Avoir un but, être contraint d’agir, constitue la plus complète, la plus infaillible des consolations.
Rien n’est plus naturel, car l’esprit tendu sur les nécessités de l’action, cesse de s’appesantir sur la douleur ; le présent de l’acte relègue dans le passé la souffrance qui le motive.
Fanfare se rendit compte de cette vérité.
Il déjeuna de bon appétit, s’étonnant lui-même de la soudaine confiance qui chantait en lui. Le repas terminé, il prit le chemin du Louvre.
Dans la rue, il marchait d’un pas triomphant. Parvenu au Musée, il enveloppa les bâtiments d’un regard de défi, et d’une allure décidée il se rendit chez les fonctionnaires, dispensateurs officiels des « autorisations de travail dans les galeries ».
On ne fit aucune difficulté d’accéder à sa requête. Ce premier succès l’enhardit encore. Il en tira le courage de pénétrer dans la salle des Caryatides. Il voulait contempler la Diane-Nali et murmurer à son oreille de métal la promesse de la délivrance prochaine.
Une surprise l’attendait là. La bâche de toile, qui s’était abaissée pour la présentation de la pseudo-déesse aux délégués du pouvoir exécutif, avait été rejetée sur la statue, l’emprisonnant de ses plis lourds et raides.
Jean s’informa, et par la voix indifférente d’un gardien apprit que Diane occupait un emplacement provisoire. On lui préparait une place d’honneur dans la galerie Mollien, et elle y serait transférée aussitôt que l’on aurait déblayé le carré qui lui était destiné.
– Cela ne sera pas long, termina l’employé. On va expédier au Musée de Nantes, qui en a fait la demande, quelques fragments antiques, et le transfert de Diane aura lieu aussitôt. Elle ne s’en plaindra pas, ajouta l’homme avec un gros rire, car elle sera bien éclairée et ses voisins ne la gêneront pas.
Cette déclaration suscita chez le peintre de nouvelles perplexités. Le passage de Nali dans une autre salle ne contrarierait-il pas les projets des agents de lord Waldker ?
Cependant le peintre domina son émotion, et en stratège véritablement digne de ce nom, il employa le temps dont il disposait à une reconnaissance sommaire du Musée, dans lequel il allait livrer un combat désespéré.
Il parcourut les 145 salles ou galeries de ses inimitables collections, les 15 pièces d’exposition des dessins, la chambre de Calcographie, les 28 salles d’Antiquités Grecques et Romaines, les 8 Égyptiennes, les 8 Assyriennes, Judaïques, Perses, les 16 salons des bijoux, bronzes, céramique, statuettes, les 29 halls qui abritent la sculpture et les arts décoratifs du Moyen âge, de la Renaissance et de la période Moderne, les 17 qu’emplit la peinture, et il termina sa ronde par les 23 pièces affectées au Musée de la Marine, à l’ethnographie et aux objets Chinois-Japonais.
À quatre heures, alors que les portes se fermaient au public, l’artiste ébloui par cette rapide promenade à travers un entassement de merveilles, avait exploré l’immense trésor national, sans omettre un seul réduit.
Fatigué, le cerveau vide, dans le crépuscule tombant sur la ville, il erra par les rues.
La tristesse l’avait repris. Il se sentait bien faible pour forcer la colossale citadelle où Nali était prisonnière.
Cependant sur ces pensers désagréables, le souvenir de Frig, Lee, Frog jetait un rayon d’espérance. La confiance imperturbable des Anglais influait sur son intellect. Il passait par des alternatives d’espoir et de doute qui achevèrent de le briser. Vers six heures, il échoua dans un restaurant des Boulevards. Il se fit servir à dîner, et pour stimuler son appétit récalcitrant, il arrosa son repas d’un petit vin blanc de Saumur, ce qui aggrava son état d’énervement.
De nouveau, il déambula par la cité. Enfin, écœuré de cette promenade sans but, il regagna son domicile et se coucha.
Mais las ! Sa nuit fut peuplée de rêves. À peine les yeux clos, il lui sembla qu’un pouvoir féerique le transportait dans la campagne, auprès d’un large fleuve bordé de marécages et de fourrés impénétrables.
Soudain la terre s’entr’ouvrit. Un génie éblouissant de lumière bondit hors de la crevasse, le chef couvert du casque de Minerve, la main droite appuyée sur une baguette semblable à un obélisque élancé, le torse emprisonné dans un justaucorps, sur lequel des soutaches d’or figuraient une rosace fleurie.
– Je suis le Louvre, fit l’apparition d’une voix musicale, le Louvre que tu prétends vaincre. Insensé, j’ai pitié de ta faiblesse ; je veux te montrer quel est celui auquel tu oses t’attaquer.
Puis, étendant sa baguette vers les différents points de l’horizon :
– Ces champs en friche, ces marais, ces bois, sont le site où s’élève aujourd’hui Paris ; mais nous sommes en l’an 300 avant notre ère, la tribu des Parigii occupe quelques cabanes dans l’île de la cité, que tu aperçois à ta gauche ; à cent mètres de nous, sur le rivage, s’élève la cabane d’un chasseur farouche. Autour d’elle se formera le village de Saint-Germain-l’Auxerrois.
Nos pieds foulent le chemin extérieur qui séparera le Louvre de la Seine.
Et comme le dormeur frissonnait, terrifié par l’étrangeté de la scène, le Génie frappa le sol du pied.
Alors devant les yeux troublés du jeune homme, un camp retranché émergea de la plaine. Ses remparts de terre surmontés de palissades venaient mourir sur la berge, de larges fossés, alimentés par les eaux du fleuve l’entouraient. Au centre une tour ronde, trapue, faite de pierres brutes encastrées les unes dans les autres dressait sa masse lourde.
– Ceci, reprit l’être surnaturel, est le Louvre des Francs, château barbare de souverains encore à demi sauvages, et protégé par un camp retranché.
Vos étymologistes ont pensé que le nom du castel venait du latin, Lupus, Lupara, Loup, Louvre. Ils se sont trompés. Les Francs appelèrent ce point, la Forteresse, en saxon Léonar ou Lower, d’où Louvre.
Avec un sourire, l’Esprit poursuivit :
– Peu à peu, cette résidence barbare est abandonnée, les pluies nivellent les talus de terre, renversent les palissades, les pierres de la tour s’écroulent. Les habitations de Paris trop serrées dans l’île de la Cité, débordent sur les bords de la Seine. Les colons de la rive droite prennent ces blocs informes et s’en servent pour bâtir les assises de leurs demeures.
À mesure qu’il parlait, la transformation s’accomplissait. Jean ne cherchait plus à lutter contre son rêve qui prenait l’allure intéressante d’une pièce à spectacle.
– Attends, articula nettement le Génie. Tu m’as vu petit, grossier, incarnant la Gaule brutale des Francs. Le royaume de France se crée, il va grandir en civilisation, faire oublier les grandes nations de l’antiquité, et je deviendrai le palais sans rival, incarnation superbe et géante de l’âme franco-gauloise.
Son bras décrivit un cercle rapide. Les ruines désolées disparurent, remplacées par un château féodal, dominé par un fier donjon crénelé, entouré de murs garnis de mangonneaux, flanqués de tours aux angles et au centre de courtines, qui trempaient leur pied dans un fossé large de dix mètres où stagnait une eau noire et profonde.
– Le Louvre du treizième siècle, clama l’interlocuteur de Jean, le Louvre de Philippe Auguste. Il est grandiose pour l’époque, mais il te paraît petit, car il occupe à peine le quart de l’emplacement actuel du Vieux Louvre. Il est prison d’État. On y enferme le comte de Flandre, Ferrand, puis Guy de Dampierre, son fils Guy, son petit-fils Louis en 1310. Enguerrand de Marigny est gouverneur du Louvre, puis il y devient captif, avant d’être conduit au Temple, au donjon de Vincennes et enfin au gibet de Montfaucon.
Devant Fanfare, les figures évoquées passaient. Les rois, leurs chevaliers, leurs serviteurs, leurs victimes circulaient dans les cours, franchissaient les ponts-levis.
– Après, après, murmura le jeune homme avide de marcher plus avant dans les siècles.
– Volontiers. Vois cet homme à l’allure bourgeoise et benoîte, c’est Philippe le Bel, qui possédait une bibliothèque de 900 manuscrits, la plus riche de son temps. Il rendait la justice dans la salle du Roi, remplacée maintenant par la salle des Caryatides et de même que, de nos jours, on a installé le Ministre des Finances dans une aile du Palais, de même le Comptoir du Trésor était alors dans le Château royal.
Voici la première capitulation du Louvre. Le 13 avril 1358, Etienne Marcel oblige le gouverneur Jean des Lions à se rendre. Marcel enserre la résidence des souverains dans la nouvelle enceinte de Paris. De fort extérieur, le donjon devient réduit intérieur. C’est pour cette raison que Charles V créa la Bastille comme garde avancée de sa capitale.
Sous ce prince, l’art pénètre au Louvre pour la première fois. On orne ses façades de sculptures, qui festonnent et fleurissent les lignes ; des statues se dressent sur ses corniches, tandis que le Château conserve encore, occupant de vastes terrains avoisinants, sa ferme, sa basse-cour et sa ménagerie où l’on nourrit des lions.
Devant Jean, emporté dans ce songe brillant, défilaient ainsi que les images du kaléidoscope : la rue d’Autriche qui bordait le Louvre du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois avec les hôtels luxueux des seigneurs, s’arrêtant au rivage même du fleuve, en face de la célèbre Tour de Nesle.
Puis l’insurrection de Paris contre Isabeau de Bavière grondait ; l’écorcheur Caboche et ses partisans envahissaient le Palais durant l’année 1413.
Après l’invasion populaire, venait l’invasion étrangère. Henri V, roi d’Angleterre s’installait au Louvre, au milieu de ses courtisans, de ses hommes d’armes vêtus à la dernière mode de 1418.
Une sinistre figure apparaissait ensuite sous les voûtes sombres de la résidence souveraine. Un homme maigre, le dos voûté, la figure cruelle et réfléchie, Louis XI, coiffé de sa toque ornée d’une guirlande de saints en plomb. Il venait, exécuteur inconscient de l’arrêt du destin, qui voulait la France unifiée, accompagné de Saint Pol, capitaine du château, geôlier impitoyable des prisonniers coupables d’avoir résisté à la volonté du terrible roi.
François Ier se montrait enfin. Il faisait abattre en 1527 le superbe donjon ; dans des salles luxueusement décorées, au milieu d’une affluence étincelante d’or, de bijoux, il hébergeait Charles-Quint. Il chargeait Pierre Lescot de réédifier un Louvre nouveau et posait la première pierre du palais moderne, dont l’achèvement était réservé à Napoléon III, héritier des travaux ordonnés par Charles IX, Catherine de Médicis, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Napoléon Ier et Louis XVIII.
Rythmé par la chaude parole du Génie, le Cycle se développait encore. Henri II mortellement blessé dans un tournoi par Montgomery, la reine abandonnait la résidence royale des Tournelles et se logeait au Louvre. De prison d’État, le palais se métamorphosait en demeure princière.
Catherine de Médicis, « la dame au poison vert », comme la dénommait un pamphlet du temps, montra sa silhouette sévère, et tout à coup Fanfare ne vit plus rien que le Génie qui, la tête baissée, paraissait avoir oublié sa présence.
– Pourquoi ne continues-tu pas ? interrogea le jeune homme.
– Ah ! murmura tristement l’Esprit, nous allons tourner la page rouge du Louvre, et je souffre d’avoir à te montrer la tache de sang qui ne s’effacera jamais.
D’un geste brusque, il cingla l’air de sa baguette. Un sifflement aigu vibra aux oreilles du peintre qui, emporté par un vent violent, se trouva au milieu de la cour du Louvre de Charles IX.