CHAPITRE XIV L’EAGLE

Dès l’aube, Nali et ses amis se rendirent au bord de la Tamise. Ils admirèrent en passant les docks vantés par l’hôtelier, et se mirent en quête d’un petit bâtiment pouvant les transporter en France.

Bientôt ils jetèrent leur dévolu sur un élégant vapeur amarré au quai. Le patron de l’Eagle – c’était le nom du steamer – traita avec eux après une longue discussion, où il affirma que le coquet navire, gréé en sloop, arrivait à la voile aussi vite qu’à la machine, ce qui en langage ordinaire signifiait que le bateau marchait aussi bien sous sa toile que lorsque l’hélice était son propulseur. À ceux qui s’étonneraient de cette observation du patron Hook jetée dans un débat financier, celui-ci, personnage matois, grand, sec, osseux, au profil d’oiseau de proie, celui-ci, disons-nous, répondrait qu’invariablement ladite réflexion lui permet d’extorquer deux guinées de plus à ses passagers. Le prix convenu, Hook s’engagea à se tenir sous pression à partir de la nuit tombante. Il lui manquait deux hommes d’équipage, mais il les enrôlerait dans la journée, et au besoin s’en passerait, la traversée d’Angleterre en France ne présentant pas de sérieuse difficulté.

Tranquilles de ce côté, les conjurés retournèrent à l’hôtel. Frig et Frog remirent à leur père la direction momentanée du cirque, et dans l’après-midi, les roulottes, et la cavalerie quittèrent la ville.

Après leur départ, les clowns, Vemtite, Nali et sa nouvelle amie Lee annoncèrent à maître Standard qu’ils passeraient la soirée à Londres ; ils réglèrent leur dépense, se dirigèrent vers la gare, prirent leurs billets pour la capitale où ils arrivèrent vers six heures. Près de la gare de Charing-Cross, tous dînèrent, les Anglais de bon appétit, les Français du bout des dents.

– Le dernier train pour Tilbury est à 11 h. 50, déclara Frig au dessert. C’est le plus convenable pour nos projets. Allons à le theater voir jouer une pièce en attendant.

Dociles, Nali et Vemtite, suivirent le trio britannique. Tous s’empilèrent dans une loge du théâtre du Strand où l’on donnait la 1755e représentation d’un drame à succès. Les clowns s’intéressèrent aux péripéties de l’œuvre, mais Lucien et Nali y demeurèrent indifférents. Que leur importait la fiction, à eux qui palpitaient dans un drame réel, à eux dont le cœur se serrait à la pensée que, dans la nuit même, ils tenteraient une démarche désespérée pour rendre l’honneur à Jean Fanfare ?

Lee s’apercevait bien de la souffrance secrète de l’Américaine, mais l’émotion de la jeune fille n’était pas très compréhensible pour elle. Habituée aux vicissitudes de la vie nomade, il lui paraissait tout simple d’enlever à Lord Waldker un objet d’aussi peu d’importance qu’une statue.

Cependant sa bonté native l’avertissait que sa compagne avait besoin d’être encouragée, et à diverses reprises, alors que se déroulaient les situations pathétiques de la pièce, elle lui dit avec une expression affectueuse, que l’accoutumance du cirque dosait à son insu de bouffonnerie.

– Oh ! chère miss, pleurez donc comme moa. Cela sera une distraction pour vous et vous fera paraître l’attente moins long.

Alors Nali secouait doucement la tête, touchée de l’intention de l’écuyère, mais étonnée qu’elle pût réunir ces deux mots : pleurs, distraction.

Enfin, à son grand soulagement, Frig annonça que le moment de partir était venu. Deux handsoms – voitures à deux roues – transportèrent la petite troupe à la gare. Tous prirent place dans le train en partance, et, à minuit vingt, ils descendaient à Tilbury.

Sortant des bâtiments de la station, ils s’engagèrent dans les rues silencieuses de la petite ville. Tout dormait déjà. Les maisons, les cottages montraient leur façade noire que n’égayait aucune fenêtre éclairée.

Sans rencontrer âme qui vive, les conjurés parvinrent au square, sur l’un des côtés duquel se dressait la demeure spacieuse du médecin de la cour. Un jardin l’entourait, enclos de murs. Des ruelles sombres bordaient la propriété.

Frig entraîna ses compagnons dans l’une de ces voies étroites :

– On réparait une porte à l’extrémité du jardin. Nous pourrons entrer sans escalade. Cela sera plus aisé pour le jeune dame qui n’a pas l’habitude, je pense, de promener soi-même sur les murs.

Ce qui, nonobstant son trouble, arracha un sourire à Nali.

Le clown avait dit vrai. Au bout de cent mètres, on rencontra une porte dont les vantaux descendus de leurs gonds étaient simplement posés contre un échafaudage provisoire.

Les deux cousins frayèrent un passage à leurs amis, et tous se trouvèrent bientôt rassemblés dans le jardin de Lord Waldker. Vemtite finissait par s’amuser de l’aventure ; il murmura à l’oreille de l’Américaine :

– S’ils me voyaient, que diraient-ils au ministère,

Ne pouvant louer leur cher ami, ni se taire ?

Elle ne répondit pas. Son cœur battait à se rompre. Elle songeait qu’elle pénétrait d’illégale façon dans un domicile privé ; que dans un instant peut-être un cri d’alarme retentirait dans la nuit ; que des policemen accourraient ; qu’elle serait arrêtée avec ces braves gens qui se dévouaient à sa cause. Alors, un magistrat l’interrogerait, et quelle apparence y avait-il qu’on l’écoutât quand elle accuserait le puissant et respecté lord Waldker ?

Cependant elle suivit ses compagnons à travers les allées du jardin. En cette saison, les arbres dépouillés ne donnaient pas l’ombre protectrice de leur feuillage, ce qui augmentait les risques de l’entreprise.

Bientôt, entre les branches entrecroisées, les nocturnes promeneurs aperçurent la façade de la maison d’habitation. Ils s’arrêtèrent brusquement, avec une exclamation étouffée. Des rayons lumineux filtraient entre les lames des persiennes de deux croisées du premier étage.

On veillait encore chez le lord. L’expédition était manquée. Car il ne fallait pas songer à pénétrer dans l’hôtel, alors que des gens éveillés pouvaient accourir au plus léger bruit.

Sans se communiquer leurs pensées, tous esquissèrent un mouvement de retraite. Seul Frig était demeuré à la même place, les yeux fixés sur la demeure du savant. Et tout d’un coup, il prononça à demi-voix ce mot :

– Well !

Son inflexion joyeuse arrêta ses amis dans leur fuite. Ils se pressèrent autour de lui, avides de savoir ce qui motivait son attitude satisfaite. De la main, le clown désigna les fenêtres éclairées :

– Laboratoire de lord Waldker.

– Son laboratoire ?

– Yes. Il travaillait…, mais tout le reste de le maison dort. Nous n’avons rien à craindre. Venez, je connaissais le logis, j’y suis entré pour remercier le lord.

– Mais s’il entend ?

– Il n’entendra pas. Un savant occupé n’avait pas d’oreilles.

Et sur cette affirmation, Frig se dirigea tranquillement vers la maison.

Or, à cet instant même, deux hommes étaient debout dans le laboratoire.

Partout des rayons surchargés de fioles, d’alambics, de creusets, de serpentins, d’éprouvettes, au milieu desquels les cornues étalaient leurs ventres arrondis et leurs cols recourbés. Dans un angle, l’un des personnages remplissait d’eau une vaste cuve quadrangulaire cerclée de fer. De temps à autre, il consultait une échelle graduée appliquée contre la paroi intérieure de l’appareil. Enfin le liquide, atteignit sans doute la hauteur qu’il désirait, car il ferma le robinet et se tourna vers son compagnon.

Dans ce mouvement, son visage se trouva en pleine lumière. C’était Jean Fanfare, mais le peintre n’était plus que l’ombre de lui-même. Les jours d’angoisse qu’il venait de traverser, avaient pâli ses joues. Il était nerveux, agité ; ses yeux battus s’étaient enfoncés dans leurs orbites.

– C’est fait, docteur, dit-il d’une voix tremblante.

Celui auquel il s’adressait était occupé à aiguiser une mèche de vilebrequin. La tige d’acier tournait entre ses doigts avec de soudains éclairs. Il suspendit un instant son opération, abaissa le chef d’un air enchanté, puis reprenant son travail :

– Très bien, sir, très bien. Nous allons nous assurer de l’épaisseur de la croûte d’aluminium, et nous doserons l’acide nécessaire pour la dissoudre sans altérer les tissus de notre cliente.

Il eut un rire sonore :

– Car miss Nali est notre cliente, et je suppose qu’elle ne sera pas de celles qui reprochent aux médecins de venir sans être appelés.

Mais changeant de ton :

– Demain, elle déjeunera, j’espère, à ma table, et elle narguera les misérables acharnés à sa perte.

– Oh oui, bien misérables, gronda le peintre ! Surtout cette sœur, dont elle ne m’avait jamais parlé, cette miss Arbel.

– Bon ! ne vous emportez pas, dear sir. Nous triompherons.

– Oui, mais sans cette lettre qui vous a mis sur vos gardes, vous auriez cru mon ami Vemtite lors de sa visite d’hier.

– Sans doute, sans doute. Ce jeune gentleman ne saurait inspirer la méfiance.

– C’est un brave garçon, j’en réponds. Il a été trompé, comme nous l’aurions été nous-mêmes.

Jean tira de sa poche une lettre froissée.

– Quelle trame d’infamies, murmura-t-il, et d’une voix basse, il lut :

À Lord Waldker, en son hôtel de Tilbury.

« Je sais la malade que vous cachez en votre maison. Vous désirez la guérir. Prenez garde, d’autres ont un intérêt opposé. Miss Arbel, sœur de Nali à qui elle ressemble à s’y méprendre, a toujours haï votre sujet. Aujourd’hui, elle espère garder pour elle seule un héritage qui la met en possession d’une mine d’argent dans le Colorado, et pour arriver à ses fins, elle fera tout au monde et tentera surtout de vous empêcher d’arracher son innocente victime au trépas. Cette sœur dénaturée que Miss Nali avait dû fuir, dont elle avait dû oublier l’existence, essaiera de profiter de sa miraculeuse ressemblance avec la Diane de l’Archipel pour vous induire en erreur, vous amener à renoncer à votre entreprise. Soyez sur vos gardes.

« Signé : Une confidente qui refuse d’être complice. »

L’artiste avait penché la tête en avant, il réfléchissait.

– C’est effroyable, fit-il enfin. Au dix-neuvième siècle, dans notre Europe civilisée, de pareils drames se passent malgré les lois, en dépit de la justice. Nali captive sous une enveloppe de métal, sa sœur Arbel acharnée à sa perte, et nous, nous, ainsi que des alchimistes du moyen âge, cherchant à faire jaillir la vie d’un bloc de métal. Étrange ! Étrange !

À ce moment, lord Waldker l’interrompit :

– Le scalpel est prêt, dit-il d’une voix émue qui fit tressaillir son interlocuteur. Achevons de tout disposer pour l’expérience qui se prépare.

Il désigna une forme allongée, emprisonnée dans une enveloppe de grosse toile, qui gisait sur une sorte de couchette :

– Allons, mon jeune ami, du muscle. Il s’agit de porter la patiente sur la table d’opération.

Sans répondre, Jean le suivit près du lit de camp. Avec effort les deux hommes soulevèrent la forme raide et retendirent sur une table de chêne occupant le milieu de la salle.

– Bien, reprit le docteur. Maintenant, accompagnez-moi dans le cabinet voisin ; nous amènerons ici une bonbonne d’acide. De la sorte, nous n’aurons plus à nous déranger jusqu’à la fin de l’aventure.

Sur ces mots il ouvrit une porte, et, suivi de l’artiste, quitta le laboratoire.

À l’extrémité d’un couloir de faible longueur, le médecin et son compagnon pénétrèrent dans une pièce encombrée de récipients de verre, de porcelaine ; tout un côté du mur était caché par un meuble, dont les nombreux casiers portaient des étiquettes latines. Sur le dallage s’alignaient des bonbonnes au ventre énorme protégé par un manchon d’osier.

Lord Waldker choisit une de ces dernières, la déplaça avec peine. Fanfare s’empressa de l’aider, et tous deux, poussant devant eux le vase pesant, revinrent dans le laboratoire.

Leur absence avait duré à peine cinq minutes.

L’Anglais eut un soupir de satisfaction et marcha vers la table.

– À présent dit-il, mesurons l’épaisseur de la cuirasse de miss Nali.

Il défaisait en même temps la toile grossière sous laquelle se dessinait les contours de la statue. D’un mouvement brusque, il rejette l’enveloppe ; mais alors un cri stupéfait s’échappe de ses lèvres.

Au lieu de la Diane de l’Archipel, c’est une forme noire qui est couchée sur la table. Et cette forme s’agite, se roule en boule, frappe le docteur en pleine poitrine et le renverse en tombant avec lui.

Effaré, Jean veut se porter au secours de son compagnon. Il ne le peut. Ses jambes s’embarrassent dans un obstacle qui a brusquement surgi devant lui. Il est culbuté, bâillonné ; il a les poignets liés par une fine cordelette avant d’avoir pu se rendre compte de ce qui arrive.

Et tout à coup, une voix rieuse, cocasse, murmure à son oreille :

– Well ! Vous étiez tout prêt pour le navigation. Un bon bâillon était le meilleure précaution contre le mal de mer.

C’est Frig qui parle. Et Frog, qui a réduit le Lord à l’impuissance, se rapproche. Ils ont profité de la courte absence des opérateurs pour enlever la Diane, que Lee et Vemtite transportent à travers le jardin.

Ils rient, saisissent chacun par un bras le peintre abasourdi et l’entraînent au dehors, laissant le docteur garrotté, se rouler sur le plancher, dans un accès de rage inexprimable.

Le jardin est traversé au pas de course. Dans la rue deux voitures, que Nali est allée quérir, attendent le long du trottoir. Fanfare s’engouffre dans l’une avec ses conducteurs, les autres ont déjà pris place dans la seconde.

Les véhicules s’ébranlent, gagnent les bords de la Tamise. Leurs voyageurs passent sur un petit steamer amarré le long du quai. Aussitôt le léger navire se met en marche, divisant de sa proue les eaux limoneuses et laissant en arrière un sillage allongé, qui bouillonne sous le brouillard jaunâtre, flottant lourdement à la surface du fleuve.

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