CHAPITRE III TRISTESSE À L’HUILE

Tandis que cette convulsion… sculpturale agitait l’ancien Continent, il était un coin de Paris où les échos du tapage international n’arrivaient pas.

C’était l’atelier de Jean Fanfare, peintre de talent, dont la vingt-cinquième année s’écoulait dans un vaste hall, largement éclairé par des châssis vitrés, au cinquième étage de l’une des maisons de la place Pigalle.

La salle spacieuse était meublée avec ce goût fantaisiste et charmant dont les « princes de la palette » ont le secret. Deux toiles commencées étalaient leurs rectangles sur des chevalets, au milieu de la pièce.

L’une représentait la Fatalité, ainsi que l’apprenait aux profanes l’inscription « Anankè » placée au bas du tableau. Debout sur une terrasse, Anankè, déesse tragique, dominait de toute sa hauteur une foule d’humains hurlant de douleur, tendant vers elle, en gestes de menace ou de supplication, des bras convulsés. Mais cette souffrance des mortels laissait froide l’impassible Fatalité ; son visage marmoréen restait figé dans une expression de mépris, et son regard vague se fixait au loin comme si, oublieuse de l’endroit où elle se trouvait, elle se fût évertuée à déchiffrer, dans l’espace, les pages rouges du livre du destin.

C’était superbe de fougue, d’emballement, de sève, de jeunesse. On sentait que l’artiste avait pétri son cœur avec ses couleurs, et cependant la toile avait été délaissée. Depuis de longs jours le peintre avait déserté son rêve ; une fine poussière s’était amassée sur les contours esquissés, sur les tons plaqués en hâte à l’heure de l’inspiration.

Le second chevalet portait la cause de cette défaillance, de cet abandon : un portrait de jeune fille au doux visage auréolé de cheveux noirs. Jolie au possible avec ses yeux veloutés, son nez délicat aux narines transparentes, sa bouche mignonne ; mais étrange aussi. Les pommettes s’élargissaient plus que ne l’exigent les règles de la beauté classique, le menton ne prolongeait pas assez sa courbe. Elle était ravissante, et cependant quelque chose de heurté dans les lignes surprenait, pas désagréablement d’ailleurs, juste assez pour marquer le charmant modèle d’un cachet indéniable d’originalité.

Devant la toile, Jean Fanfare se tenait pensif. De taille moyenne, les cheveux et la barbe d’un blond doré, taillés en pointe, les traits distingués, les yeux bleus au regard à la fois ferme et caressant, l’artiste était, dans toute l’acception du mot, un joli garçon.

En ce moment, il considérait le portrait avec mélancolie, donnant de temps à autre un coup de pinceau hésitant à la tunique blanche de la jeune fille. Car elle était drapée dans une robe flottante, rappelant celles dont se contentait la coquetterie des Athéniennes du passé. Sur sa poitrine serpentait un gorgerin de perles soutenant une pendeloque d’argent, réduction de la Diane de Gabies.

Bijou, costume, physionomie composaient un ensemble exempt de toute banalité.

– Pauvre Nali, murmura Jean, c’est ainsi que tu m’apparus à Athènes, à ce bal-travesti de nos amis de la rue d’Hermès. Tu avais adopté la tenue des jeunes Hellènes d’autrefois. Et je ne te rencontrerai plus !

Sa tête se pencha, ses paupières eurent un léger battement comme pour refouler une larme prête à jaillir, et il resta immobile, abîmé en un souvenir attristé.

Il n’entendit pas un pas rapide sonner dans l’escalier extérieur. Le bruit de la clef grinçant dans la serrure, le piaulement de la porte s’ouvrant sous une poussée impatiente ne réussirent pas à l’arracher à sa rêverie.

Lucien Vemtite, le secrétaire particulier du Ministre des Beaux-Arts, parut sur le seuil. Il était grand, mince, brun, avait l’œil vif et le visage mobile ; avec cela, une tenue d’une élégance irréprochable.

Le poète-employé d’administration parcourut l’atelier d’un regard rapide ; s’approchant de Jean, il lui frappa l’épaule d’un coup sec, puis déclama avec une emphase comique :

– Que signifie, ami, ce front triste et sévère ?

Et, le doigt étendu vers le tableau :

– Qui donc te trouble et te tarabuste ? Est-ce Ève, hère Infortuné ?

Mais voyant le peintre faire un mouvement d’impatience, l’aimable rimeur changea de ton.

– Je plaisantais, ne te fâche pas. Je cherche à te secouer, à te distraire, à te faire oublier cette petite Peau Rouge de Nali.

Il s’arrêta. Brusquement l’artiste lui avait saisi le bras :

– Lucien, si tu veux rester de mes amis, ne prononce plus jamais ces mots.

– Tu me fais mal, tu pinces comme un homard, clama Vemtite.

– Peau Rouge, continuait Jean sans desserrer son étreinte ! Peau Rouge ! mot empoisonné qui a voué Nali et moi au malheur.

Lâchant le poète qui secoua son bras endolori d’un air pileux, Fanfare parcourut l’atelier à grands pas, parlant seul avec une exaltation croissante :

– Oui, Nali est une Peau Rouge, encore que son teint ait la blancheur du lys, que le velouté de la pêche se retrouve sur ses joues. Elle est Peau Rouge, parce que là-bas en Amérique, elle eut pour père un Irlandais qui avait épousé une Indienne de la tribu des Hurons. Peau Rouge ! C’est ainsi que la désignaient ses concitoyens, car dans la libre Amérique, on peut impunément être prévaricateur, fourbe, voleur, mais on n’a pas la permission de compter parmi ses ascendants un ancêtre de couleur. Un noir, une rouge, voilà des tares que la société ne pardonne pas. Devenue orpheline, Nali réalisa sa fortune ; elle vint en Europe, espérant que l’ancien continent ignorait les préjugés de race. À Athènes, elle fut heureuse d’abord. Nous nous rencontrâmes, elle me dit son histoire, sa joie de me trouver insensible à son origine. Que m’importe la couleur de sa mère, à elle qui est la beauté même, la bonté, la grâce ? Demande-t-on au rayon de soleil si le globe embrasé qui l’a produit est d’or ou de fer ?

– Tout rayon de soleil

Est fait d’or, de vermeil.

interrompit Lucien.

– Oui, tu dis parfois des choses exquises, bien que tes vers soient exécrables.

– Quoi ? mes vers exécrables ? glapit le poète.

Mais déjà Fanfare avait oublié sa présence. Reprenant sa promenade, il reprit :

– En voyant Nali, j’ai cru voir le bonheur. Illusion ! Elle venait de me permettre d’aspirer à sa main, quand mon père me rappela à Paris. Dès mon arrivée je courus auprès de lui ; je voulais lui dire mon affection, mon désir de prendre Nali pour femme. Il ne m’en laissa pas le temps. « J’ai su, me dit-il d’un ton froid, que tu étais sur le point de t’engager avec une jeune personne de sang-mêlé. Je t’ai rappelé pour couper court à une idylle ridicule. Et comme je protestais, il ajouta : Je sais à quoi m’en tenir. Si tu préfères cette inconnue à ton père, retourne à Athènes, et oublie que tu fus mon fils. » Que résoudre en cette occurrence ? Un misérable hypocrite…

– Je sais, le sculpteur Hellène… Ton rival…

– Ergopoulos, lui, le drôle, dont l’empressement auprès de Nali m’avait souvent déplu, s’était avisé d’écrire à mon père. Il avait calomnié la jeune Américaine, amené mon rappel, et maintenant j’avais conscience que si je rompais avec l’auteur de mes jours, déjà malade, affaibli, je le tuerais. Il m’appartenait de me sacrifier, je le fis, non sans adresser au traître Ergopoulos une missive insultante.

– Où tu lui déclarais qu’à la première occasion, tu lui couperais les oreilles…

– Précisément !

– Il évita de te répondre ?

– Hélas ! Ce fut une lettre de Nali qui m’arriva. « Je sais, m’écrivait la pauvre enfant, pourquoi vous êtes retourné en France. Jamais je n’entrerai de force dans une famille qui me repousse. Je quitte la Grèce, je m’enfonce dans l’inconnu et vous demande seulement de penser parfois à une malheureuse petite Peau Rouge qui, soyez-en sûr, avait une âme blanche. »

Distraitement Lucien fredonna :

– Une âme blanche nous regarde.

Mais un regard sévère de son interlocuteur le ramena au sentiment de la situation.

– Par quels mensonges Ergopoulos avait-il trompé Nali ? Mystère. Mais…

– Mais ce fourbe coquin, ce laid rhinocéros

En désespoir changea ris, noce, Éros !

gémit l’incorrigible rimeur. Cependant il ne faut pas te laisser abattre. L’art est le grand consolateur. Je le sais bien moi qui, semblable à Milton…

– Mirliton, rectifia Jean avec un pâle sourire.

– Tu as ri, mon bon ! En faveur de cette contraction zygomatique, je te pardonne la plaisanterie, et je viens au but de ma visite.

– Elle a donc un but ?

Lucien se redressa d’un air avantageux et, empruntant l’attitude classique de Napoléon :

– Certainement, cher ami. Je ne suis pas de ces gens qui dérangent leurs amis sans raison sérieuse.

– Alors ?

– C’est aujourd’hui que la Direction des Beaux-Arts présente officiellement la Diane de l’Archipel au Tout-Paris artistique. J’ai des entrées, et si tu y consens, je t’attendrai à deux heures, au Louvre, devant le pavillon Denon, pour assister à la cérémonie ?

Et comme Jean ébauchait un geste indifférent, le poète s’enflamma :

– Malheureux ! C’est, paraît-il, la plus belle statue antique connue. On s’est arraché les entrées. Et puis elle arrive certainement d’un pays qui t’est cher, de la Grèce.

– Tu as raison, je serai exact.

– Je t’en prie. Car je suis très désireux de contempler ce chef-d’œuvre. Dire qu’au Ministère j’aurais pu la regarder à loisir. J’ai passé à côté d’une grande jouissance artistique, je m’en voudrai toujours.

Puis, secouant la main de son interlocuteur, le jeune homme conclut :

– C’est donc entendu. À deux heures, pavillon Denon. Je cours rue de Grenelle m’assurer que le Ministre n’a pas besoin de son fidèle secrétaire particulier, je déjeune et…

– Tu me retrouves au rendez-vous.

– À deux heures précises. Diane est femme, il ne convient pas de la faire attendre.

Une nouvelle poignée de mains suivit, et Lucien sortit ; il descendit l’escalier quatre à quatre en homme affairé, comme poussé par la pensée écrasante que des intérêts importants dépendaient de sa vélocité.

Un instant, Fanfare écouta le bruit décroissant de ses pas, puis il revint au portrait de Nali et, le couvant d’un regard attendri :

– J’irai voir la Diane. Elle était gracieuse et pure comme toi, pauvre Nali. Il me semblera qu’en s’occupant d’elle, ma pensée sera préoccupée de toi.

Il reprit sa palette qu’il avait déposée sur une table, et considéra son ouvrage :

– Oui, c’est bien elle, telle qu’elle se montra à moi pour la première fois. C’est elle, et pourtant non, ce n’est point sa grâce exquise, ce n’est point la transparence de son teint, le velouté de ses yeux. Le charme qui émane d’elle est absent de mon tableau, grossière ébauche, représentation maladroite de l’œuvre de la nature, artiste sans égal !

De nouveau son pinceau errait sur la toile, piquant des touches discrètes. Soudain on frappa à la porte.

– Sans doute la femme de ménage, grommela Jean sans se déranger. Entrez, fit-il d’un ton plus doux.

Il entendit la porte tourner sur ses gonds, mais il ne bougea pas. À quoi bon. Seule, la servante chargée de ranger l’atelier pouvait venir à cette heure. Mais il tressaillit au son d’une voix mâle qui disait avec le plus pur accent anglais :

– Good morning !

Du coup, il pivota sur lui-même, et considéra avec surprise les visiteurs. Car ils étaient trois.

Deux hommes, à peu près de l’âge de Fanfare. Tous deux blonds, le teint rose, la fine moustache retroussée en crocs. Tous deux couverts d’amples ulsters à carreaux, coiffés de chapeaux mous. Entre ces personnages, dont l’origine saxonne aurait sauté aux yeux les plus ignorants, se tenait une jeune femme blonde également, d’une beauté réelle quoique un peu vulgaire, au regard assuré. Ainsi que ses compagnons, elle était enveloppée d’un cache-poussière à carreaux, mais sur ses cheveux dorés, elle portait un petit « tyrolien de feutre » crânement posé sur l’oreille.

– Madame, Messieurs, balbutia le peintre un peu interloqué.

Les visiteurs saluèrent tout d’une pièce, avec je ne sais quoi de comique dans l’attitude, puis, se redressant de toute leur hauteur, chacun appuya la main sur sa poitrine et prononça successivement :

– Frig !

– Lee !

– Frog !

– Pardon ! s’exclama l’artiste ahuri, vous dites ?

– Nos noms, répliqua le premier qui avait parlé. Nous présentons nous-mêmes. Moi, je suis Frig.

– Moi, Lee, continua la femme.

– Et moi, Frog, termina le troisième Anglais.

– Oh ! très bien, s’écria Jean en démasquant son tableau pour avancer des sièges. Veuillez vous asseoir.

Mais il n’acheva pas le mouvement commencé ; mister Frig était tombé en arrêt devant le portrait de Nali. Son visage exprimait la satisfaction, sa bouche s’ouvrait pour un rire silencieux. Presque aussitôt, il donna un coup de coude à Mistress Lee, en proférant cette exclamation gutturale :

– Oh !

Lee regarda, sourit et envoya son coude dans les côtes de Frog, en répétant :

– Oh !

Et Frog lui-même redit :

– Oh !

en meurtrissant du coude le flanc de Fanfare, debout auprès de lui. Il s’excusa sans tarder :

– Pardon ! Sir. Vous ne faisiez pas partie de le troupe.

Sur ce, il se tourna vers Lee, et plaçant l’index de sa main droite sur le bout de son nez, il articula :

– Curious !

Avec le même geste, la jeune femme susurra à l’oreille de Frig :

– Very curious !

Et Frig glapit :

– Very, very curious !

Complètement ahuri par ces étranges façons, Jean interrogea :

– Madame, Messieurs… pourriez-vous m’apprendre ce que signifie ?…

– Oh ! certainement, déclara Frig.

– Je vous écoute.

– C’est une lettre.

– Une lettre ?

– Pour vous, que nous sommes chargés de vous remettre.

Lee et Frog inclinèrent la tête pour affirmer, tandis que leur compagnon tirait de son ulster une enveloppe et la tendait au peintre.

– De qui cette lettre ? demanda celui-ci.

– Vous le verrez en lisant. Au revoir, Sir.

– Comment ? Vous partez ?

– Oui, nous reviendrons demain causer avec vous.

Les singuliers visiteurs saluèrent de nouveau et se dirigèrent processionnellement vers la porte, chacun, en passant devant Fanfare, fit entendre un sonore : Au revoir, Sir !

Et sans que le jeune homme complètement démoralisé eût l’idée de les en empêcher, ils sortirent.

Au milieu de son atelier, Jean était seul, tenant à la main la missive que venaient de lui apporter les singuliers commissionnaires.

Machinalement, il regarda l’enveloppe sur laquelle s’étalait l’adresse :

Monsieur Jean FANFARE

artiste peintre

Place Pigalle

(France) Paris

Soudain il se passa la main sur le front :

– Cette écriture, gronda-t-il ! Il me semble reconnaître les caractères du traître Ergopoulos.

D’une main nerveuse, il fit sauter le cachet, déplia la feuille de papier aux quatre pages couvertes de lignes serrées et lut ce qui suit :

Marseille, ce mois de novembre.

« Monsieur et confrère en art,

« Après la lettre brutale que vous vous êtes permis de me faire tenir, lettre par laquelle vous profériez à l’endroit de mes oreilles des menaces que mes yeux n’ont pu lire sans horreur, il vous paraîtra peut-être étrange que je consente encore à correspondre avec vous.

« Ne vous pressez pas de juger ; Harpocrate lui-même approuverait ma démarche, et les Furies vengeresses en ressentiraient de la joie.

« Car cette missive contient ma vengeance, vengeance complète et sans péril pour moi. En effet, quand l’homme sûr, que je charge de vous porter ces pages, remplira sa mission, un navire m’aura emmené loin de Marseille vers une destination que je tais. Ainsi je donne le dernier coup à un ennemi, j’évite la riposte, et je me ris des tentatives qu’il pourra faire pour me découvrir.

« Je devrais dire mes ennemis. Vous êtes l’un, mais le gouvernement français est l’autre. Vous m’avez insulté, vous avez détourné Miss Nali de moi ; lui m’a refusé la décoration de la Légion d’honneur. Chacun sera frappé selon ses fautes. Au gouvernement le ridicule, à vous la douleur.

« La façon dont je m’exprime vous démontre que rien ne peut plus être empêché. Qu’ai-je donc fait ? Vous allez le savoir si vous poursuivez votre lecture.

« Il vous souvient sans doute que j’habitais, dans la capitale dela Grèce, la rue d’Esculape près de l’école française d’Athènes, et que j’avais, hors de la ville, sur la colline de Saint-Georges (Mont Lycabette) un atelier. Plus d’une fois, vous vîntes m’y visiter, Miss Nali également ; et c’est en vous voyant agir en fiancés, insoucieux de ma présence, que je commençai à vous haïr.

« C’est de là que j’écrivis à votre père, que je vous obligeai à rentrer à Paris. J’espérais que, loin de vous, Nali rendrait justice à ma conduite, qu’elle oublierait un Français léger pour devenir la gardienne du foyer d’un Hellène grave et réfléchi.

« Il n’en fut rien. Avec une obstination tout américaine elle vous demeurait attachée. Ma colère s’accrut. La poste m’apporta vos menaces ; d’un jour à l’autre, je m’attendais à vous voir reparaître à Athènes. Eh bien ! puisqu’il ne m’était pas permis d’atteindre le bonheur, je briserais le vôtre, et celui de la cruelle jeune fille.

« Et dans mon cerveau fertile de Grec moderne, un plan de vengeance germa, terrible, original, complet.

« Sous l’influence du haschich, les Orientaux dorment un sommeil peuplé de rêves ; tout le monde sait cela. Mais ce que beaucoup de gens ignorent, c’est qu’un petit nombre de passes magnétiques suffît pour transformer ce sommeil en léthargie. Nos ancêtres, établis en Asie Mineure, avaient découvert ce secret. Haschich et hypnotisme mêlés suspendaient la vie d’un individu pour des jours, des semaines, des mois, obtenant les mêmes résultats que les Hindous qui absorbent le suc de plantes des jungles. Les docteurs Burq, Charcot, si célèbres en Occident, seraient ici de simples disciples de la médecine antique.

« Or donc, par une belle matinée, j’envoyai mon domestique à la demeure de Miss Nali, route du Pirée (οδος Πείραιώς). Je priais la jeune Américaine de vouloir bien se présenter chez moi, dans la journée, afin que je pusse lui communiquer une lettre de France.

« Vous devinez le plan. Elle crut à une missive de vous, Monsieur et confrère en art, et, aussitôt après le déjeuner, accourut à mon domicile. J’en étais parti depuis une demi-heure. Mon serviteur apprit à la gracieuse étrangère que j’avais gagné mon atelier de la colline Saint-Georges. Ainsi que je l’avais prévu, elle s’empressa de m’y suivre.

« Ella entra, toute honteuse de son trouble :

« – Vous avez reçu des nouvelles de Paris ? me demanda-t-elle d’une voix tremblante.

« – Oui, Miss, répondis-je, sans paraître remarquer son émotion.

« – Ah !

« – C’est ce digne ami Fanfare qui…

« – C’est lui, j’en étais sûre.

« Puis après un silence :

« – Et que vous conte-t-il ?

« – Ma foi, Miss, il me parle surtout de vous et je préfère que vous lisiez sa lettre.

« Elle rougit davantage.

« – Mes apprentis vont arriver, j’en enverrai un chez moi pour y prendre cette missive… je ne l’ai plus sur moi, vous comprenez… après quoi je vous la confierai afin que vous puissiez en prendre connaissance. Vous me la rendrez un autre jour. En somme, quand il s’agit de déchiffrer une langue étrangère, on ne saurait avoir trop de temps.

« Elle me remercia de ce qu’elle prenait pour une délicatesse. Je tenais ma vengeance.

« Sous couleur de charmer les longueurs de l’attente, j’offris à Nali des sorbets. J’insistai jusqu’à ce qu’elle eut accepté, et, avec un plaisir de damné, je la regardai déguster la boisson glacée.

« Les sorbets contenaient du haschich.

« Bientôt Nali s’endormit. Alors j’appelai à moi toute ma puissance magnétique. Son sommeil devint somnambulique. À ma voix, elle marcha dans l’atelier, déplaçant mes outils, tournant autour de mes sculptures en chantier.

« L’instant était venu de tenter la suprême expérience que j’avais rêvée.

« – Jeune fille, ordonnai-je tandis que mes mains étendues en avant déterminaient une énergique projection de fluide. Jeune fille, retourne à ton logis. Là, tu quitteras les vêtements qui te couvrent. Tu les remplaceras par le costume d’Athénienne que tu portais au bal de notre ami Amérophis, rue d’Hermès. La tunique, le gorgerin avec la statuette de la Diane de Gabies, tu n’omettras rien. Puis jetant sur le tout un manteau, tu reviendras en ce lieu. Je t’attendrai, va.

« Je n’avais pas achevé qu’elle était debout. D’un pas automatique, elle traversa l’atelier, franchit la porte. La suivant du regard, je la vis descendre la pente de la colline Saint-Georges et disparaître bientôt derrière les premières maisons de la ville.

« J’attendis une heure. À ce moment, je vous l’avouerai, j’éprouvais une angoisse terrible. Si l’Américaine allait échapper à la suggestion, si elle ne revenait pas, ma vengeance patiemment échafaudée se déroberait.

« Non, jamais fiancé n’attendit sa future avec une pareille anxiété. Sans cesse j’allais à la porte, je l’ouvrais, j’explorais du regard le sentier conduisant à la ville.

« Enfin, j’eus une exclamation de joie. Miss Nali, enveloppée d’un manteau, se montrait au bas de la colline.

« Elle approchait d’un pas raide. Bientôt, elle fut à côté de moi et elle s’arrêta tout d’une pièce, le visage immobile, les yeux fixes.

« De la main, je lui désignai une table, sur laquelle j’avais eu la précaution de placer du papier, des enveloppes, un encrier, des plumes. Elle s’assit ainsi qu’un automate, et, la tête droite, sans regarder la feuille qu’elle avait prise, elle écrivit rapidement une lettre.

« Le billet était adressé à la propriétaire de son logis. Elle lui mandait que, forcée de s’embarquer précipitamment, elle lui abandonnait sa maison, louée encore pour deux mois, et l’autorisait à la mettre dès ce jour en location.

« Toujours avec des gestes mécaniques, elle plia la lettre, l’introduisit dans une enveloppe et traça l’adresse.

« Vous comprenez le but de cette correspondance. Je désirais éviter que l’on s’étonnât de la disparition de Miss Nali. Les recherches de la police, encore que maladroites, sont toujours à craindre. »

Après avoir lu ces lignes, Jean Fanfare s’arrêta un instant. Il était d’une pâleur de cire et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.

Mais il reprit bientôt sa lecture. Il avait hâte de connaître le sort de celle dont le souvenir ne le quittait pas.

« L’heure était venue d’exécuter mon projet, continuait le Grec.

« Entre les lèvres de Nali, je glissai de nouveau un peu de haschich, puis je saturai la jeune fille de fluide magnétique. Peu à peu les membres se raidirent. Elle se figea, ainsi que je le lui ordonnais, dans l’attitude de la rêverie.

« La catalepsie était complète, la respiration était arrêtée, la circulation nulle. Pour deux mois, – il y en a maintenant un écoulé, – la vie était suspendue en elle.

« Alors je l’emportai dans mes bras et descendis mon fardeau au sous-sol. Là, j’avais préparé dans une large cuve à galvanoplastie un bain contenant de l’alumine.

« J’y plongeai Nali. Ainsi qu’un objet d’art que l’on veut argenter ou nickeler, j’allais la recouvrir d’une croûte épaisse d’aluminium.

« J’actionnai le courant électrique chargé de la décomposition du chlorure d’alumine dissous dans le liquide acidulé, puis je remontai, après avoir fermé à double tour la porte qui communiquait avec mon atelier.

« La clef en poche, je courus à la gare qui relie Athènes au port du Pirée. Un train était sur le point de partir. En vingt-cinq minutes nous franchîmes les sept kilomètres que compte l’embranchement. Au Pirée j’affranchis la lettre adressée à la propriétaire de la jeune fille, je la jetai à la poste puis je rentrai à Athènes.

« Deux jours me suffirent pour emprisonner la jolie Américaine dans une épaisse couche d’aluminium. Je retouchai alors mon œuvre, et à cette statue créée par le procédé de Galvani, je donnai l’apparence d’une sculpture, à ce point que tous y ont été trompés. J’avoue que mon orgueil de statuaire est satisfait du résultat.

« Maintenant, voici ma vengeance. Nali est ensevelie vivante dans un linceul de métal. Dans un mois sans doute, la catalepsie cessera ; mais le passage de la vie à la mort sera si rapide, que la captive n’en aura pas conscience. Je n’ai pas voulu lui imposer une souffrance inutile.

« C’est de vous, de votre insolence que je voulais tirer vengeance. Je crois que j’ai réussi. Nali vous est chère ; eh bien ! durant trente longs jours, vous saurez qu’elle va mourir ; vous saurez que rien ne la peut sauver, et dans vos nuits d’insomnie vous rêverez à la lutte suprême de sa vitalité dans son enveloppe de métal.

« Vous pensez peut-être que j’ai tort de vous prévenir à l’avance. Vous vous figurez qu’il vous suffira de courir au Musée du Louvre pour que l’on délivre votre fiancée.

« Erreur ! j’ai tout prévu.

« Nul autre que moi ne serait capable de faire disparaître la carapace métallique qui étreint Nali. Nul d’ailleurs n’en aura le loisir. La Diane de l’Archipel est entre les mains de l’Administration. La moindre enquête demande un trimestre. Je connais les lenteurs ministérielles. Vous n’aurez que trop tard l’autorisation de délivrer votre fiancée, et encore si l’on vous la donne ; car il est fort possible qu’après tout le bruit fait autour de la pseudo-déesse, les bureaux craignent le ridicule et préfèrent vous tenir pour fou, auquel cas, les portes d’une maison de santé s’ouvriront devant vous.

« J’étais très désireux de vous tenir au courant. Vous m’avez menacé de me couper les oreilles, je vous déchire le cœur. Partant, nous sommes quittes, et je puis, sans bassesse, clore cette lettre

« En vous saluant.

« Signé : Ergopoulos. »

Durant quelques minutes, Jean resta comme écrasé. Une expression d’épouvante folle contractait ses traits, et certes, quiconque l’eût vu alors, n’aurait pas manqué de lui appliquer l’épithète d’insensé, selon la lugubre prédiction du Grec.

Mais brusquement il secoua la tête :

– Cela n’est pas vrai, murmura-t-il d’une voix étouffée.

Puis, avec plus de force :

– Cela ne peut pas être vrai.

Les couleurs reparurent sur ses joues. L’espérance renaissait en lui :

– Non, cela n’est pas. Ergopoulos ne m’aurait pas écrit cette lettre s’il avait commis le crime dont il se vante. Ce serait jouer sa tête. Il prétend se cacher, mais un assassin se retrouve souvent, eût-il fui au bout du monde.

Et, sa confiance augmentant à mesure qu’il parlait :

– D’ailleurs, la Diane a été examinée par des artistes, des experts. Ils ne se seraient pas mépris à se point de prendre pour l’œuvre d’un statuaire une simple reproduction galvanoplastique.

Il sourit presque joyeusement :

– Parbleu ! Le drôle a voulu m’effrayer, me lancer dans des démarches ridicules. Nali a quitté la Grèce de son plein gré. Elle me l’a écrit. Oh ! puissance de la fantasmagorie ! Comment ai-je pu ajouter foi, même une seconde, à une histoire aussi invraisemblable.

La sonnerie d’une pendule coupa court à son monologue. Il regarda le cadran :

– Une heure et demie déjà, fit-il. J’ai juste le temps d’aller retrouver Vemtite. Et je n’ai pas déjeuné. Bah ! je dînerai mieux. Le sage doit se contenter à l’occasion d’un seul repas par jour.

Il s’habillait tout en parlant. Après quoi, il alluma une cigarette et sortit en ricanant :

– Allons voir cette fameuse Diane de l’Archipel. Vemtite rira bien quand-il saura que j’ai failli la croire habitée par Miss Nali.

Et d’un accent ému :

– Pauvre Nali ! Pourquoi n’a-t-elle pas eu le courage d’attendre que je réussisse à fléchir mon père. Quel horrible cauchemar elle m’eût évité ?

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