Bientôt les prisonniers pénétrèrent dans la Berliner Bahnhof (gare de Berlin), ainsi nommée parce qu’elle est tête de la ligne ferrée de Hambourg à la capitale de l’empire allemand.
Leur venue causa quelque émoi parmi les voyageurs, mais les agents pressèrent le pas, filèrent sans s’arrêter à travers le hall d’attente et atteignirent le quai. Là, le chef de gare attendait. Il s’excusa de n’avoir à sa disposition aucune voiture du service pénitentiaire. À tout hasard, il avait fait accrocher au train formé pour Berlin un car d’un type nouveau encore à l’essai, composé de deux salons accolés. Celui d’avant serait occupé par les policiers et leurs captifs, l’autre serait ouvert aux voyageurs.
Comme ceux de tous les pays civilisés, les agents allemands aiment leurs aises ; aussi ne firent-ils aucune objection à l’arrangement proposé par le chef de gare. Ils s’installèrent, après avoir agrémenté les portières de verrous et les poignets des amis de Jean de menottes.
Les Anglais supportaient flegmatiquement leur mauvaise fortune, mais Lucien Vemtite montrait moins de patience. Il grommelait, parodiant le distique fameux de Banville.
– Fureur ! Au clou nous mène une locomotive,
Ô fureur, que le choix de tels locaux motive…
Un instant il se tut. Sur le quai, il avait cru apercevoir le petit mousse entrevu près du steamer de master Hook. Ce singulier marin s’était précipité dans le salon contigu à celui qu’occupaient les prisonniers.
Mais était-ce bien le même mousse ? Et puis en somme, que ce fût lui ou non, la chose avait trop peu d’intérêt pour arrêter longtemps la pensée du poète. Il revînt à sa préoccupation présente par cette exclamation :
– Et tout cela parce qu’une sotte boussole s’est avisée de devenir folle ! Ces mots tirèrent Fanfare de son abattement :
– Elle n’est pas devenue… on l’a rendue folle, rectifia le jeune homme.
– Comment cela, s’exclamèrent Lucien et les Anglais ?
– Oh ! d’une façon fort adroite. Un lingot de fer doux a été accroché sous le cadran. Résultat : l’aiguille aimantée, déviée du Nord, a donné une indication fausse à l’homme du gouvernail, et au lieu d’atteindre un port français, nous sommes arrivés à Hambourg, où la police devait nous arrêter, enlever l’infortunée Nali, nous faire perdre les quelques jours pendant lesquels on aurait pu la sauver.
– Mais qui a glissé ce lingot ?…
– Qui ? vous le demandez. Miss Arbel, ce mauvais génie attaché à la perte de sa sœur.
D’une voix acerbe, Jean formulait son accusation. Il parlait, s’animant au son de sa voix, reprochant à ses amis de s’être laissés tromper par l’astucieuse Arbel, de l’avoir aidée à arracher Nali de la maison du docteur Waldker.
Comme Lucien, très affligé, essayait de discuter, affirmant que le peintre lui-même eût été pris à l’étonnante ressemblance qui caractérisait les deux sœurs, Fanfare lui lança cette apostrophe véhémente :
– Le démon ne saurait avoir le regard de l’ange. Au surplus, ne t’avais-je pas prévenu, la nuit dernière, dans la cabine de l’Eagle. Toi, mon ami, sur une côte étrangère tu aurais dû surveiller cette femme, l’empêcher de quitter le bord, racheter une première faute en essayant d’éviter de nouveaux malheurs. Au lieu de cela, tu es allé visiter le musée et durant ton absence, qu’a-t-elle fait, elle ? Chez le chef de la police elle a couru nous dénoncer. Elle lui a dit : le long de tel quai, dans tel bassin, un vapeur est amarré. Allez-y avec vos argousins, perquisitionnez. Vous découvrirez la statue dérobée au Louvre et auprès d’elle le voleur.
Et soulignant ces mots d’un ricanement pénible, déchirant :
– Car pour la police ignorante, je suis un coupable. Les agents de la loi se font les complices de miss Arbel ; ils facilitent son œuvre de haine et pour que la dénonciatrice soit certaine d’assassiner sa victime, ils lui prêtent le secours des lenteurs administratives.
– Calme-toi, balbutia Lucien éperdu, tout s’arrangera… ? nous dirons…
– Nous dirons la vérité, n’est-ce pas ? Inutile, on ne nous croira pas, ou bien l’on nous croira trop tard. D’une belle et exquise jeune fille, des misérables avaient fait une statue. De la statue on aura fait une morte. Et la vraie coupable triomphera. Avec les revenus acquis par le crime, elle brillera dans le monde, elle sera adulée, choyée, entourée, et personne ne songera que son luxe, son éclat, sa beauté ont pris racine sur une tombe désolée.
Vemtite n’écoutait plus. À travers la cloison contre laquelle il s’appuyait, il lui avait semblé entendre un sanglot. Ses regards avaient curieusement parcouru la paroi. Un peu haut, au-dessus du capitonnage, une fissure étroite existait entre deux planches mal jointes.
D’un bond, le poète fut debout sur la banquette, appliqua son œil à l’imperceptible ouverture. Il aperçut ainsi le second salon du car. Le compartiment était vide, mais soudain une personne, assise le long de la paroi et que sa position rendait invisible au Français, se leva, traversa la salle roulante et Lucien étouffa avec peine un cri de stupéfaction.
Le voyageur était le mousse qu’il avait cru reconnaître un instant plus tôt, et ce voyageur, le visage caché par son mouchoir, pleurait ainsi qu’on en pouvait juger au mouvement saccadé de ses épaules.
Un agent ordonna au secrétaire du ministre de l’Instruction Publique de descendre et le captif dut obéir.
Du reste, le train s’ébranlait lentement, passant sur les plaques tournantes de la gare avec un bruit de tonnerre, et laissait derrière lui la gare de Berlin et la cité de Hambourg.
Aux questions de ses amis, étonnés de son brusque mouvement, Vemtite répondit évasivement. La douleur d’un enfant est chose sainte, et ce mousse en larmes avait profondément ému le rimeur. Il ne voulut pas le mettre en butte aux regards indiscrets de ses compagnons.
Ceux-ci, d’ailleurs, n’insistèrent pas. Ils mangèrent du bout des dents les aliments que l’un des agents avait achetés au buffet de la gare ; après quoi chacun prit ses dispositions pour passer la nuit.
Les ténèbres avaient couvert la terre et le train filait au milieu de la campagne noire comme dans un tunnel d’ombre. De loin en loin, il franchissait une station ; on apercevait des lanternes allumées, un pan de mur, des clôtures éclairées, puis tout s’effaçait et la course dans l’obscurité recommençait.
À Döneburg, cinq minutes d’arrêt, personne ne bougea. Tout le monde dormait ou feignait de dormir.
Cependant la nuit s’avançait. La voie qui suit la rive gauche de l’Elbe jusqu’à ce nom franchit ce fleuve sur le pont de Domitz, et déroule ensuite son ruban sur la rive gauche : Lenzen, Wittenberge, Vilsnach, Neustadt étaient dépassés. Au point du jour, le train entrait dans l’immense plaine humide et boisée dont Berlin occupe le centre.
Du ciel bas, voilé de nuages gris, tombait une lumière pâle, sans éclat, qui faisait ressortir les traces de fatigue imprimées sur le visage des captifs. Ceux-ci avaient ouvert les yeux ; ils s’étiraient pour secouer l’engourdissement que cause toujours une mauvaise nuit.
– Voulez-vous une goutte d’eau-de-vie, c’est excellent pour chasser les brouillards du matin ?
À cette question prononcée en excellent français, tous regardèrent celui qui avait parlé. C’était l’un des agents, lourd, blond, rose, l’œil rêveur. Il sourit et reprit :
– J’ai été en service en France autrefois ; voilà pourquoi je me sers de votre idiome. Voulez-vous, je le répète, une gorgée de cognac ?
Les prisonniers hésitant à répondre, l’agent poursuivit :
– Je regrette la France, allez ; j’y serais encore, si…
– Si, interrogea Lucien ?
– Si mon amour de l’art ne m’avait rendu impropre aux délicates fonctions de valet de chambre.
Sans s’arrêter à l’ébahissement peint sur toutes les physionomies, il se leva, déboucha la gourde qu’il portait en bandoulière, et ayant rempli un petit gobelet d’étain, il le présenta au poète ; et comme celui-ci, embarrassé par ses menottes, éprouvait quelque peine à élever le récipient jusqu’à ses lèvres, le policier l’aida avec une sollicitude vraiment paternelle. Après quoi, ce fut le tour de Jean et des clowns.
Tout en s’improvisant l’échanson des captifs, le singulier personnage pérorait :
– Mon père m’a légué le nom de Ralph Bayern. Il était encadreur, et voyez l’effet de l’atavisme si merveilleusement élucidé par les philosophes modernes, dès l’âge le plus tendre, j’adorais la peinture. À seize ans, léger d’argent, je partis pour Paris, afin de me mettre en condition, car c’est encore le meilleur moyen de faire des économies. Hélas ! l’amour des tableaux devait me perdre. J’entrai d’abord chez un homme que vous devez connaître, vous qui êtes Parisiens, M. Giraudon.
– Giraudon, répéta Fanfare intéressé malgré lui par le bavardage de Bayern ? Serait-ce du photographe d’art que vous parlez ?
– Précisément. Giraudon, celui que les peintres appellent « le roi de la documentation ». C’est ce titre qui m’avait décidé. À défaut des toiles célèbres, je vivais au milieu de reproductions souvent merveilleuses. Dès le premier jour, il y eut un malentendu entre mon maître et moi. Monsieur Giraudon avait cru prendre un domestique, il n’avait reçu chez lui qu’un amateur ; au lieu de ranger l’appartement, le magasin, je dérangeais les collections de photographies ; cela ne pouvait pas durer, n’est-ce pas ? À mon grand regret, je me mis en quête d’une nouvelle place.
Ralph poussa un soupir :
– Hélas ! mon goût s’était affiné ; je n’étais plus capable de m’engager dans une maison bourgeoise. Quand je voyais accrochés aux murs des tableaux sans valeur ou des gravures de « style pompier », j’éprouvais une répulsion que je ne pouvais cacher : « Madame, Monsieur, disais-je aux personnes auxquelles je me présentais, comment supportez-vous la vue de pareilles horreurs ; jetez-moi tout cela au panier et remplacez ces épouvantails par de belles photographies de chefs-d’œuvre. Vous aurez sous les yeux des lignes pures, des compositions adorables qui développeront votre goût et celui de vos enfants ! Je tirais de ma poche des réductions que j’ai toujours sur moi, c’est ma joie, je les leur montrais…
Ce disant, Ralph fouilla dans sa houppelande, en sortit un volumineux portefeuille de cuir jaune, l’ouvrit et présentant à ses auditeurs des photographies :
– N’avais-je pas raison ? Croyez-vous que ce Joyeux Buveur, ce Ménage, de Franz Hais, si pleins d’expression et de vérité, ce portrait de Guillaume II et de Marie Stuart, par Van Dyck ; celui-ci qui représente Anna Maria, femme de Rubens et est l’œuvre du grand coloriste, ne valent pas cent fois les œuvres ridicules dont on couvre les murailles des appartements parisiens ? Et les paysages donc ? À la place « des plats d’épinards » à bon marché que l’on exhibe, pourquoi ne pas mettre les Moulins, de Jacob Van Ruysdaël ou la Vue sur la Meuse, de Jan Van Goyen ? Tout cela est dans le seul Musée d’Amsterdam. Aimez-vous la mise en scène : prenez-y le Schuttermaaltijd, de Van der Helst, les Funérailles de Philippe-le-Bon, de Van Beers ; la Ronde de nuit, de Rembrandt. Préférez-vous le portrait ? On y rencontre de Rembrandt, le maître du genre, la reproduction des traits de Sa mère et des Syndics des drapiers. Sont-ce les scènes gracieuses qui ont le don de vous plaire ? Le choix est immense : La Saint-Nicolas, de Jean Steen ; le Garde-manger et l’Intérieur, par Pieter de Hooch, sans compter les marines, les Pêcheuses, la Liseuse et surtout la Lecture, de Scholten.
Le policier s’animait. Il parlait d’abondance, avec de grands gestes.
– Et que répondaient les « patrons » que vous sollicitiez en ces termes, insinua malicieusement Lucien ?
– Ils me mettaient à la porte, répondit naïvement Ralph Bayern, et cependant j’avais raison, ajouta le pauvre diable.
– Cent fois, mille fois, appuya Jean, empoigné par cet être fruste si sensible aux belles choses. Le goût n’est que l’habitude de ce qui est beau, et le peuple qui suivrait vos conseils deviendrait l’arbitre du goût de l’univers.
– Moa, interrompit Frig dont la figure s’était épanouie, je retenais le domestique artiste pour un petit pantomime. Ce sera très absolument drôle. Le serviteur qui dira à son maître : Monsieur, vous comprenez rien à le peinture, alors moi, je servais pas le potage.
Quelles que fussent leurs préoccupations, tous éclatèrent de rire à cette saillie de l’Anglais ; mais ils avaient envie de connaître la suite de l’histoire du policier, aussi demandèrent-ils d’une seule voix :
– Enfin, avez-vous retrouvé une autre place ?
– Sans doute ! et une place qui semblait devoir me convenir. C’était, chez MM. Lévy et fils, photographes du Rijks Museum d’Amsterdam et des musées Royal et Wiertz de Bruxelles.
– Lévy et ses fils, mais je ne connais que cela, s’exclama Jean. Des gens charmants, aimables au possible, et dont les collections photographiques présentent un intérêt de premier ordre.
– C’est cela même, Monsieur, qui m’a perdu.
– Perdu ?
– Complètement. MM. Lévy riaient d’abord de ma malencontreuse manie. Ils m’appelaient « domestique fin-de-siècle » ; ils prétendaient que si M. Meilhac m’avait connu, il m’aurait silhouetté dans la Vie Parisienne. Mais comme au temps de M. de Mazarin, s’ils riaient, ils payaient également. Un beau jour, ils se lassèrent et me tinrent à peu près ce langage :
– Ralph, vous êtes un excellent garçon, et nous sommes infiniment flattés de la façon dont vous appréciez nos travaux photographiques. Malheureusement, nous allons être obligés de prendre un nouveau serviteur pour faire le travail que vous négligez. Voici vos huit jours, cherchez un emploi.
Oh ! ces messieurs furent gracieux jusqu’au bout. Ils poussèrent la bienveillance jusqu’à me permettre d’emporter un lot de photographies. Oui, mais j’étais sur le pavé.
– Pauvre homme, souligna Lee.
– Ma bonne étoile, poursuivit Ralph, me fit rencontrer un ancien ami, attaché à la police belge, qui cherchait à Paris des escrocs ayant commis divers vols aux musées de Bruxelles et d’Anvers. Mis au courant de ma situation, il m’expédia en Belgique comme agent secret, avec la mission de surveiller les collections dépouillées. Ce fut le plus heureux temps de ma vie ! Durant deux semaines, je fis la navette entre Bruxelles et Anvers. Dans la première de ces villes, j’étudiais au Musée Royal l’admirable « Kermesse flamande », de Téniers le Jeune, l’Affection, les Truands, les tableaux de genre de Stevens ; au Musée Wiertz : Humanité, la Nymphe, la Jeune Sorcière, le Triomphe de la lumière, les Quatre Âges, la Vie et la Mort. Puis je prenais le train pour Anvers, et là je faisais de longues stations devant le Triptyque célèbre de Roger Van der Heyden, les toiles de Rubens, le Saint Norbert de Breughel. Ah ! les jours de bonheur ! Je conversais avec les gardiens apprenant d’eux les détails de la vie des grands peintres.
– De la vie, interrompit Fanfare ?
– Oui, tenez, par exemple, savez-vous comment Rembrandt exécuta son chef-d’œuvre, les Syndics ?
– Vaguement.
– Écoutez donc. Les syndics des drapiers avaient résolu de se faire portraicturer. Ils convinrent du prix avec l’artiste, mais chacun vint le trouver en particulier et lui déclara que, vu son importance, il voulait être en bonne place dans le tableau. Voilà pourquoi Rembrandt les mit tous au même plan et réussit malgré cela à réaliser une merveille.
– Bravo !
– Et Rubens, ignorez-vous qu’il fut le meilleur et le plus galant des époux ? Il a peuplé tous les musées d’Europe de portraits de sa femme Anna Maria. Comme certain jour, un de ses concitoyens lui reprochait de toujours reproduire le même modèle, il répondit en souriant : Vous avez raison, mon cher Monsieur, mais en art il faut viser à la perfection. Je l’ai rencontrée et je m’y tiens.
– À la bonne heure, s’écria Lee, voilà un mari aimable.
– Bon ! susurra comiquement le clown Frig ; si cela vous est agréable, je dirai le même chose de vo, Lee, et j’ajouterai que vous êtes une écuyère sans rivale… Je m’arrête parce que, ô chère épouse, votre fiancé Frog fait le grimace.
L’interpellé secoua la tête :
– No, no, Frig, continuez, mon garçon ; un traité est un traité. Vous avez le droit de formiouler des compliments à votre femme ; seulement si elle tombait en veuvage, ce serait mon tour et vous n’auriez rien à dire.
Interrompant l’altercation burlesque des clowns, Lucien reprit en s’adressant à Ralph :
– Et le voleur que vous étiez chargé d’arrêter ?
– Je ne l’ai jamais vu, Monsieur.
– Alors ?
– J’ai arrêté un innocent. Et voyez la destinée, cet homme, ignorant même le coup exécuté au Musée, était un maraudeur dangereux. Ma bévue passa pour du flair, si bien que j’obtins un poste bien rétribué dans la police hambourgeoise. Mais je m’ennuie, pas de collections artistiques sérieuses. J’étais en instance pour permuter avec un collègue de Dresde ou de Munich, quand on me proposa de vous convoyer jusqu’à Berlin. J’acceptai avec joie, car les Königlichen Museen, les Musées royaux comme vous dites en France, sont dignes de mon attention. Voilà comment j’ai l’honneur de jouir de votre compagnie.
Depuis quelques minutes, le train filait entre des rangées ininterrompues de maisons. Il traversait les faubourgs de Berlin. Comme le policier finissait, la vitesse du convoi se ralentit, et bientôt la ligne de wagons pénétra sous le hall vitré de la gare de Lehrte (Lehrte Bahnhof), où elle stoppa. Les voyageurs étaient arrivés.