CHAPITRE IV LA SALLE DES CARYATIDES

L’horloge du pavillon central du Louvre marquait deux heures, lorsque Fanfare, après avoir traversé la place du Carrousel et passé devant le monument de Gambetta, atteignit l’entrée du pavillon Denon.

Déjà Lucien Vemtite se promenait au bas de l’escalier qui donne accès dans le vestibule.

– Ah ! te voici, s’écria joyeusement le poète ! Nous sommes en avance. Le Ministre ne viendra que vers la demie.

Avec philosophie, il murmura :

– Les grands n’ont de l’exactitude

Ni l’habitude,

Ni l’aptitude.

Et, prenant le bras de son ami, il conclut :

– Entrons cependant. Tandis que nous, pauvres humains, gelons dans la rue, les statues du musée des antiques sont chauffées. Profitons de leur calorifère.

Jean ne se fit pas répéter l’invitation.

Bras dessus, bras dessous, le peintre et le poète gravirent les degrés de l’entrée Denon et traversèrent le vestibule, la galerie Denon au bout de laquelle l’escalier Daru se dresse ainsi qu’un gigantesque piédestal, portant sur son palier supérieur cette merveille d’art et de mouvement que l’on désigne sous le nom de Gloire de Samothrace.

Ils eurent un regard extasié pour la déesse ailée debout à l’avant de sa trirème de pierre, puis ils gagnèrent la salle des Prisonniers Barbares, la Rotonde de Mars, la Salle Grecque, et le Corridor de Pan, sur lequel s’ouvre la salle des Caryatides dont l’entrée opposée est située à côté de l’escalier Henri II, sous le guichet du Pavillon de l’Horloge.

Mais la porte de la vaste salle était close. C’était là que la Diane de l’Archipel devait être présentée, et l’on attendait, pour en permettre l’ouverture, que les hauts fonctionnaires, appelés à la présidence de la cérémonie, fussent arrivés.

Les jeunes gens saluèrent un groupe de personnes, parmi lesquelles on distinguait M. Kaempfen, les très aimables conservateurs, MM. Molinier et Pierret ainsi que M. Sevin-Desplaces, alors bibliothécaire du Louvre, puis, pour tuer le temps, ils poursuivirent leur promenade.

Mais tandis que Vemtite bavardait, qu’il débitait des vers mirlitonesques, Fanfare restait silencieux.

Une impression bizarre étreignait le peintre. Les termes de la lettre d’Ergopoulos, un instant oubliés, se représentaient à son esprit. Le peuple de statues qui remplissait les salles lui semblait acquérir une vie particulière. En vain il voulait chasser cette pensée ; elle revenait avec obstination.

Une sorte d’hallucination lui faisait considérer les chefs-d’œuvre de l’art antique comme des êtres animés soudainement pétrifiés par un magique pouvoir. Hercule jeune, proche du sarcophage de Médée, la Minerve au socle de lance, la Némésis, Psyché, Apollon-Lycien lui causaient un malaise insurmontable.

L’imagination de Jean se mêlait à la réalité ambiante. La singulière missive du sculpteur hellène influençait ses organes, et pour lui désormais les dieux, déesses ou mortels figurés en marbre, en pierre, en bronze, devenaient, sans qu’il pût s’en défendre, des victimes palpitantes emprisonnées dans des cuirasses qui avaient arrêté, en pleine vitalité, le jeu de leurs poumons, les battements de leur cœur.

Une colère le prenait à se sentir désarmé contre de pareilles chimères. Il essaya de donner un autre cours à ses pensées, de se distraire, de s’étourdir. Il se mit à parler avec volubilité, pour faire du bruit ; mais bientôt son cerveau se lassa de la tension qui lui était imposée, sa langue cessa de formuler des sons, et son rêve éveillé recommença avec plus de force.

Devant la Vénus de Milo, debout sur son socle ainsi qu’une reine, dans la salle à laquelle elle a donné son nom, l’artiste chancela. Sous ses regards troublés, il lui apparaissait que la Vénus s’animait, que son beau visage se couvrait d’une expression dédaigneuse, et que sa bouche s’entr’ouvrait ironiquement pour railler la Diane de l’Archipel, qui osait venir, en ce palais, lui disputer la palme de la perfection.

Soudain un bruit de pas nombreux retentit sous les voûtes, un murmure de voix emplit l’air.

– Le cortège officiel, prononça Lucien, qui, se souvenant aussitôt que la prose lui faisait horreur, continua par ce quatrain :

Le Cortège, du Secrétaire

D’État, qui sait des tas de secrets,

Et sait si bien les secrets taire

Que ses talents restent secrets.

– Je ne suis pas respectueux, pour le Ministre, conclut l’aimable garçon, mais bah ! le poète a le droit de tutoyer les rois !

Cependant une foule de personnes, appartenant surtout au monde de l’art ou de la science, remplissaient les galeries, marchant processionnellement derrière le Ministre de l’Instruction publique qui, grave et doux, semblait un Jupiter moderne présidant une fête de l’Olympe du dix-neuvième siècle.

Cette vue rappela Jean à lui-même. Par une brusque projection de la pensée, il s’échappa de son rêve pour rentrer dans la vie réelle.

– Arrive, murmura le poète en l’entraînant. Il s’agit d’emboîter le pas à mon « patron » !

Grâce à la situation connue du jeune homme, personne ne l’empêcha de prendre place derrière le Ministre, et presque en même temps que Son Excellence les amis franchirent le seuil de la salle des Caryatides.

Il y eut un brouhaha, une poussée inconsciente des curieux, avides de contempler l’œuvre d’art qui, depuis des semaines, occupait la presse européenne. Puis chacun se casa, se glissant entre les statues, bas-reliefs, vases, etc., mêlant dans un pittoresque désordre l’élite d’une nation vivante aux merveilles d’une civilisation morte.

Le hasard ironique amena des rapprochements imprévus ; Sardou s’adossa au piédestal qui supporte une tête de Dame romaine ; Armand Sylvestre se trouva voisin du buste de la Vénus de Cnide ; près de la tête de Platon apparut celle de Valabrègue ; Georges Capelle sembla faire partie du groupe des Trois Grâces ; Berlier, l’inventeur du tube sous-sequanais qui emporte les vases parisiennes, s’accouda sur le Vase Borghèse ; un orateur hué à la tribune se logea contre l’Orateur à la tête de Démosthènes, tandis que Courteline s’appuyait nonchalamment à l’Hercule et Télèphe de la collection Bory.

Les conversations allaient leur train, mais tous les regards convergeaient sur une statue dont la forme se dessinait vaguement sous une enveloppe de toile, à côté de la Minerve au collier. C’était là le but avoué, le « clou » – ainsi que l’on dit en argot de théâtre – de la réunion.

Comme les autres, Jean l’avait aperçue. De nouveau l’émotion avait accéléré les battements de son cœur. L’œil fixe, il attendait avec une angoisse inexplicable que l’on arrachât le voile qui masquait la Diane de l’Archipel.

À ses oreilles bourdonnaient confusément les paroles de ceux qui l’entouraient.

– Peut-être s’égare-t-on, en attribuant cette Diane aux Grecs, disait un ethnographe érudit, j’ai pu la voir ces jours derniers, et j’ai constaté que le visage a les pommettes trop larges pour avoir vu le jour dans le Péloponèse. On y retrouve une sorte d’idéalisation du type mogol.

– Eh non, interrompait un autre, la figure rappelle en beau le type de la race rouge.

– Fantaisie d’un artiste, déclarait un troisième. Les Grecs ignoraient les Indiens d’Amérique, donc…

– Bah ! interrompit Jules Mary, qui causait amicalement avec Paul Ferrier et Émile Rochard, que ce soit une Diane rouge, jaune ou blanche, cela n’a qu’une importance relative. L’œuvre est belle et elle ne déparera pas le trésor du Louvre, du moins à ce que l’on m’a affirmé, car je n’ai point eu l’honneur de lui être présenté.

– Présenté ! s’écria gaiement en se mêlant au groupe l’auteur du livre apprécié Le Louvre et son Histoire, Albert Babeau. Présenté ! Vous parlez comme le gardien qui, en 1871, reçut le prince de Bismarck à la porte Denon !

– Quel gardien ?

– Vous ne savez pas ? Voici l’aventure. Paris venait de capituler. Plusieurs officiers allemands, parmi lesquels M. de Bismarck, vinrent au Louvre dont les grilles étaient closes ; à leurs cris, un gardien se montra et le prince lui dit : Nous voudrions voir la Vénus de Milo. L’homme salua et, du ton d’un valet de bonne maison : Madame Vénus de Milo n’est pas visible aujourd’hui. Après quoi, il se retira, laissant les visiteurs tout penauds.

Un éclat de rire accueillit l’anecdote. Soudain les conversations cessèrent. Un silence religieux plana sur l’assistance.

Monsieur Kaempfen s’était approché de la statue, et aidé de deux employés du musée, se mettait en devoir de la dépouiller de son enveloppe.

Comme les autres, Jean Fanfare tendit le cou, écarquilla les yeux. Il était livide, sa respiration s’échappait avec peine de ses lèvres contractées.

Une minute longue comme un siècle s’écoula, et lentement la toile qui cachait la Diane glissa à terre. Un long murmure, d’admiration se fit entendre.

La statue se montrait. En aluminium légèrement mêlé de cuivre, elle avait une teinte jaune très claire. L’étrangeté de son doux visage, la grâce de son attitude pensive, la draperie élégante de sa tunique athénienne, l’originalité de son gorgerin, et surtout la vérité intense rendue par le ciseau du sculpteur inconnu, plongeaient les personnages présents dans une sorte de stupeur.

Nul ne remarqua l’épouvante peinte sur les traits de Jean.

Le jeune homme s’était accroché à un piédestal voisin pour ne pas tomber, car ses jambes se dérobaient sous lui. La Diane de l’Archipel était l’image de ce portrait de Nali, auquel il travaillait le matin même. L’image ? Non, c’était Nali elle-même, telle que le peintre l’avait rencontrée pour la première fois, à Athènes !

Il reconnaissait non plus l’œuvre patiente d’un artiste, mais la vie elle-même soudainement surprise, brusquement arrêtée par une volonté despotique.

Ses doutes, ses hésitations s’envolaient. Ergopoulos n’avait pas menti. Il avait osé commettre le crime monstrueux, enfermer vive en un sépulcre de métal la pauvre Nali.

La tête perdue, les yeux hagards, les tempes mouillées de sueur, Jean restait là, ressassant les termes ironiques et cruels de la lettre du sculpteur hellène.

L’effroyable exactitude de ses prévisions lui apparaissait. Il sentait que tous ceux dont il était entouré le traiteraient en fou s’il osait crier la vérité, s’il osait dire : Il faut briser cette enveloppe d’aluminium, afin de délivrer celle qu’un misérable y a enfermée.

Muette jusqu’alors, l’assistance se laissa aller à son enthousiasme. Des bravos, des acclamations ébranlèrent la salle, et Fanfare courba la tête, vaincu par une morne désespérance.

Nali était condamnée à mort, si avant un mois, elle n’était pas tirée de son linceul brillant, et le peintre comprenait que tous, politiques, artistes, savants, traiteraient ses dires de billevesées ; qu’ils préféreraient, ainsi que l’avait écrit Ergopoulos, l’enfermer lui-même dans un asile d’aliénés, à lui permettre de porter la main sur la Diane de l’Archipel.

Leur joie lui faisait mal. Leurs exclamations ravies le remplissaient de terreur et de rage.

Il eut l’intuition qu’il allait céder au besoin de parler, qu’il se perdrait ainsi sans profit pour Nali.

Non, il ne fallait pas agir ainsi. Lui seul pouvait encore la sauver, lui seul restait disposé à sacrifier sa vie pour elle. Il devait lui conserver son unique défenseur. Un mois lui restait. Il trouverait un moyen de délivrer sa fiancée, et s’il ne réussissait pas, la mort compatissante le prendrait et l’emmènerait avec Nali vers les pays inconnus de l’au-delà.

Très entouré, Lucien Vemtite racontait, en vers et en prose, à un auditoire attentif, les détails de l’arrivée à Paris de la Diane, héroïne de la cérémonie.

Jean profita de ce que son ami ne faisait pas attention à lui. Lentement il se glissa à travers les groupes, atteignit la sortie du Pavillon de l’Horloge et s’élança dans la cour du Vieux Louvre.

Piquant droit devant lui, il parvint rue de Rivoli, tourna à gauche, puis marcha au hasard.

Il avait la tête en feu ; dans ses veines le sang surchauffé coulait en lui causant la douleur agaçante de picotements d’épingles.

Sans se rendre compte du chemin parcouru, il longea l’aile du Louvre occupée par les bureaux du ministère des Finances, traversa le jardin des Tuileries, remonta l’Avenue des Champs-Élysées, se jeta dans l’avenue du Bois de Boulogne et sortit de Paris.

Maintenant il errait dans le labyrinthe des sentiers sinueux du Bois.

Les arbres dépouillés de leur feuillage enchevêtraient leurs branches noires en des gestes éplorés, les gazons étalaient aux regards leurs teintes rougeâtres et flétries.

Du ciel gris, aux nuages bas, pleurait une bruine glacée.

Tout dans la nature, offrait l’image du désespoir. Comme Calypso inconsolable du départ d’Ulysse, les choses semblaient porter le deuil du soleil d’été.

Dans ce décor sinistre, qui s’harmonisait si bien à ses pensées, Jean allait toujours comme inconscient de son mouvement.

Il allait, se répétant sans cesse le serment de sauver l’infortunée Nali. Le jour baissait, le crépuscule semait sa cendre grise sur le paysage ; la nuit victorieuse de la lumière plaquait le sous-bois de taches d’ombres inquiétantes et mystérieuses ; Jean marchait sans rien voir.

Cependant la lassitude triompha de sa préoccupation. Il arrive toujours un instant où la fatigue physique crie plus haut que la douleur morale.

Les jambes lourdes, les reins raidis, il s’arrêta. Tout autour de lui, il promena un œil étonné. Où était-il ? Que faisait-il à pareille heure en cet endroit désert ?

Il ne reconnaissait pas le bois cher aux Parisiens, et ce fut seulement en rencontrant un poteau indicateur qu’il se rendit compte de sa situation.

Il était à quelques centaines de mètres du champ de courses d’Auteuil. D’un pas lent, il arpenta les sentiers qui conduisent vers la gare du chemin de fer de Ceinture. Machinalement, les émotions de la journée ayant brisé toute énergie en lui, il prit le train, en descendit à la gare Saint-Lazare, gravit lentement les pentes accédant à la place Pigalle et alla s’enfermer dans son atelier.

Devant le portrait de Nali, dressé souriant sur son chevalet, il s’assit. Peu à peu ses nerfs se détendirent, ses yeux devinrent humides ; il pleura sur ses souvenirs et sur l’heure présente.

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