CHAPITRE XIX LE PETIT MOUSSE

Les prisonniers se retrouvaient dans la rue. Ils étaient libres en apparence, mais ils sentaient peser sur eux les regards d’invisibles espions. Pour d’honnêtes gens, accoutumés à considérer la gendarmerie comme une institution protectrice, il est troublant de se savoir sous la surveillance de la police. De cette situation nouvelle résulte un déclassement de l’individu ; on passe du groupe où l’on peut être volé, mais non soupçonné, dans celui où l’on peut être soupçonné alors même que l’on n’a pas volé.

Comme pour souligner leur avatar, l’officieux Ralph Bayern les rejoignit et leur indiqua minutieusement le chemin de la demeure choisie à leur intention par les autorités berlinoises.

– Vous serez très bien, conclut l’agent. On parle français dans la maison.

Après quoi, faisant montre d’une discrétion louable, le digne homme prit congé de ses compagnons de voyage et rentra à la préfecture.

– Que faire, murmura Jean, encore abasourdi par ce qui venait de se passer ? Que faire ?

– Obéir, répondit nettement Vemtite. L’administration, je la connais, ne plaisante, pas. Allons prendre possession de notre logement, et cette marque de soumission donnée à la police, nous tiendrons conseil. Car, ajouta-t-il d’une voix moins assurée, il est inadmissible que nous laissions périr cette pauvre miss Nali.

Fanfare le regarda :

– Tu crois donc à ce que je te disais, maintenant ?

– Oui, fit le poète.

– Je ne te parais plus insensé en accusant Arbel et Ergopoulos… ?

– D’une effroyable machination ? Non. Mes yeux se sont ouverts. Cette femme, que je prenais pour sa sœur Nali, reste seule, la nuit, sur le pont de l’Eagle. La boussole est déviée, nous abordons à Hambourg. Cette femme nous quitte ; aussitôt des policiers nous arrêtent. Il est évident que sa main est dans tout cela.

Il se tut brusquement. Son visage exprima l’étonnement :

– Qu’as-tu donc, questionna le peintre ?

Il murmura :

– Encore le mousse !

– Quel mousse ?

– Celui du train de Hambourg ; celui qui est descendu à la gare de Lehrte. Vois, là-bas, devant le magasin blanc.

Tous portèrent leurs regards dans la direction indiquée. Debout en face de l’étalage d’une boutique, un mousse était à l’autre extrémité de la place Alexandre.

– C’est un enfant, remarqua l’artiste ; vois comme il est délicat et frêle.

– Un enfant, soit ! Mais un enfant qui se trouve trop souvent sur notre route.

– Tu penses donc qu’il nous suit ?

– Oui. Au reste, nous allons bien voir.

Déjà le bouillant secrétaire du Ministre de l’Instruction publique se dirigeait vers l’inconnu, quand Fanfare l’arrêta :

– Pourquoi lui parler ? Dirigeons-nous vers le logis que nous a assigné la police ; si c’est à nous qu’en veut ce jouvenceau, il nous filera et…

– Et nous le pincerons flagrante delicto. Tu as raison, en route !

La petite troupe se mit en marche. Personne ne tournait la tête du côté du mousse, mais tous regardaient par-dessus leur épaule.

À peine avaient-ils dépassé le petit marin, que Vemtite poussait légèrement son ami et lui disait :

– Il nous suit.

En effet, l’inconnu s’était arraché à la contemplation de l’étalage, et d’un air indifférent emboîtait le pas à ceux qui l’observaient. Il se trouvait à vingt mètres d’eux.

– Attends, fit tout bas le peintre, je vais te démasquer, petit traître.

Brusquement il se jeta, ainsi que ses compagnons, dans une rue latérale, et les laissant poursuivre leur marche, il se colla contre la muraille, à deux pas de l’angle formé par la première maison.

Le mousse avait pressé son allure, sans doute dans la crainte de perdre de vue ceux qu’il surveillait.

Il atteignit le coin de la rue et tourna, mais il se rejeta en arrière avec un cri de surprise en voyant Fanfare se dresser devant lui.

Quant au peintre, il pousse un rugissement étouffé, ses paupières palpitent, ses mains s’étendent à droite et à gauche comme pour chercher un point d’appui.

Celui qu’il vient de surprendre a les grands yeux noirs de Nali, sa bouche mignonne, son nez régulier aux narines délicates. C’est elle, et en même temps c’est une autre personne. Sous le béret dont est coiffé l’inconnu, sous le caftan jeté sur ses épaules, l’apparition a une autre allure, un aspect différent. Et soudain, avec un serrement de cœur, le jeune homme songe à cette miss Arbel qui lui a été signalée par une amie anonyme.

La colère s’empare de lui. C’est l’ennemie acharnée de sa fiancée, celle qui a condamné sans pitié l’Américaine au plus cruel des trépas, qui se trouve en sa présence.

Elle est là, rougissante, déconcertée, un sourire embarrassé sur les lèvres :

– Jean, murmure-t-elle sans savoir ce qu’elle dit !

Alors il éclate. Il a la conviction qu’elle veut le duper comme elle a dupé Vemtite, les clowns, tout le monde.

– Miss Arbel, gronde-t-il d’une voix sourde, le mensonge est inutile, je vous connais.

Son interlocutrice le regarde saisie. Il continue :

– Je vous hais et je vous méprise. Complice de ce monstre qui a nom Ergopoulos, vous avez juré la perte de votre sœur. C’est vous qui l’avez ravie aux soins de lord Waldker ; vous qui avez dévié de sa route le navire qui nous ramenait en France ; vous qui nous avez livré à la police allemande. Soyez maudite.

Elle est devenue très pâle, un brouillard humide monte à ses yeux. Elle balbutie :

– Que dites-vous ? Je ne vous comprends pas. Je suis Nali.

Le peintre l’interrompt avec rage :

– Mensonge ! Je vous connais. Être de ruse, vous ne me tromperez pas.

Elle fait un pas vers lui, les mains jointes :

– Jean !

Mais il la repousse. Sans avoir conscience de son mouvement, il lui saisit les bras ; de ses mains nerveuses, il meurtrit ses chairs délicates. Elle a un petit cri de douleur.

Des passants s’arrêtent. Alors les amis de Fanfare se rapprochent, ils entraînent l’artiste éperdu, non sans qu’il ait pu lancer à son interlocutrice cette phrase menaçante :

– Arbel ! vous tuez Nali, vous me tuez moi-même ; mais avant de rejoindre votre victime dans l’inconnu, elle sera vengée, vengée, je vous le jure !

Il s’éloigne avec ses compagnons. Le mousse reste à la même place, immobile, figé, statue vivante de la douleur. Il promène autour de lui des regards éperdus. Il voit l’écuyère Lee, qui est demeurée en face de lui ; il s’élance vers elle, se cramponne à son manteau :

– Lee, s’écrie-t-il avec un sanglot, Lee, nous avons fait pacte d’amitié à Tilbury ; Lee, expliquez-moi le malheur qui m’atteint.

Son appel est entendu. Lee est femme, elle a pitié. Et cependant le soupçon n’est pas éteint dans son esprit :

– Sauvez Nali, fait-elle doucement. Ils vous pardonneront, ils vous feront présent de cette mine d’argent qui vous inspire la folie du crime.

– La mine d’argent, répète l’Américaine qui ne comprend pas ?

– Oui, la mine du Colorado dont vous héritez.

– Mon oncle Jeffries est donc mort ?

À cette question, l’épouse de Frig fait un pas en arrière. De nouveau la défiance la reprend. La mine d’argent existe, donc tout est vrai, le crime, la trahison, tout !

– Vous venez de vous trahir, miss Arbel, dit-elle froidement.

– Arbel, gémit la jeune fille, encore ce nom. Pourquoi m’appelez-vous ainsi ?

L’Anglaise ne répond pas de suite. Des badauds groupés à peu de distance ont les yeux braqués sur elle. Tout à coup elle empoigne le mousse par le bras, et, l’obligeant à marcher à côté d’elle, elle l’entraîne.

– Mais répondez-moi donc, gémit sa compagne ?

Sans ralentir son allure, Lee se décide à parler. Malgré les apparences, elle ne peut se défendre d’une vague sympathie pour celle qu’elle accuse :

– Je vous donne ce prénom d’Arbel parce qu’il vous appartient – elle hésite et continue – à ce que l’on m’a dit. Avec l’aide d’un sculpteur grec, Ergopoulos, vous avez résolu la mort de Nali.

– Nali, c’est moi ?

– Non. Vous seriez sa sœur, Arbel.

– C’est insensé. Je n’ai pas de sœur ; j’étais fille unique.

Lee s’arrête, plonge son regard dans celui de son interlocutrice :

– Il faudrait le prouver.

– C’est facile. Il suffit d’écrire en Amérique. Mais comment M. Jean a-t-il pu se figurer ?… Il sait bien que je suis seule au monde. Croyez-moi, vous, Lee. Défendez-moi. Je me débats dans un abîme, je ne vois plus.

L’accent de la jeune fille est si vrai que l’écuyère adoucit sa voix. Elle lui raconte ce qu’elle ignore encore, et la lettre anonyme et les accusations qui pèsent sur elle.

Nali comprend enfin, son visage s’illumine :

– Comme il a dû souffrir, dit-elle.

Ces mots touchent l’Anglaise. Elle se penche vers sa compagne :

– C’est bien, vous le plaignez au lieu de le blâmer.

– Eh ! le puis-je, est-ce qu’il n’a pas péché par excès d’affection ?

– Sans doute – et retrouvant avec le calme la formule bizarre de dialogue dont les pantomimes du cirque lui ont donné l’habitude, Lee achève – Oui, c’est de l’affection de vouloir vous tuer pour vous empêcher de mourir.

Dans l’excès de son émotion, Nali ne remarque même pas cela :

– Conduisez-moi vers lui, je lui parlerai, il me croira. Adieu mes idées de sacrifice, de retraite ; la douleur est trop grande. J’avais du courage, je l’ai perdu. Une idée me reste. Je veux qu’il me sourie, que ses yeux se reposent sur moi avec bonté. Je ne veux pas qu’il me méprise plus longtemps.

Mais l’écuyère ne partage pas son enthousiasme :

– Il ne vous croira pas sans preuves, pauvre miss Nali.

– Pourquoi ? Vous me croyez-vous, murmure l’Américaine interdite ?

– Oui, moi. Mais lui dont l’âme est bouleversée, pensera que vous tentez une ruse nouvelle.

– Une lettre en Amérique lui démontrera…

– Il refusera d’écrire.

– Il refusera ?

– Oui. Il se dira : elle cherche à gagner du temps. Avant l’arrivée de la réponse, des pièces établissant que miss Arbel est un mythe, le délai qu’il s’est fixé pour tirer Nali de sa prison de métal sera expiré.

La jeune fille se tordit les mains :

– Mais alors que faire ?

Lee parut chercher.

– Une preuve immédiate, voilà ce qu’il faudrait.

– Comment voulez-vous que je la fournisse… ?

Brusquement Nali s’interrompit. Ses pupilles dilatées se fixèrent sur un homme qui passait sur le trottoir opposé.

– Une preuve immédiate, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même, la voici peut-être.

Et se retournant vers l’écuyère :

– Allez, Lee, allez. Si vous ne me revoyez pas, dites-vous que miss Nali est morte pour démontrer qu’elle n’est pas capable de traîtrise.

– Que prétendez-vous faire ?

– Conquérir mon fiancé.

Sur ces paroles énigmatiques, l’Américaine s’élança à la poursuite du personnage dont la vue avait opéré en elle un si brusque changement. Lee la vit s’éloigner, disparaître au tournant de la rue, et pensive elle se dirigea vers Bartelstrasse où devaient l’attendre ses compagnons de voyage.

Cependant Nali, en proie à une exaltation bien justifiée par les émotions qu’elle venait de traverser, suivait l’homme dont la vue l’avait si profondément impressionnée.

Tout en marchant elle monologuait :

– C’est lui ! Sa présence explique tout. Le surprendre, le démasquer enfin, voilà ce qu’il faut. Ruse contre ruse. Nali, fille des anciens maîtres rouges des grandes plaines d’Amérique, montre que tu possèdes les qualités de ta race.

Avec un sourire pénible, elle ajouta :

– Car je suis une peau-rouge. Que ce sobriquet dont ils m’ont flagellée, serve au moins à sauver Jean.

L’homme ne se doutait pas qu’il était épié. Il traversa Alexandre-Platz, parcourut dans toute sa longueur la rue royale, – Königstrasse – passa la Sprée sur le pont Lange, contourna le palais du roi et s’engagea dans le square de Lustgarten.

L’Américaine ne le perdait pas de vue.

– Plus de doute, murmura-t-elle, il se rend au musée.

Mais l’individu laissa à sa gauche les bâtiments de l’ancien et du nouveau Musée et se dirigea sans hésiter vers le monument isolé, qui répond à l’appellation de Galerie Nationale affecté à la peinture moderne.

Il n’y pénétra point pourtant. Frôlant les murs, il en atteignit l’extrémité qui se développe en demi-cercle et la contourna, masqué pour la jeune fille par le rempart de pierre.

Nali précipita sa course. À son tour, elle dépassa la rotonde ; mais là, un faible cri de désappointement monta à ses lèvres. Elle voyait les allées du square établi en bordure de la Sprée, la façade de la Galerie Nationale s’étendait à sa droite, mais l’homme avait disparu.

Vainement elle fouilla du regard le jardin désert ; nulle trace de l’inconnu. Il semblait qu’il se fût englouti sous terre.

Haletante, elle cherchait encore. Soudain d’une porte basse, analogue à une entrée de cave, dont le quadrilatère se découpait au pied de la muraille, elle vit émerger le personnage. Celui-ci regarda dans la direction du pont Lange et courut précipitamment vers un homme qui, appuyé au tronc d’un arbre à quelque distance, semblait absorbé par une profonde rêverie.

Sans réfléchir, l’Américaine bondit vers la porte. Dans sa précipitation, celui qu’elle poursuivait ne l’avait point refermée. Une grosse clef était restée dans la serrure.

D’un coup d’œil Nali s’assura que personne ne l’observait et se glissa par l’ouverture.

Un corridor étroit et sombre s’allongeait devant la jeune fille. Courageusement elle s’y engagea. Ses pieds glissaient sans bruit sur la terre battue du sol. Au bout de vingt pas, le corridor fit un coude brusque, et Nali aperçut devant elle une lumière.

Un instant elle hésita. En marchant en avant, n’allait-elle pas se jeter entre les mains d’ennemis occupés à une mystérieuse besogne ? Mais un léger bruit de voix s’élevant en arrière lui apprit que la retraite lui était coupée. D’un geste rapide elle porta la main à sa poche, et ses doigts se crispèrent sur la poignée d’un poignard ionien. Alors elle marcha droit devant elle et pénétra dans une salle qu’éclairait imparfaitement une bougie posée sur un tréteau.

Des pas résonnaient dans le couloir. On allait venir, il fallait se dissimuler.

Dressés le long de la muraille, des fragments de statues, de bas-reliefs profilaient de façon étrange leurs formes mutilées. Nali comprit qu’elle se trouvait dans une cave de débarras du musée, et avisant un énorme bloc de pierre sur lequel des personnages coiffés de mitres assyriennes figuraient une procession, elle se glissa derrière cet abri.

Il était temps. La porte qui fermait le corridor s’ouvrit et deux hommes entrèrent.

L’un était celui que la jeune fille avait suivi depuis la place Alexandre, petit de taille, brun de peau et de cheveux, les yeux noirs au regard dur, le visage allongé par une barbe en pointe, toute sa personne avait une expression de cruauté tranquille.

– Ergopoulos, se dit à elle-même l’Américaine !

L’autre gros, pâle, flasque, le nez crochu surmonté d’une paire de lunettes, le crâne couvert d’un bonnet de fourrure ; une houppelande graisseuse enveloppant son obèse personne, parla le premier :

– Vous êtes sûr que personne ne soupçonne notre affaire, demanda-t-il avec un léger tremblement dans la voix, qui démontrait le peu de solidité de son courage ?

– Personne, répliqua l’autre d’une voix sèche. Je vous répète, Abraham…

Son interlocuteur leva les bras au ciel :

– Pas mon nom, pas mon nom, mon respectable ami. Il est trop connu à Berlin pour être prononcé en semblable circonstance.

– Oh ! vous n’avez rien à craindre. J’ai fermé l’entrée sur le quai, et nous pourrions rugir tout à notre aise sans que le bruit de nos voix fût entendu.

– C’est vrai, c’est vrai, mais deux précautions valent mieux qu’une. J’ai de la famille, et si je me dévoue pour la nourrir…

– Vous désirez vous dévouer avec circonspection.

– Vous avez dit le mot juste.

Ergopoulos eut un sourire cruel aussitôt réprimé et frappant amicalement sur l’épaule de son interlocuteur :

– Rassurez-vous, brave Abraham. Ici nous n’avons rien à craindre, les trompettes de Jéricho y retentiraient sans que les passants berlinois s’en aperçussent. Ensuite, je vous le répète, on n’entre jamais ici. C’est pour cela que Herr Wolfburg a choisi cette cachette.

– Bon cela. Mais après, ne serons-nous pas inquiétés ?

– Comment le serions-nous ? On ignore que j’ai une fausse clef… et puis la police ne cherche pas lorsqu’elle a des coupables sous la main. Or, elle en a.

– Oui, oui, vous avez raison, mais c’est égal, faisons vite.

De sa cachette, Nali entendait. Son cœur battait avec violence les parois de sa poitrine. Elle devinait que le hasard lui dévoilait une trame nouvelle ourdie contre ses amis.

– Soit, pressons, fit le sculpteur grec en ricanant. Venez par ici, digne descendant de Moïse.

En parlant il s’était approché de la paroi de gauche et se penchait sur une caisse, que l’Américaine n’avait pas remarquée en arrivant. Abraham l’imita ; de sa voix blanche, il laissa tomber ces paroles qui firent tressaillir la jeune fille :

– C’est là-dedans que se trouve la Diane ?

Nali appuya une main sur ses lèvres pour retenir un cri de triomphe prêt à s’échapper. Ainsi son instinct ne l’avait pas trompée. À la vue d’Ergopoulos, sans hésiter, elle avait pressenti qu’il était l’artisan des nouveaux malheurs de ses amis. L’expérience démontrait la justesse de ses soupçons.

– Oui, répondit le Grec, elle est là – et soulevant le couvercle – Diane est visible pour un futur compagnon de voyage. Regardez.

Il avait saisi la bougie, et sous la flamme dansante, la statue d’aluminium se piquait d’étincelles mobiles.

– Ça, murmura le juif, c’est très beau.

Puis, comme s’il considérait qu’en prononçant cet éloge il avait commis une maladresse, il reprit :

– Seulement d’un placement difficile… En dehors de moi, qui voudrait se charger de cet objet encombrant, recherché par la police.

Un éclat de rire du sculpteur lui coupa la parole :

– Allons, père Abraham, ne « débinez » pas la marchandise, puisque je vous la donne.

Son interlocuteur le regarda d’un air soupçonneux :

– Cela tient donc comme il a été convenu.

– Absolument.

– Je n’ai à ma charge que les frais d’enlèvement et de transport ?

– Pas autre chose. Et vous vendrez fort cher comme une image sainte, cette statue de Diane… en or d’aluminium, comme vous dites, pour en augmenter le prix.

– Ne parlez pas de cela.

– Pourquoi. Nul ne saurait nous surprendre. Laissez-moi rire en pensant à ces bons Cosaques des rives du Volga…

– De la Volga, je vous prie.

– De la Volga, si vous le désirez, de ces bons Cosaques qui adoreront cette image à l’égal d’une statue sainte. Vous vous y entendez, vous, à utiliser l’antique. Mais comment diable êtes-vous en relation avec les populations riveraines de la Volga et de la Moskva ?

– J’étais un juif russe, et alors…

– N’ajoutez rien, j’ai compris. Mais revenons aux choses sérieuses. La nuit prochaine, il faut que vous enleviez votre Diane.

– Oui. Comme il a été entendu…

– Nous scierons l’objet en plusieurs morceaux. Cela sera plus commode pour le transport et aussi pour passer la frontière.

– Évidemment.

– Plus tard, rien de plus aisé que de rajuster les tronçons. Vous êtes bien sûr de ceux qui vont emporter… ?

– Ce sont mes fils.

– Oh alors ! Ils savent que l’opération doit rapporter un gros bénéfice ?

– Un gros bénéfice, vous voulez rire, protesta Abraham. Les temps sont durs, l’argent rare. Vous seriez étonné si vous appreniez pour quelle modique somme je risque ma liberté.

Derechef le Grec fit entendre un rire sonore.

– Ah ! Abraham, ricana-t-il, abandonnez ces formules-là. Notre affaire est assez avantageuse pour que vous disiez la vérité. Une fois par hasard, cela ne vous fera pas de mal.

Et reprenant un air grave :

– Vous avez vu l’objet ; il vous convient… Donc à ce soir, onze heures.

– Mes enfants et moi serons exacts.

Ces paroles échangées, les deux hommes se dirigèrent vers la porte. Nali ne bougea pas. Dans sa cachette elle n’avait pas perdu un mot de la conversation. Une joie immense chantait en elle. Elle allait sortir, avertir la police de ce qui se préparait, livrer les coupables et du même coup se justifier aux yeux de Jean.

L’oreille tendue, elle écouta décroître le bruit des pas de ses ennemis ; elle entendit la porte du quai se refermer.

Alors elle eut un cri de délivrance. Avant de sortir, Ergopoulos avait éteint la bougie ; une obscurité compacte remplissait la pièce. La jeune fille se souvint qu’elle avait sur elle une boîte d’allumettes, elle en enflamma une, et à sa lueur, elle aperçut la caisse où gisait la Diane d’aluminium.

Un sentiment de curiosité la prit. Instinctivement elle se rapprocha du coffre, elle considéra curieusement la statue qui reproduisait ses traits. Elle sourit en la trouvant belle, puis le souvenir de Fanfare lui revint. Tandis qu’elle sacrifiait à la coquetterie, il souffrait, accusé d’un crime. Elle se reprocha la minute perdue et marcha vers la porte qui s’ouvrait sur le corridor. D’une main impatiente elle la poussa, mais un frisson parcourut son corps. La porte avait résisté.

Une nouvelle tentative ne fut pas plus heureuse. Évidemment Ergopoulos l’avait fermée sans qu’elle y fît attention. Durant un moment, elle secoua le vantail de chêne renforcé de barres de fer, sans réussir à l’ébranler.

Son allumette s’était consumée. Dans les ténèbres l’Américaine s’agitait, une sueur froide perlant sur son front. L’obstacle qui l’arrêtait jetait à bas tout son plan. Elle avait pensé arriver jusqu’à l’extrémité du corridor, et alors séparée du jardin par une porte seulement, elle eût attiré les passants par ses cris ; mais à cette heure, elle se rendait compte que ses appels ne parviendraient pas au dehors.

Pourtant elle cria ; elle cria jusqu’au moment où sa gorge ne laissa passer que des sons rauques. Personne ne vint.

Alors elle se laissa tomber sur un fragment de pierre, et elle s’abandonna au désespoir. Elle était captive dans une cave de la Galerie Nationale, immobilisée, impuissante à défendre ses amis. Cependant elle voulut réagir, et d’abord dissiper l’obscurité qui l’oppressait. Elle ralluma la bougie laissée par le Grec et lentement elle examina sa prison. Mais elle n’aperçut que des sculptures écornées, incomplètes, têtes privées de corps, dont les yeux immobiles se fixaient sur elle, corps sans tête dont les bras se tendaient dans sa direction, mornes supplications d’êtres de pierre.

Elle abaissa ses paupières pour échapper à ce spectacle. Précaution inutile. Son imagination lui retraçait le tableau qui l’entourait. C’était un cauchemar que la jeune fille subissait éveillée.

Cela dura de longues heures, Nali avait faim. Depuis la veille, elle n’avait rien pris ; l’angoisse de son estomac était sans doute pour quelque chose dans son abattement. Depuis longtemps sa bougie, consumée jusqu’au bout, s’était éteinte avec un grésillement sinistre. À la clarté d’une allumette, Nali consulta sa montre. Les aiguilles marquaient neuf heures et demie.

Le cœur de la jeune fille se serra. Était-elle déjà si près de l’instant où Ergopoulos reviendrait avec son complice, où ils enlèveraient la Diane sans qu’elle pût s’opposer à leur dessein ?

Un trouble croissant régnait dans sa pensée ; la faim, l’humidité de la cave glaçaient son sang, et elle restait immobile se demandant toujours à quel parti elle allait se résoudre.

Soudain un bruit la tira de sa torpeur. On marchait dans le couloir. Ainsi qu’une biche effrayée elle bondit vers le bas-relief qui, le matin, lui avait servi d’abri, et se glissa entre le bloc de pierre et la muraille.

Presque aussitôt une clef grinça dans la serrure, la porte fut repoussée, et plusieurs hommes pénétrèrent dans la salle. En tête du groupe, Nali reconnut Ergopoulos et Abraham. Tous portaient des sacs de toile grossière.

– Tiens, remarqua le Grec, j’ai oublié d’éteindre la bougie ce matin, il n’en reste pas trace. Heureusement nous avons une lanterne.

– À l’ouvrage, à l’ouvrage, fit Abraham d’une voix mal assurée. Je ne serai tranquille que lorsque je serai sorti d’ici.

Et Nali, qui regardait à travers une fente de la pierre, assista alors à un spectacle étrange.

Dans un coin de la salle les hommes prirent des outils qu’elle n’avait pas remarqués. Ils entourèrent la caisse de la Diane, et avec un ciseau ils tracèrent sur le corps de la déesse des lignes qui la divisaient en plusieurs tronçons. Après quoi, au moyen de légères scies américaines, ils se mirent à couper l’aluminium suivant les raies marquées.

Sous la lueur rougeâtre de la lanterne le groupe prenait un aspect bizarre. Ces hommes penchés sur la brillante statue, procédant à leur travail avec des mouvements rythmés, semblaient des esprits infernaux des mythologies antiques se livrant aux mystérieuses besognes que signalent sans les expliquer les bas-reliefs de la vallée du Nil ou de la Mésopotamie.

Terrifiée, Nali était incapable de faire un geste. La scie grinçait avec une régularité agaçante ; parfois les travailleurs l’humectaient d’huile afin d’en faciliter le glissement, puis ils reprenaient leur occupation.

Il leur fallut plus d’une heure pour partager la statue en six tronçons. Alors chacun souleva un morceau de métal, l’introduisit avec précaution dans le sac dont il était muni et s’en chargea.

Ils allaient partir. De nouveau la jeune fille serait enfermée. Elle voulut parler, une soudaine épouvante arrêta la voix sur ses lèvres.

N’était-ce point son plus terrible ennemi qui était en face d’elle, cet Ergopoulos qu’elle haïssait et méprisait ? La mort n’était-elle point préférable à la pitié de cet homme ? La pitié, mot vide de sens auprès d’un tel personnage. Alors qu’il n’avait rien à craindre de l’Américaine, il l’avait séquestrée ; de quoi ne serait-il pas capable maintenant qu’elle possédait son secret ?

Tandis que ces réflexions se heurtaient sous son crâne, le sculpteur et ses compagnons s’éloignaient emportant leur butin. La porte se refermait avec bruit, et la prisonnière se trouvait seule dans l’obscurité froide redevenue maîtresse de la salle.

Durant quelques minutes, une sorte d’anéantissement la cloua dans sa cachette. Immobile, appuyée contre le bas-relief dont elle semblait faire partie, la jeune fille songeait. Allait-elle périr de faim et d’horreur en cet endroit ? Une cave de débarras du musée serait-elle son tombeau ?

Et avec une tristesse infinie, Nali se surprit à proférer l’adieu de ceux qui se penchent vers le sépulcre. Adieu à la jeunesse, adieu aux affections, adieu à la nature, aux arbres verts, aux ruisseaux gazouilleurs, aux fleuves majestueux ; adieu aux nuits tièdes peuplées d’étoiles, au soleil, père ardent et lumineux de la terre, des civilisations, du rêve.

Mais une révolte lui vint. Non, elle ne mourrait pas ainsi sans lutte. Elle ne pouvait sortir de la vie sans avoir revu Jean, sans avoir chassé le soupçon cruel de son esprit.

Il lui fallait quitter ce caveau plein d’ombre. Mais comment ? Ses mains délicates ne sauraient vaincre la résistance des portes massives ; elles se briseraient sur les panneaux de chêne, sur les ferrures épaisses que la rouille même n’entamait qu’à la surface.

Un cri lui monta aux lèvres. Elle se souvenait. Les outils dont les ravisseurs de Diane s’étaient servis ; ces outils, ils ne les avaient point emportés. Leur besogne terminée, ils les avaient dédaigneusement abandonnés. Cela, elle en était certaine, la mémoire lui revenait. Avec le ciseau, le marteau, les scies, elle serait en mesure d’attaquer la porte de sa prison.

Elle se dressa. Les premières atteintes de l’abstinence se faisaient déjà sentir ; elle éprouvait une faiblesse singulière ; mais la soif de la liberté lui rendit toute son énergie. À la lueur d’une allumette, elle parcourut sa cellule, ramassant sur le sol les instruments libérateurs, puis elle s’approcha de l’entrée, et dans la nuit, à tâtons, elle enfonça le ciseau dans les planches épaisses qui empêchaient sa fuite.

Le labeur était pénible pour l’élégante jeune fille, inaccoutumée aux travaux de force, épuisée par un jeûne prolongé. Parfois les outils trop lourds échappaient à ses mains meurtries. Alors elle enflammait une allumette et se rendait compte des progrès de son assaut. Puis elle recommençait avec cette obstination patiente que connaissent seuls ceux que la prison a gardés.

Enfin, après des efforts surhumains, l’Américaine réussit à pratiquer dans le panneau une profonde rainure qui traversait la planche de part en part. Elle l’élargit. Bientôt elle put passer le bras par l’ouverture. Alors elle mit la scie dans le bois et parvint à détacher un rectangle assez grand pour que le trou béant livrât passage à son corps.

Par cette brèche, elle se coula dans le corridor. La partie la plus ardue de sa tâche était accomplie, mais elle était à bout de forces. La pensée qu’il ne lui restait à faire que quelques pas pour atteindre la porte extérieure la ranima. Une fois là, elle pourrait appeler, attirer l’attention des passants.

Faisant mouvoir avec peine ses membres raidis, elle parvint au coude du couloir, elle le dépassa et alors elle s’arrêta, saisie d’une émotion sans bornes. Au ras du sol, en avant d’elle, sous la porte qui ne fermait pas « à bloc » filtrait une bande de lumière. Nali s’approcha, se courba sur la terre et regarda au dehors par l’étroite ouverture.

Il faisait grand jour. Quelle heure était-il ? la jeune fille prit sa montre : elle était arrêtée. Après tout, ce détail avait peu d’importance. À de longs intervalles des passants faisaient sonner le sol durci sous leurs talons. Ils étaient rares, car une bise glaciale soufflait, arrivant jusqu’à la prisonnière, et par ces temps de frimas, à moins d’être obligé de sortir, on préfère se tenir au coin du feu.

Nali guettait. Elle appellerait le premier passant qu’elle apercevrait. Cependant, un bruit de pas retentit au dehors et elle se tut. Pourquoi ? Une réflexion avait arrêté la voix sur ses lèvres. On lui ouvrirait certainement, mais on voudrait savoir ce qu’elle faisait dans ce sous-sol du Musée. On la conduirait chez un policier quelconque ; elle serait maintenue en état d’arrestation. Que de temps perdu pour elle et pour ses amis ! Que de temps gagné pour ceux qui emportaient la statue d’aluminium vers les plaines immenses que baigne la Volga.

Outillée comme elle l’était, ne valait-il pas mieux essayer de venir à bout de la serrure grossière qui fermait la porte du quai. Les promeneurs étaient peu nombreux, partant peu gênants. Il lui suffirait de prêter l’oreille et d’interrompre son travail quand elle entendrait approcher quelqu’un.

Avec peine, elle se traîna jusqu’à la cave où elle avait laissé ses instruments. Elle avait froid, elle se sentait faible comme une enfant. Pourtant, stimulée par sa volonté, elle revint à la porte extérieure, et à l’aide du ciseau transformé en levier, elle s’efforça de faire jouer le pêne.

Tout d’abord ses essais furent infructueux ; sa main tremblante et glacée dirigeait mal son attaque. Engourdie, découragée, à bout d’énergie et de vigueur, Nali était sur le point de renoncer au succès, quand tout à coup, un mouvement inconscient fit ce qu’un effort raisonné n’avait pu produire. Avec un claquement sec, le pêne céda et le panneau s’entr’ouvrit.

Éperdue de ce résultat, l’Américaine se précipita au dehors. Heureusement pour elle, le square était désert. Aucun regard n’observa cette jeune fille blême, aux traits décomposés, qui sortait de terre, ainsi qu’une personnification de la souffrance.

Elle respirait, elle revoyait la lumière. La joie lui faisait oublier ses fatigues, ses privations. D’un pas rapide, elle s’éloigna de la Galerie Nationale, quitta le jardin, parvint sur le quai ; un pont se présenta devant elle, elle le traversa. Mais sa surexcitation momentanée avait épuisé ce qui lui restait de forces. La lassitude la ressaisit plus impitoyable ; le vent qui soufflait avec force glaça son sang.

Elle eut l’impression vague que la vie l’abandonnait. Ses yeux se troublèrent soudain, il lui sembla que son cœur ralentissait ses pulsations. Tout se prit à tourner autour d’elle. Elle eut peur, voulut crier, mais de la bouche un soupir haletant sortit seul. Ses mains crispées s’étendirent à droite et à gauche cherchant un point d’appui ; elles ne battirent que le vide, et la jeune fille, fléchissant brusquement, roula sur le sol en poussant un gémissement.

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