CHAPITRE XVIII À LA PRÉFECTURE DE POLICE BERLINOISE

Les agents attendaient que les nombreux passagers du train se fussent dispersés pour faire descendre leurs prisonniers. Près de la fenêtre, Vemtite regardait. Soudain il fit entendre une légère exclamation :

– Qu’y a-t-il, demanda Fanfare ?

Son ami, les yeux toujours fixés sur un point invisible, répondit :

– Trop tard. Il a disparu dans la salle d’attente.

– Qui, il ?

– Le mousse.

– Quel mousse ? As-tu juré de ne parler que par rébus ?

– Non, du tout. Seulement, au moment où l’on nous arrêtait à Hambourg, j’ai remarqué, à quelques pas de nous, un mousse dont l’attitude m’a frappé.

– Eh bien ?

– Eh bien, ce petit bonhomme a voyagé dans le compartiment voisin. C’est lui que j’espionnais lorsque j’étais perché sur la banquette.

– Quoi d’étonnant à cela ?

– Quoi ? Tu le demandes ? Tu trouves naturel qu’un mousse se paie des places de luxe, de wagon-salon ?

– Il peut appartenir à une famille aisée.

– Possible. Mais il m’intrigue, ce jeune navigateur. Je comptais voir son visage à l’arrivée. Fol espoir ! Il a sauté sur le quai d’un bond et s’est précipité vers les salles d’attente où il s’est engouffré en coup de vent.

Insoucieusement Jean haussa les épaules et d’un ton amer :

– Je t’envie tes préoccupations futiles en un pareil moment. Seulement, ami poète, tu oublies nos gardiens. Ils nous font signe de descendre à notre tour : ne les laissons pas s’impatienter.

En effet, les agents avaient ouvert la portière, et debout sur le quai, appelaient les captifs. Ceux-ci quittèrent leur prison roulante, traversèrent les bâtiments de la gare et se trouvèrent bientôt sur le quai Friedrich, au bord de la Sprée, cette morne rivière qui arrose la capitale allemande.

L’un des policiers, qui était parti en avant, attendait au bord du trottoir auprès de trois droschken – voitures à quatre places – dont les cochers, corrects dans leur uniforme bleu au col galonné d’argent, ne le perdaient pas de vue.

– Einsteigen, ordonna le chef.

– Montons, traduisit Vemtite à ses amis.

Deux prévenus, deux agents prirent place dans les deux premiers véhicules ; le troisième ne reçut que Frog et un gardien. Aussitôt les cochers fouettèrent leurs chevaux et le cortège s’ébranla.

– Où allons-nous, demanda Jean ?

– Préfecture de police, répondit laconiquement le poète.

Le jeune homme courba la tête, mais presque immédiatement il la redressa. Il allait être interrogé par un fonctionnaire ; il lui dirait la vérité tout entière. Qui sait ? Nali pouvait encore être sauvée.

Réconforté par cette pensée, il regarda par la vitre les avenues que parcourait la voiture.

Le fiacre franchissait la Sprée sur le pont Alsen, suivait l’Alsenstrasse, contournait la Kœnigs-Platz, et par la Sieges-Allée rejoignait la Charlottembourg-Chaussée qui divise en deux parts le Thiergarten, la jolie promenade berlinoise figurant dans la ville une petite forêt de deux kilomètres de long.

À l’extrémité de la chaussée de Charlottembourg, le peintre apercevait une porte triomphale percée de cinq ouvertures, séparées par de puissantes colonnes doriques et surmontée d’un quadrige de la Victoire, en cuivre repoussé.

– Qu’est cela, demanda Vemtite ?

– La Porte de Brandebourg, répliqua l’un des surveillants.

La Porte de Brandebourg ! Le jeune homme se souvint qu’elle se dresse à l’entrée de l’Unter den Linden, l’allée des Tilleuls, réputée la plus belle avenue de Berlin.

Le véhicule passa sous la voûte réservée aux voitures, traversa la place de Paris, où se trouve l’ambassade française et pénétra dans l’allée des Tilleuls. À chaque tour de roue pour ainsi dire, Jean apercevait un monument qui l’intéressait, au moins au point de vue social : Le Ministère des Cultes, l’Ambassade de Russie, le Ministère de l’Intérieur. Plus loin il voyait l’Aquarium, la Kaisergallerie, passage couvert très luxueux. Puis ses yeux s’arrêtèrent sur la statue de Frédéric-le-Grand qui occupe un des côtés de la place de l’Opéra, les autres étant formés par le palais de l’empereur Guillaume Ier, la Bibliothèque royale, l’Opéra et diverses autres constructions.

Cette place traversée, le fiacre s’engagea sur le pont du Château avec ses huit groupes de marbre symbolisant la vie du guerrier.

– Nous repassons la rivière, observa Fanfare ?

– Un bras seulement, répondit l’agent qui n’avait pas encore parlé. Nous allons entrer dans l’île où Berlin a pris naissance.

– Tiens, dans une île, comme Paris dans l’îlot de la Cité ?

– Exactement, Monsieur. Primitivement, l’agglomération se nommait Kœlln, du latin colonia, et elle était tout entière comprise entre les deux bras de la Sprée.

Le policier s’interrompit pour saluer :

– Le Palais du roi, fit-il, là, à droite. À gauche les musées royaux et le Lustgarten.

Le véhicule roulait toujours. Il traversa le pont Kaiser Wilhelm, prit la rue du même nom, tourna à droite, le long du chemin de fer métropolitain et s’arrêta enfin à l’un des angles de la place Alexandre (Alexander-Platz) devant la façade du Polizei-Prœsidium, vulgairement Préfecture de police.

L’agent silencieux ouvrit la portière et prononça ce seul mot :

– Aussteigen.

– Il faut descendre, expliqua Vemtite.

Un instant après, tous, captifs et gardiens, étaient réunis sur le trottoir, et les voitures s’éloignaient après que le chef des agents eut remis à chaque cocher la somme de deux marks, dont cinquante pfennigs de pourboire.

À la suite de leurs conducteurs, Jean, Lucien, Frig, Lee et Frog, franchirent avec une secrète terreur la haute porte de la Préfecture. Ils parcoururent en frissonnant le vestibule, puis un large escalier, puis d’interminables corridors.

Parfois une porte s’ouvrait sur leur passage, un employé affairé les croisait en les couvrant d’un regard oblique et s’éloignait sans se retourner, en homme qu’aucune arrestation ne saurait étonner.

Enfin la troupe fit halte dans une antichambre, où des huissiers graves se chauffaient devant un poêle de faïence. L’agent qui avait pris la tête s’entretint à voix basse avec ces fonctionnaires, et indiquant du geste à ses prisonniers qu’ils devaient l’attendre là, il disparut dans un corridor sombre.

Son absence dura quelques minutes seulement et quand il reparut, ce fut pour intimer à Jean l’ordre de le suivre.

Le peintre obéit et pénétra dans un bureau luxueux, où un monsieur blond, à la tournure militaire, était assis dans un large fauteuil de cuir.

– Meinher Wolfburg, chef de section à la police centrale, souffla le policier à l’oreille de son prisonnier.

Le haut fonctionnaire ne parut pas s’apercevoir de leur entrée. Il continua gravement à faire flamber un bâton de cire à la flamme d’une bougie et apposa méthodiquement son cachet sur une enveloppe. Après quoi, il fixa son regard froid sur Fanfare.

– Vos noms, prénoms, demanda-t-il en français avec un accent rude ?

– Fanfare, Jean.

– Profession.

– Peintre.

– Français, n’est-ce pas ?

– Oui.

Meinher Wolfburg hocha la tête et du geste montra la porte à l’agent qui s’éclipsa aussitôt.

– Vous avez été arrêté, reprit alors le chef de section, comme détenteur d’une statue de Diane enlevée aux collections du musée du Louvre.

– Sur la dénonciation d’une misérable qui m’a empêché de ramener cette Diane en France, commença le jeune homme…

Mais le fonctionnaire l’arrêta sèchement :

– Vous êtes ici pour répondre à mes questions, non pour accuser.

Comme l’artiste voulait protester, le Teuton poursuivit :

– Taisez-vous. J’aurais pu avertir immédiatement la police française. Je ne l’ai pas fait, parce que j’ai eu une idée meilleure, dont vous aurez lieu de vous féliciter, car elle vous épargnera la punition de votre crime.

Jean ouvrit de grands yeux, ne comprenant pas vers quel but tendait son interlocuteur.

– La Diane, continua ce dernier, a été trouvée en un point quelconque des côtes méditerranéennes ; les droits du Louvre à sa possession ne sont pas établis. Je considère donc que vous n’avez pas volé, mais seulement déplacé cette œuvre d’art. L’indulgence est d’ailleurs d’accord avec mes sentiments de patriote allemand. La statue est en Allemagne, il faut qu’elle y reste.

– Qu’elle y reste, répéta Fanfare avec ébahissement ?

– Oui, et voici ce que je vous propose. Vous et vos compagnons garderez le silence ; vous vivrez librement à Berlin, sous la surveillance de la police ; si vous manquez d’argent, on vous avancera une petite somme pour subvenir à vos premiers besoins.

– Mais la statue, balbutia l’artiste effaré de la tournure que prenait l’entretien ?

– Elle entrera aux Musées Royaux, avec la mention : « Réplique de la Diane de l’Archipel », ce qui coupera court à toute réclamation ultérieure.

– Comment ? Votre musée s’appropriera… ? Le directeur des galeries, le chef de la police consentent… ?

– Pas encore, expliqua paisiblement Wolfburg. Le directeur est absent en ce moment ; quant à M. le Préfet de Police, il accompagne Sa Majesté l’Empereur qui dirige des manœuvres d’hiver. Ma proposition ne sera homologuée qu’à son retour, dans quarante-huit heures probablement.

D’un air très satisfait de lui-même, le fonctionnaire frisa sa moustache et cligna de l’œil en regardant le prisonnier.

Jean avait pâli ; si le plan de Wolfburg réussissait, Nali était irrémédiablement condamnée. Ne l’aurait-il arrachée au Louvre que pour l’entraîner dans une prison allemande ? Non, cela ne serait pas, il dirait à cet homme son douloureux secret.

Et véhément, le cœur déchiré, il parla. Il dit tout. Son rêve de fiancé sous le ciel bleu d’Athènes, son retour en France, la lettre d’Ergopoulos. Comme preuve de la véracité de son récit, il mit cette missive sous les yeux du chef de section.

Sans un mouvement, l’Allemand avait écouté. Son front plissé indiquait qu’il réfléchissait. Il prit la lettre que lui tendait Fanfare, la parcourut rapidement du regard, puis d’un geste brusque il l’approcha de la bougie toujours allumée ; le papier prit feu aussitôt.

Un rugissement s’échappa des lèvres de Jean, il s’élança vers le fonctionnaire ; mais déjà celui-ci avait tiré un revolver de sa poche et le braquait sur son captif.

– Un pas de plus et je tire, dit-il froidement. Légitime défense. Assailli par le prévenu durant l’interrogatoire.

– Mais c’est une infamie !

– Non, une mesure de prudence. Avec cette lettre, vous pensiez obtenir l’indulgence des tribunaux français, pouvoir résister à ma volonté. Maintenant vous comprenez que vous êtes dans ma main.

– Vous oubliez que Diane est vivante, que vous la tuez en…

– Je n’oublie rien, Monsieur. Je transmettrai vos allégations à M. le Préfet de Police, et s’il y ajoute foi, ce dont je doute, la science allemande fera le nécessaire.

Sans attendre une nouvelle protestation, Wolfburg appuya la main sur le bouton d’une sonnerie électrique.

Sans doute les agents avaient des ordres, car la porte s’ouvrit aussitôt, et Vemtite, Frig, Lee, Frog furent poussés pêle-mêle dans la salle.

– Madame, Messieurs, déclara d’un ton rogue le chef de section, votre ami, Jean Fanfare, vous expliquera les mesures de clémence que je prends à votre égard. Vous allez sortir d’ici, vous vous rendrez au n° 95 de Bartelstrasse, chez Mme Gothtag. On parle français dans cette maison. Vous y serez logés, nourris jusqu’à nouvel ordre. N’oubliez pas que la police vous surveille, et qu’à la moindre tentative pour quitter la ville, les prisons s’ouvriraient devant vous. Il vous est également interdit d’envoyer toute correspondance.

– Mais Nali, questionna Lucien en s’adressant à son ami ?

– Ils la volent pour la placer dans les Musées royaux, gémit Jean, brisé par la scène précédente.

– Ils la volent ?

Et le poète, couvrant le chef de section d’un regard d’inexprimable ironie, ajouta :

– Si nous refusions vos faveurs ?…

– Vous seriez immédiatement enfermés en lieu sûr.

– Bref, vous cambriolez, et vous nous punissez.

– Monsieur, gronda l’Allemand d’un accent plein de menace !

Mais déjà le sourire avait reparu sur les lèvres du Parisien, qui narquois lança ce huitain au visage de son interlocuteur :

En France, nous disons :

Pour cent bonnes raisons,

Quoique très, très coûteuse,

La justice est boiteuse.

En pays allemand,

C’est bien différent,

La loi n’y traîne pas la patte.

Elle est cul-de-jatte !

Sous l’ironie, un flot pourpre monta aux joues de Meinher Wolfburg.

– Prenez garde, Monsieur, ces vers sont…

– Libres, interrompit le disciple d’Apollon, car, plus heureux que nous, les vers sont libres lorsqu’ils n’ont pas le même nombre de pieds que leurs voisins. Si j’avais omis de les faire rimer, ils seraient blancs.

La réponse ne fit qu’augmenter l’irritation du chef de section. Il grommela brutalement :

– Taisez-vous. Vous n’êtes pas ici pour donner des leçons.

– Je m’en aperçois, repartit l’incorrigible railleur, car j’en reçois. Vous m’enseignez une fois de plus que la force prime le droit.

Troublé peut-être par la justesse de la réflexion ; peut-être aussi désirant tout simplement mettre fin à la séance, Wolfburg sonna de nouveau.

Des agents firent irruption dans le bureau et poussèrent les prisonniers, à travers les corridors, escaliers ; ils les traînèrent jusqu’à la porte extérieure de la préfecture et se dispersèrent ensuite.

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