CHAPITRE V FRIG, LEE, FROG

Le lendemain, vers dix heures, le peintre occupait la même place. Son visage blême, ses yeux abattus dénonçaient la nuit d’insomnie.

Le jeune homme, en effet, avait veillé, échafaudant les plans les plus étranges, les plus insensés. Ah ! parbleu, si l’Administration française, que l’Europe envie sans chercher à l’imiter, était capable de vélocité, il eût été simple de délivrer Nali, la jolie Américaine. Mais hélas ! Ergopoulos, dans sa haine, avait bien calculé. Personne n’oserait prendre l’initiative de la libération de la prisonnière. Il faudrait réunir des comités, sous-comités, fonctionnaires de tout ordre et de tout grade, perdre des mois en discussions vaines, en rapports inutiles, en paperasserie superflue.

Si Nali devait être sauvée, elle ne pouvait l’être que « malgré l’Administration », et alors se dressait un formidable point d’interrogation.

Comment arracher à ses gardiens la jeune fille doublement captive dans son moule d’aluminium et dans le musée du Louvre ?

Si ardu était le problème, si invraisemblable sa solution, que Fanfare était empoigné par le découragement, rien que par l’énoncé du but à atteindre.

Certes, un chimiste habile saurait débarrasser Nali de sa cuirasse de métal ; mais pour cela, il fallait que la statue vivante eût quitté les galeries des antiques. Là gisait la difficulté. Aucune prison n’est surveillée comme le Musée National de France, et si l’on aime être indépendant, il ne fait pas bon jouer le rôle de chef-d’œuvre !

Avec tristesse, Jean étudiait un catalogue, orné d’un plan, du Louvre. Il constatait que les collections artistiques occupent les galeries des bâtiments qui entourent la cour du vieux Louvre, ainsi que celles qui s’étendent parallèlement au quai jusqu’au pavillon Mollien. Plus loin, vers les Tuileries, le palais renferme l’administration des Colonies, tandis que, sur la rue de Rivoli, s’alignent les bureaux du Ministère des Finances.

Or, les façades qui regardent la place du Carrousel sont gardées par des factionnaires militaires ; il en est de même rue de Rivoli et du côté de la Seine. Les quatre guichets de la cour du vieux Louvre sont surveillés par des gardiens. Dans les salles, une compagnie de 156 fonctionnaires n’a d’autre objectif que de scruter chaque mouvement des visiteurs.

La nuit, onze de ces employés, chacun à tour de rôle, campent sur des couchettes dans la salle des Bijoux, et des rondes intérieures sont organisées ; chacune de ces rondes parcourt cinq kilomètres, monte ou descend 1380 degrés d’escaliers et pointe ou signe 52 compteurs ou ardoises disséminés dans les salles.

Le moyen de tromper ces yeux toujours ouverts, cette garnison vigilante de la citadelle de l’art !

Convaincu de l’impossibilité de faire réussir un coup de main, Jean se décida brusquement. Il se rendrait chez le Ministre, s’adresserait à son humanité. Au besoin, par des camarades, il provoquerait un mouvement de presse. Évidemment ce projet était le meilleur. Les journaux seraient ravis d’insérer une information aussi sensationnelle !

Mais si l’on refusait d’ajouter foi à ses affirmations ? Si l’on voulait voir en lui un maniaque ? Si l’Administration jugeait que l’air de Paris était nuisible à la santé de l’artiste et le mettait dans l’obligation de respirer l’atmosphère pure et embaumée de Charenton ou de Bicêtre ?

Ainsi monologuait Fanfare, tout en s’habillant.

– Tant pis, dit-il d’un ton ferme. Arrive que pourra. La démarche que je vais tenter peut seule arracher Nali à une mort terrible. Si je succombe, j’aurai du moins fait tout ce que les circonstances permettent et…

Fanfare ponctua sa phrase d’un geste violent, il se coiffa avec brusquerie de son chapeau et s’apprêta à sortir.

Un coup sec frappé à la porte le fit tressaillir :

– Au diable l’importun ! grommela-t-il.

Et, décidé à expédier le visiteur, Jean ouvrit.

Il recula d’un pas à la vue des trois Anglais qui, la veille, lui avaient apporté la missive du traître Ergopoulos.

Ceux-ci toujours souriants, se courbèrent en une révérence bizarre, puis avec des inflexions comiques prononcèrent :

– Frig !

– Lee !

– Frog !

Et avec ensemble, d’une même voix :

– Nous venons pour le petite rendez-vô, que nous avons donné yesterday… Well !

– Madame, Messieurs, commença Jean avec un peu de colère, j’allais sortir. Je suis pressé, veuillez revenir à un autre moment.

Sans tenir compte de ses paroles, Frig le repoussa adroitement, pénétra dans l’atelier et mettant la main sur le catalogue que le peintre examinait un instant plus tôt :

– Aoh ! s’écria-t-il, très bien… Le plan of Louvre, parfait !

– Mais, Monsieur, gronda Fanfare, furieux de cette invasion de son domicile.

– Soyez calme, répliqua froidement l’Anglais. Je volais parler à vô précisément du plan of Louvre et aussi de Miss Nali.

Le jeune homme frissonna. Ce nom lui rappelait qu’il avait devant lui le messager de la fatale nouvelle, et ce fut d’un accent menaçant qu’il répondit :

– Vous êtes un misérable… C’est vous qui m’avez remis la lettre du traître au service duquel vous êtes sans doute…

Il aurait continué, si une triple exclamation de ses interlocuteurs n’avait arrêté la voix sur ses lèvres :

– Nô… nô… nô…

– Vous trompez vo-même. Pas misérable du tout, expliqua Frig. Pas au service de sir Ergopoulos, mais bien de Milord Waldker, médecin de la cour d’Angleterre.

– Waldker, redit Jean avec un étonnement non dissimulé ? Que vient-il faire là-dedans ?

– C’est ce que j’aurais le great honneur d’explain… no, d’expliquer si vous aviez du temps assez. Mais je suppose que vous êtes pressé… Je reviendrai.

Il y avait une fine ironie dans le ton de Frig. Jean ne songea pas à s’en formaliser. Il pressentit que l’Anglais avait à lui communiquer une chose intéressante, et puis Frig et ses amis, nonobstant leurs allures excentriques, montraient des physionomies si franches, si loyales, que le peintre se repentit de les avoir accusés.

– Parlez de suite, dit-il, et veuillez m’apprendre…

– Pourquoi nous sommes ici… all right. C’est ce que je vais faire.

De sa dextre, Frig saisit une chaise, lui imprima un mouvement giratoire, puis passant la jambe par dessus le dossier, il s’assit en murmurant :

– Well !

Avant que Fanfare, surpris de cette façon de prendre un siège, eut pu exprimer son étonnement, Frog posait un tabouret en équilibre sur son genou, Lee y prenait place d’un bond gracieux et était doucement déposée à terre par son compagnon, lequel, franchissant le dos d’un fauteuil par un saut de mouton très pur, retombait assis entre les bras capitonnés.

Ils lancèrent un salut souriant dans l’espace, puis croisant les bras sur la poitrine avec des mines graves, ils parurent prêter une oreille attentive à la conversation qui allait s’engager.

– Sans doute, sir Fanfare, reprit lentement Frig en voyant ses amis installés, nos original manières vous surprennent. Aussi je pense, avant tout, qu’il était proper… non… convénable de présenter nous-mêmes.

Jean ayant incliné la tête, l’Anglais continua :

– Frog et moi, cousins-germains, fils de deux frères qui dirigent le cirque Ringbell, dans le Angleterre. Vô comprenez ? Parfaitly. Le cirque était le plus beautiful du Royaume-Uni et le mieux monté en chevaux et en singes. Mais miss Lee et son père Dolly nous faisaient concurrence avec leur cirque, le plus beau de le Angleterre et le mieux monté en chiens et en éléphants.

– Abrégez, je vous en prie, soupira l’artiste.

– Yes… je serai bref comme télégraphe. Pères de nous disent : Pour éviter concurrence, fusionnons les deux affaires. Comment ? Bien simple, Frig ou Frog épouser Lee. Devil ! Gros ennui. Frog et moi trouvions Lee charmante ; pas possible l’épouser tous deux.

L’Anglais se frappa le front :

– Ah ! tout à coup, une idée – et faisant sauter dans sa main d’un coup de pied son chapeau qu’il avait posé à terre – tirer au sort. Dans un bonnet pointu de clown ; lui clown, moi aussi ; Lee écuyère équilibriste ; dans un bonnet, deux papiers, avec nos noms. Qui sortira se mariera. Mon nom sort, et depuis ce temps je présente ainsi moi : Frig, et mistress Lee, mon épouse.

– Mais moi, termina Frog, je dis : Frog, et mistress Lee, ma fiancée, parce que il a été convenu, que si elle devenait en veuvage, je remarierais elle-même.

Il est impossible de peindre l’ahurissement de Jean en présence de ses interlocuteurs, dont les gestes fantasques, les inflexions de voix imprévues donnaient au dialogue une allure falote de pantomime parlée.

– Le présentation officielle est finie, poursuivit imperturbablement Frig, décidément chargé des fonctions délicates d’orateur de la troupe. Venons à l’affaire. Dernièrement une bagarre se produisit dans notre cirque, aujourd’hui Ringbell-Dolly ; nous avions eu le tort de le louer pour un meeting politique. Il y avait là deux partis en présence, l’un qui ne savait pas ce qu’il voulait, et l’autre qui voulait le contraire. Ils s’expliquèrent à coups de canne ; les policemen arrivèrent et nos tentes, roulottes, chevaux, singes, éléphants et chiens furent mis sous séquestre, chose très triste !

– Aoh ! Yes, très triste, gémirent Frog et Lee.

– Donc, nous étions très beaucoup ennuyés, quand Lord Waldker, médecin de la Cour nous fit appeler, moi, Lee et Frog.

– Enfin nous y voici, pensa l’artiste.

– Parfaitement nous y arrivons, déclara le clown devinant son idée. Lord Waldker, nous dit : Je vous ferai rendre tout votre matériel, si vous rendez à moi un service. – Oh ! je réponds, c’est fait avec ou sans saut périlleux. – Bien, dit lord Waldker, fermez le bouche, et ouvrez les oreilles. Un sculpteur grec nommé Ergopoulos a recouvert d’un habit d’aluminium une jeune dame qui s’appelle Miss Nali. – D’un habit d’aluminium, je réponds, pas commode pour faire de la barre fixe. – Il gronde : Fermez le bouche. Je ferme et lui continue à ouvrir le sienne : Ce jeune dame, il est envoyé au Louvre en France comme une statue. – Oh ! je m’écrie, le Diane de l’Archipel dont parle le Times !

– Oui, il réplique, mais fermez le bouche. Donc ce Diane, il faut l’enlever et le conduire chez moi, à Tilbury, près Londres, pour que je le rende à la vie, et que je fasse dessécher d’envie tous mes confrères scientifiques.

– Ah ! murmura Jean dont le cœur battait à se rompre. Il existe donc un homme généreux qui possède ce secret.

– Il m’a appris comment. Dans Marseille, il rencontra le sir Ergopoulos qu’il avait connu en Grèce. Celui-ci le pria de se charger de jeter à la poste, au bout de quelques jours, une letter… non, lettre pour Monsieur Jean Fanfare, peintre, place Pigalle. Il prenait des airs de mystère ; il expédiait un colis au Ministère des Beaux-Arts ; il se rembarquait le soir même pour une destination inconnue. Bref, Milord Waldker était intrigué.

– Il a lu la lettre ?

– Oh ! no ! Cela eût été indiscret, indigne d’un gentleman. Mais à l’aide des rayons X ou Rœntgen, il avait photographié le contenu sans ouvrir l’enveloppe.

Et, arrêtant une exclamation prête à jaillir des lèvres de son interlocuteur, le clown articula lentement ces mots :

– Voilà pourquoi il nous a envoyés vers vous, afin que, vous et nous, ayant le même intérêt, nous enlevions le Diane de l’Archipel.

Un véritable rugissement déchira la gorge du peintre.

– L’enlever, à quoi bon ? Venez avec moi chez le Ministre. Je ne suis plus seul à connaître le crime. Vos voix s’uniront à la mienne pour le dénoncer, et il faudra bien que l’on délivre Nali.

Mais son enthousiasme tomba soudain. Les Anglais s’étaient levés et secouaient négativement la tête :

– Vous dites non, pourquoi ?

– Parce que, affirma nettement Frig, nous ne volons pas aller chez le Ministre.

– Comment, vous ne voulez pas ?…

– Nô !

– Quelle est votre raison ?

– Celle-ci : les affaires sont les affaires.

– Je ne comprends pas.

– Lord Waldker nous fait rendre notre cirque, si nous lui amenons le jeune lady que l’on a mise au Miousée.

– Oui, eh bien ?

– Il ne le ferait pas, si nous allions chez le Ministre.

– Alors ?

– Si vous enlevez le statue avec nous, all right. Sinon, good bye.

– Good bye ?

– Yes, ce que les Français qui ne savent pas l’anglais prononcent : Adieu !

Un geste désespéré échappa à Fanfare :

– L’enlever, mais c’est l’impossible que vous tentez…

– Nô, du tout, c’est très possible.

– Mais comment ? interrogea anxieusement le jeune homme.

– Vous le saurez, le moment venu. En attendant, allez chaque jour au Louvre, dans les galeries des Antiques. Demandez l’autorisation de travailler. Vô dessinez, n’est-ce pas ?

– Oui, mais…

– Je vous ferai signe en temps ioutile.

– Songez que les heures volent et que miss Nali…

– Devait être guérie de son vêtement avant un mois.

– C’est ce que je dis.

Avec un sourire confiant, Frig conclut :

– Allez au Louvre, dès cette après-midi. Et soyez quitte, no, tranquille, avant un mois, miss Nali sera à Tilbury, bien portante et elle vous dira : Gentleman, vous êtes bien gentil de m’avoir tirée de l’aluminium. Grâce à vô, j’ai l’usage de tous mes membres, il est donc bien juste que je vous accorde ma main !

Les trois Anglais ponctuèrent la phrase d’un rire aigu, et, se levant tout d’une pièce, ils se mirent en marche vers la porte après avoir jeté à l’artiste hébété, ce rendez-vous :

– À demain, au miousée du Louvre !

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