus à la nationale qui doivent être tous des maires ; du bétail incroyablement beau qui n’est pas celui que nos chiens viennent de dévorer. Des millions jetés par les fenêtres ! Pendant ce temps, le pays agonit. Nous dépérissons à vue d’œil. On nous assassine. Hier on tuait Tanasse, par ordre. L’autre jour, j’ai vu conduire à l’hôpital, dans une charrette, le malheureux qui avait osé distribuer aux paysans laConstitution, brochure subversive, disait le gendarme assommeur. Où allons-nous ? Qu’allons-nous devenir ?

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