CHAPITRE XV OÙ NALI DEVIENT ARBEL

Jean avait été conduit dans la cabine qui occupait le milieu du pont. Lucien Vemtite vint l’y rejoindre et l’ayant débarrassé de ses liens, de son bâillon, il s’apprêtait à lui expliquer l’aventure, mais le peintre ne lui en laissa pas le temps.

– Toi, toi, dit-il avec égarement, tu te ligues avec mes ennemis.

– Tes ennemis, répéta le poète auquel l’excès de son étonnement arracha ce souvenir classique :

Soyons amis, Jeannot, c’est moi qui t’en convie.

– Au diable Apollon, Pégase et les Muses, gronda Fanfare. À l’heure où la plus douce des créatures est en danger de mort, tu débites des vers.

– Il me semble que les vers de Cinna jouissent de quelque réputation, et que tu pourrais en parler avec plus de respect.

– Du respect… quand Nali va peut-être périr par ta faute.

– Nali, prononça en écho son interlocuteur ?

– Oui, Nali que tu viens d’aider à enlever, alors que lord Waldker allait la délivrer.

Le secrétaire du Ministre de l’Instruction Publique se prit la tête à deux mains.

– Qu’est-ce que tu me racontes là ?

– La vérité, hélas !

– Es-tu fou ?

– Non, mais je connais l’intrigue à laquelle tu t’es imprudemment mêlé.

– Ah çà, explique-toi, tu me fais l’effet de parler hébreu.

Un triste sourire détendit les lèvres du peintre :

– Oh ! je ne t’accuse pas.

– C’est heureux.

– Tu es un instrument inconscient aux mains d’une aventurière.

– Tu m’ennuies à la fin, se récria Lucien ; instrument, moi ?

– Ne t’irrite pas, prête-moi seulement une oreille attentive.

– Mon oreille et mon bras sont à toi, fichtre ! Je suis ton ami.

– Je le sais. Aussi je compte sur ta franchise. Voyons, tu m’as enlevé, tu as transporté Nali à bord de ce bateau ?

– Pas tout seul, rectifia le poète.

– Peu importe. Mais tu agissais pour le compte d’une personne ?

La question embarrassa Vemtite. Nali lui avait interdit de divulguer sa présence. Cependant il réfléchit que la défense n’allait pas jusqu’à lui ôter le droit d’avouer la part que la jeune Américaine avait prise à l’affaire. Aussi il répondit nettement :

– Oui, une personne qui, te voyant poursuivi par la justice française, n’a pas voulu que tu fusses déshonoré. Une personne qui a assuré ton retour en France.

– Une personne, interrompit Jean avec violence, qui ressemble à s’y méprendre à la pauvre Nali.

– Qui ressemble ?… Je crois bien, c’est elle.

– Elle ! ah ! malheureux, tu l’as cru, tu le crois. Apprends qui est ce monstre.

– Voilà que tu recommences à divaguer.

– Cette femme s’appelle miss Arbel. Elle est sœur indigne de l’ange dont elle a juré la perte. Elle veut que Nali meure afin de garder pour elle seule un riche héritage.

Et comme Vemtite restait muet devant cette étrange accusation, Fanfare lui narra en termes véhéments ce qui s’était passé chez lord Waldker. Il lui dit la lettre anonyme reçue, le calcul monstrueux qui avait uni dans la pensée du crime le sculpteur Ergopoulos et l’Américaine Arbel.

En vain le poète tenta de lui démontrer la folie de ses suppositions. Il manquait de conviction. Les affirmations si nettes de son ami le troublaient.

– N’oublie pas, disait Jean, que Miss Arbel a du sang indien. De ses ancêtres rouges, Nali n’avait pris que le courage, la générosité. Sa sœur a reçu les défauts de la race ; cruelle, dissimulée, elle a imaginé une vengeance étrange, inusitée, contre celle dont la bonté exaspérait son envie. Ergopoulos lui-même n’a été qu’un comparse, un pantin qu’elle faisait mouvoir à sa guise. Il s’est compromis, accusé, lié, tandis qu’elle n’a pas fait une fausse démarche. Elle restait dans la coulisse, riant d’un mauvais rire de notre naïveté.

– Mais pourtant elle te ramène en France.

– Pour me livrer à des juges.

– Non, j’ai parlé au ministre. Elle sait que la statue retrouvée, la preuve donnée qu’elle est une œuvre moderne, tu ne seras pas inquiété.

– Mais cette preuve, quelle sera-t-elle ?

– Un examen que je dirigerai, sois en sûr.

– Alors nous n’aborderons pas en France, soupira le peintre obstiné dans sa croyance.

Du coup, Vemtite haussa les épaules :

– Tu admettras donc, si nous entrons dans le port de Boulogne, que ton accusation est dépourvue de fondement ?

– Oui, je l’admettrai, seulement…

– Seulement ?

– Nous n’entrerons pas à Boulogne.

– Ça, c’est de l’entêtement.

– Ah ! gémit douloureusement le peintre, si tu savais à quel point je serais heureux de faire amende honorable.

Et, vaincu par les émotions de la soirée, il se cacha le visage dans ses mains et éclata en sanglots.

Attristé, bouleversé, gagné par le doute, Vemtite, contrairement à son habitude, ne trouva aucune rime consolatrice. La tête basse, il quitta la cabine.

Sur le pont, adossée au bastingage, il aperçut la silhouette de Nali. Instinctivement il voulut l’éviter, mais la jeune fille vint à lui et d’un air agité :

– Savez-vous, demanda-t-elle à voix basse, quel est le personnage qui se tient auprès du matelot placé à la barre ?

Lucien regarda dans la direction indiquée.

À côté du marin, debout auprès de la roue du gouvernail, un homme brun à l’épaisse barbe noire, un bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux veux, s’appuyait à l’habitacle, demeure de la boussole, ce guide du nautonier à travers les déserts de l’Océan.

Évidemment cet individu n’appartenait pas à l’équipage. Son costume, l’ample manteau qui le couvrait, le démontraient suffisamment.

– Je ne sais, miss. Peut-être un passager.

– Peut-être, reprit-elle avec agitation. Il faudrait vous en informer au près du patron de l’Eagle.

– Il doit être couché comme nos amis les saltimbanques.

– Non, un capitaine ne dort pas à la descente d’un fleuve aussi fréquenté que la Tamise. Cherchez-le, et obtenez de lui le renseignement dont j’ai besoin.

– Mais pourquoi ? Que vous importe cet homme ?

– Il me fait peur.

– Lui ! il paraît cependant bien pacifique.

– Vous ne sauriez me comprendre. Son regard m’épouvante. Ma mère autrefois me disait les traditions des tribus huronnes, jadis puissantes, alliées dévouées des Français au Canada, aujourd’hui presque anéanties. Elle me répétait : c’est dans l’œil qu’il faut chercher la vérité ; un fourbe peut déguiser son visage, sa voix, son allure, mais son regard le trahira toujours pour qui sait observer.

– Et les yeux de cet inconnu ?

– Me rappellent ceux du traître qui a fait le malheur de Jean et le mien.

– Ergopoulos ?

– Vous l’avez nommé. Interrogez maître Hook, je vous en prie.

Dominé par l’accent de la jeune fille, Lucien se mit en quête du patron.

Il le trouva bientôt à l’avant, observant avec attention les rives du fleuve qui s’éloignaient à droite et à gauche et commençaient à ne plus apparaître dans la brume que comme des masses confuses.

– Eh ! eh ! nous approchons de la haute mer, dit le capitaine au moment où son passager l’abordait.

Il répondit d’ailleurs volontiers aux questions du poète. Le gentleman, qui avait attiré les soupçons de Nali, était un passager, marchand de bestiaux du comté d’Essex, lequel, ayant à faire en France l’achat d’un lot important de bêtes normandes, avait profité du départ de l’Eagle.

– Il a du reste un nom prédestiné, acheva le patron en riant. Horngiver, – donneur de cornes – on ne pouvait rêver mieux pour un négociant en bœufs.

Nanti de ce renseignement, Lucien revint auprès de Nali. Ses explications ne calmèrent pas la jeune fille.

– On change de nom comme de visage, répliqua-t-elle avec obstination. L’œil seul ne se déguise pas. Cet homme m’inquiète. Pourvu que sa présence à bord n’annonce pas l’échec de nos projets.

Vemtite tressaillit. L’Américaine exprimait en d’autres termes la pensée, que tout à l’heure, Jean avait formulée ; la défiance du secrétaire en fut augmentée.

Si son ami avait dit vrai. S’il avait été le jouet d’une étrange ressemblance ; si son interlocutrice était non miss Nali, mais la perfide Arbel. Depuis Amphytrion, les sosies notés par l’histoire sont nombreux. Et puis l’inexplicable perspicacité de l’Américaine le mettait en défiance. Il se souvenait de son insistance à accuser lord Waldker, alors que lui-même croyait s’être trompé. Là encore s’était-il laissé duper par une habile comédie ?

Et les paroles de Jean lui revenant en mémoire :

– Nous n’aborderons pas en France ! Il se surprit à murmurer :

– A-t-elle préparé quelque nouvelle machination, et ses craintes présentes ne sont-elles pas destinées à nous donner le change ?

Ses yeux se fixèrent sur sa compagne. À la vue de ses traits si doux, de son regard sincère, il eut honte de sa méfiance, mais la foi est une plante fragile, que le moindre doute flétrit. La bizarre confidence du peintre portait ses fruits empoisonnés.

Bientôt, fatigué de se sentir moralement écartelé par des sentiments contraires, craignant de montrer le trouble de son esprit, Lucien s’excusa de la lassitude de la journée et se retira dans la cabine.

Pour ne pas augmenter les angoisses de Jean, il ne lui parla point des incidents qui venaient de se passer et, s’allongeant sur la banquette, il fit mine de s’endormir.

Cependant l’Eagle avançait. Les rives du fleuve étaient devenues invisibles ; de longues lames soulevaient le petit steam, dont l’étrave fendait maintenant les flots verts de la mer du Nord.

À son tour, Master Hook s’en fut s’étendre dans un hamac, après avoir prescrit à l’homme du gouvernail de le faire prévenir en vue de Boulogne et au mécanicien de ne pas ménager les signaux de la sirène, car par ce temps de brume, un abordage était à craindre.

Nali resta sur le pont. Ses regards ne pouvaient se détacher de l’inconnu qui s’était fait appeler Horngiver. Il lui sembla un moment que, tout en occupant le pilote avec une histoire quelconque, le marchand de bœufs glissait sa main derrière son dos et la posait sur la boussole ; mais en somme un geste, involontaire sans doute, ne signifiait rien, puis l’aiguille aimantée n’obéit qu’à l’attraction du pôle magnétique, et la baguette de la plus puissante des fées d’autrefois ne la ferait pas dévier de la direction.

Bientôt d’ailleurs l’inconnu se retira à son tour.

Nali, elle, ne s’éloigna pas. Elle eut un mouvement en entendant le matelot grommeler :

– Voilà ce que c’est que de bavarder. Un courant nous a fait dériver. Allons, un tour de roue. Bon ! nous revoilà dans le bon chemin. Heureusement qu’il n’y a pas longtemps que j’ai consulté l’aiguille, sans cela du diable si je sais où nous serions arrivés.

Le silence se rétablit, troublé seulement par les halètements de la machine et les sifflements intermittents de la sirène.

Les heures s’écoulaient. Insensible au brouillard glacé, l’Américaine ne bougeait pas. Perdue au milieu de la mer, sur un frêle navire qui semblait captif sous une cloche de brume, elle rêvait. Elle oubliait l’heure présente pour songer au lendemain. Jean serait réhabilité ; elle se serait noblement vengée des dédains de sa famille, mais alors elle devrait s’éloigner, ne plus le voir…, à moins que les injustes préventions qui les avaient séparés ne s’effaçassent.

Un double courant s’établissait dans son esprit : Tantôt un sourire se jouait sur ses lèvres à la pensée de l’avenir heureux ; tantôt elle secouait tristement la tête quand l’adieu éternel, qu’il lui faudrait peut-être dire à son espoir, se présentait à son imagination.

Un jour blême se leva, sans parvenir à dissiper la nappe des vapeurs qui cachait la surface des flots. Plus stridents, les appels de la sirène couraient sur les eaux en plaintifs gémissements.

L’Américaine remarqua que le pilote paraissait inquiet. Cet homme ne pouvait réprimer des mouvements impatients.

– Qu’y a-t-il donc, demanda-t-elle ?

– Rien de grave. Seulement je ne sais pas où je suis, et avec ce brouillard, je n’ose pas rallier la côte.

– Pourquoi ne pas stopper ?

– Parce que la Manche est remplie de courants, et qu’en arrêtant la machine, on n’est pas certain de rester en place.

– Soit, mais si vous dépassez Boulogne ?

– On abordera ailleurs. Notre tirant d’eau est faible et tout port nous est bon. Je n’ai pas fait appeler master Hook, il ne ferait pas plus que moi. En somme, comme vous vous rendez à Paris et Mister Horngiver en Normandie, que vous descendiez à Boulogne où dans un endroit plus rapproché du Havre, cela ne tire pas à conséquence.

La jeune fille dut se contenter de cette réponse. Après tout, la situation n’avait rien d’inquiétant, et comme le disait le marin, peu importait de « toucher » en Normandie ou dans le Boulonnais.

Hook parut bientôt sur le pont et se rangea à l’avis du pilote. Lucien, Frig, Lee, Frog se montrèrent ensuite, et tous, accoudés au bastingage, fouillèrent anxieusement du regard le voile de brume qui les entourait.

Peine inutile, les vapeurs demeurèrent impénétrables.

Peu à peu, Nali se sentit reprise par l’inquiétude. Elle constatait, sans en comprendre la cause, une sorte de gêne chez ses alliés de la veille. Le poète et les clowns lui lançaient à la dérobée des regards singuliers ; quand elle leur adressait la parole, ils ne parvenaient pas à dissimuler leur vague embarras.

L’apparition du marchand de bestiaux, Mister Horngiver, porta son malaise à son comble.

Mis au courant de l’aventure, cet homme témoigna une indifférence qui déplut à la jeune fille. Ce n’était point là l’attitude d’un négociant troublé dans ses opérations commerciales. Il se rendait, il est vrai, sur les marchés normands, et il pouvait lui importer peu d’y arriver par eau ou par terre. Cependant l’Américaine le trouva trop calme, et avec une impatience croissante, elle attendit l’instant où le capitaine serait en mesure de reconnaître sa position.

Vers midi seulement un vent léger se leva, roulant devant lui les flocons de brouillard. Peu à peu les buées devinrent moins épaisses, elles se dissipèrent, et les rayons pâles du soleil d’hiver brillèrent sur l’Océan.

Tous, passagers ou matelots, parcoururent des yeux le cercle d’horizon. Au loin, en avant du steamer, une côte apparaissait confusément :

– Terre ! cria un homme de l’équipage.

– Tant mieux, s’exclama l’aide mécanicien qui venait de monter sur le pont, car j’accourais prévenir le capitaine que notre combustible tire à sa fin.

– À sa fin ?

C’était master Hook qui proférait cette question.

– Sans doute, Monsieur. Nous étions approvisionnés pour aller de Tilbury à Boulogne, quatre ou cinq heures de traversée. Or, il y a plus de huit heures que nous sommes en route.

Tous s’entreregardèrent sans prononcer un mot. Huit heures de navigation ! En face de quel point de la côte française se trouvait le navire ?

Comme Nali interrogeait l’espace, ses yeux rencontrèrent le passager dont la présence l’avait inquiétée jusqu’à cette heure. Le marchand de bestiaux semblait, comme ses compagnons, préoccupé de savoir où l’Eagle l’avait conduit.

À l’aide d’une jumelle marine, il observait la terre lointaine. Il sembla à l’Américaine qu’un sourire ironique contractait le visage de l’inconnu, mais cette impression fugitive ne persista pas. Mister Horngiver avait repris son impassibilité, et d’une main distraite il caressait sa longue barbe blonde.

Poliment il offrit sa lunette au capitaine Hook :

– Je n’ai pas la vue d’un marin, dit-il, mais il me semble apercevoir une construction surmontée d’un drapeau. Voyez donc, capitaine. Vous qui avez l’habitude de ces parages, vous nous renseignerez sans doute.

Sans se faire prier, master Hook braqua la longue-vue dans la direction indiquée, mais à peine avait-il appliqué l’œil au verre grossissant, qu’il poussa un véritable rugissement :

– C’est un pavillon allemand !

– Allemand, répétèrent les assistants avec étonnement ?

– Mais oui.

– Sur les côtes de France ?

– Allons donc !

– Ce n’est pas possible.

Les exclamations se croisaient, pressées, nerveuses.

– Comment cela se fait-il ?

– Eh ! put enfin articuler le capitaine, je n’en sais rien. À moins que l’homme de barre ait dormi à son poste.

Et remettant la lunette aux passagers stupéfaits, il bondit vers le matelot immobile à la roue du gouvernail.

– Quelle route suivons-nous, gronda-t-il ?

– Ouest-sud-ouest, répondit paisiblement l’homme, avec un angle moyen de 30 à 35 degrés.

– Tu en es sûr ?

– Consultez la boussole, Monsieur.

De plus en plus étonné, Hook se pencha sur l’habitacle. Son subordonné avait dit vrai. La ligne suivie par le steamer faisait avec l’aiguille aimantée un angle de 33 degrés.

– C’est curieux, murmura le patron.

Puis se tournant vers le marin :

– As-tu souvenir qu’il existe entre Boulogne et le Havre, un fortin déclassé sur lequel flotte le drapeau allemand ?

La bouche de l’homme s’ouvrit dans un large rire :

– Ah ! non, Monsieur, vous voulez plaisanter.

– Non, alors où sommes-nous ? Tu as suivi le bon chemin, et pourtant cette terre, vers laquelle nous nous dirigeons, est sous les couleurs allemandes ?

Le matelot haussa les épaules :

– Vous avez mal vu, capitaine.

– Comment, j’ai mal vu ?

– Sûrement. Il est inadmissible qu’un honnête navire, dont la barre est tenue par un homme qui n’a pas bu une goutte de gin, s’en aille à l’Est, quand il doit marcher en sens opposé. Votre drapeau, je ne sais pas ce que c’est ; mais je donnerais ma tête à couper que la côte est française.

Cependant le tableau se précisait. Une large échancrure, golfe ou estuaire d’un fleuve, se découpait. L’édifice qui avait fixé l’attention de Hook devenait visible à l’œil nu. Aucun doute n’était plus possible, c’était bien le pavillon de l’empire d’Allemagne qui le surmontait.

En proie à une perplexité sans bornes, le capitaine ne tenait plus en place. Il courait à l’avant, inspectait le rivage inconnu, puis revenait auprès de la boussole qu’il frappait de petits coups secs. Manœuvre sans résultat. L’aiguille tremblotait mais continuait à marquer la même direction.

Non moins affolés que lui, les passagers suivaient tous ses mouvements.

Soudain, mister Horngiver, qui placidement avait repris sa lorgnette, appela le patron :

– Voyez donc, maître Hook. Un bateau vient à nous, on dirait qu’il nous fait des signaux.

L’Anglais regarda à son tour :

– Un bateau pilote, dit-il. Il nous ordonne de stopper. Attendez donc… le pavillon d’arrière…

Un silence suivit, puis Hook leva les bras au ciel :

– Allemand, s’écria-t-il, allemand ! C’est à perdre la tête. Ou j’ai la berlue, ou la boussole est affolée.

Ce mot fut une révélation. En effet, si un vaisseau Z suit une ligne faisant avec l’aiguille aimantée un angle M (fig. I), il marche vers le S. S. O. Mais si, pour une raison quelconque, l’aiguille est déviée à l’insu du timonier comme dans la figure 2, le barreur continuant à diriger le navire suivant la ligne qui forme l’angle M, il est évident que le bateau ira à l’E. S. E., c’est-à-dire à l’opposé de sa route normale.

C’est ainsi que l’Eagle, en route pour la France, arrivait en vue de la côte allemande.

Mais, il y avait un mais,…, une boussole ne se dérègle guère que lorsque, au cours d’une tempête, la tension électrique ou magnétique de l’atmosphère devient assez considérable pour transformer l’aimantation de l’aiguille en intervertissant les pôles. Or, la traversée avait été calme !

Selon le signal du pilote, le steamer avait stoppé, et tous, passagers et matelots, rangés autour de l’habitacle, considéraient avec stupeur la boussole, qui évidemment avait « perdu le Nord ».

Cependant le bateau signalé approchait. Il s’arrêta à une encablure et l’attention se porta de ce côté. Un canot déborda bientôt venant sur l’Eagle. Au bout de cinq minutes, le pilote, un homme de taille moyenne, à la barbe blonde jaunie par l’air marin, sauta sur le pont.

Tous l’entourèrent et eurent un même geste de désappointement quand il parla. Son langage était incompréhensible.

Seul Vemtite sourit :

– C’est de l’allemand, dit-il ; nous ne nous étions pas trompés sur les couleurs du drapeau.

– Personne de nous ne le parle.

– Pardon, moi.

– Vous ?

– Eh oui ! comme tout bon officier de réserve de l’armée française.

Puis se tournant vers le pilote qui semblait attendre, il eut avec lui un colloque de quelques instants. Après quoi, l’allemand se dirigea vers la roue du gouvernail.

– Que vous a-t-il dit, clamèrent impatiemment tous les assistants ?

– Ma foi, murmura Lucien d’un air déconcerté, c’est extraordinaire.

– Mais encore ?

– Nous sommes à l’embouchure de l’Elbe.

– De l’Elbe ?

– Parfaitement. Et ce brave homme nous conduit dans le port de Hambourg, auquel il est attaché.

Il y eut un silence. L’Eagle avait repris sa marche et se dirigeait à petite vapeur vers l’estuaire du grand fleuve allemand.

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