CHAPITRE XII LA PIEUVRE

Dire le découragement qui s’empara de moi est impossible. Cependant, ce n’était pas de la peur que je ressentais. En face de la mort certaine, une sorte d’indifférence se développa dans mon esprit.

En le constatant, j’eus la force de sourire.

Fille d’un Irlandais et d’une Indienne, c’était l’âme de la Peau Rouge qui s’éveillait en moi. Je songeai aux guerriers hurons ou mohicans de Fenimore Cooper, attachés au poteau du supplice, insoucieux des tortures, qui clamaient leur chant de mort. J’étais dans une disposition analogue. J’éprouvais du mépris pour le trépas.

Ils avaient raison, ceux qui m’avaient infligé l’épithète cruelle de Peau Rouge.

À l’heure du péril, je redevenais Indienne.

Sans doute ce furent ces réflexions qui m’empêchèrent de m’abandonner à mon sort. La frayeur m’aurait paralysée, le dédain de la fin me conserva toutes mes forces.

– Soit, murmurais-je, autant disparaître que vivre en captivité ! Mais comme ma vie peut être utile à Jean, luttons jusqu’au dernier instant.

Sans un mouvement, je me laissai charrier par le courant. Je me réservais pour une suprême tentative. Autant que je pouvais en juger, je devais passer à peu de distance du cap qui fermait la baie. Là, j’essaierais encore d’atteindre la terre.

J’attendis sans anxiété, je vous l’affirme. Je dérivais insensiblement vers le point que j’avais désigné pour être le théâtre de mon ultime lutte. Soudain un bruit de rames frappa mon tympan. L’eau, vous le savez, est meilleur conducteur du son que l’air, et j’avais les oreilles au niveau de la surface.

Je n’hésitai pas. L’embarcation que j’entendais était une chaloupe du yacht lancée à ma poursuite.

Avec précaution je soulevai la tête, et à deux cents mètres de moi, j’aperçus la forme noire d’un canot glissant sur les lames.

Une minute d’horrible anxiété se passa, puis je respirai. L’équipage du bateau ne m’avait pas vue. L’esquif suivait une ligne à peu près parallèle à celle du courant ; il se dirigeait aussi vers la pointe rocheuse de l’Est du golfe.

Mais ma satisfaction fut de courte durée. Je compris que, sans le savoir, mes ennemis me barraient la route. Le flot qui m’emportait devait fatalement me conduire à leur portée.

Cette constatation me brisa. L’idée de remonter à bord du steamer d’Ergopoulos, d’être la prisonnière de ce traître me glaça. Je fermai les yeux et me laissai couler en murmurant :

– Mort ! sauve-moi d’une telle existence !

L’eau bouillonna au-dessus de ma tête ; mais, ô surprise ! Un corps froid et dur heurta mes membres endoloris. Instinctivement je tâtai de la main. C’était un rocher enfoncé d’un mètre à peine sous la surface de la mer.

D’un mouvement brusque, je m’y accrochai ; j’y pris pied, je me redressai, ma tête dépassait le niveau des flots.

La chaloupe s’éloignait de moi, poursuivant sa route, et je restais immobile, je résistais au courant ; je n’étais plus l’épave inerte conduite sans résistance possible à la captivité.

Ainsi qu’au sortir du tombeau, je me réjouissais de vivre encore, j’oubliais que ma situation n’avait subi qu’une amélioration bien mince. En somme, j’étais sur un récif que l’eau profonde entourait.

Pourtant l’espoir s’était réveillé en moi. Le désir d’échapper à mes adversaires renaissait.

Avec précaution je fis un pas, puis deux, puis dix. La plate-forme rocheuse continuait. Elle s’élevait même insensiblement, je dus bientôt me courber pour que ma tête seule, point invisible parmi les vagues, s’élevât au-dessus de la surface.

Bientôt il me fallut ramper, le rocher n’était plus qu’à trente centimètres de profondeur environ, mais là il se terminait par une cassure abrupte. Étais-je parvenue aux limites de mon nouveau domaine ?

D’un œil anxieux je regardai autour de moi. À quelques mètres, je le reconnus à la couleur de l’eau, se trouvait un second récif. Sans hésiter, je me laissai glisser dans la crevasse qui m’en séparait et j’atteignis le second rocher.

Durant une heure, j’allai ainsi, de roc en roc. Mon cœur palpitait de joie. J’étais sur une sorte de chaussée sous-marine, qui aboutissait aux hautes falaises du rivage.

Parfois je jetais les yeux vers la chaloupe ennemie. Elle était maintenant perdue dans l’ombre de la côte, mais les matelots avaient allumé une torche, et grâce à cette lumière je suivais sa marche.

À quelle opération se livrait donc l’équipage ? On eût dit que l’embarcation prolongeait lentement la falaise, s’arrêtant parfois. Si elle continuait ainsi, elle arriverait bientôt au point vers lequel je me dirigeais moi-même. Seulement j’avais moins de chemin à parcourir qu’elle.

Alors je hâtai ma marche. Je fus bientôt à dix mètres de la muraille rocheuse, dont me séparait un étroit canal en eau profonde. Là je m’arrêtai incertaine.

Le mur de la falaise se dressait sans une coupure, sans une sente. J’étais près de la terre tant désirée et je ne pouvais aborder. La seule ouverture visible était une caverne de petite dimension creusée au pied même des rochers. Et la barque approchait, je n’avais plus le temps de revenir en arrière. Les marins d’Ergopoulos allaient me découvrir.

À cette minute critique, obéissant plutôt à l’instinct de l’être traqué qu’à un raisonnement, je plongeai dans le canal, et en quelques brassées je fus à l’entrée de l’anfractuosité. J’y pénétrai sans cesser de nager, car je ne réussissais pas à toucher le fond.

C’était un simple trou de trois à quatre mètres carrés se prolongeant parallèlement à la direction de la falaise en un couloir étroit. Ce réduit ornait une cachette très convenable ; je m’y glissai et mes pieds foulèrent un seuil rocheux, sur lequel il me fut possible de me tenir debout.

Il était temps.

Sur l’eau noire, à l’entrée de ma retraite, je voyais danser les reflets rougeâtres de la torche de mes ennemis.

Dans peu d’instants, ils passeraient, s’éloigneraient sans me soupçonner en ce lieu.

Hélas ! ces réflexions agréables furent interrompues par une épouvantable sensation. Un corps froid, gluant, s’enroula autour de mes jambes. Comment pus-je retenir un cri d’effroi, je ne me l’explique pas. Sur l’eau de la grotte, que la clarté du fanal du canot teignait de sang, je vis apparaître une sorte de sac brun percé de deux yeux glauques fixés sur moi et puis des bras armés de ventouses, s’agitèrent autour de ma tête.

La vérité se fit jour en mon esprit.

Je m’étais réfugiée dans la retraite d’une pieuvre, et l’horrible animal m’enlaçait avant de me dévorer.

Mes mains se crispèrent sur le rocher pour résister à l’attirance du monstre. Ma résistance devait être courte, car sur mes bras s’abattirent les tentacules, dont les ventouses me causèrent une douleur cuisante.

Cela dura à peine, et pourtant mes tempes battaient, j’allais perdre connaissance, quand une lueur soudaine envahit le réduit de la pieuvre, et des paroles parvinrent confusément à mes oreilles :

– Nous cherchons inutilement, disait une voix rude. On ne peut escalader la falaise qu’à la pointe Est de la baie, ou bien au fond même de l’échancrure. C’est évidemment vers un de ces deux points que miss Nali s’est dirigée.

– Alors elle s’est noyée, car la traversée est longue.

La réplique insouciante du matelot me glaça. Je n’étais pas noyée encore, mais de combien peu il s’en fallait.

Pourtant la pieuvre me serrait moins fort. Sans doute l’animal était préoccupé par la vue de la lumière, et tout à coup son étreinte cessa. Un choc sonore résonna dans la cavité ; mes prunelles avaient eu l’impression d’un corps noir, allongé, passant ainsi qu’une flèche.

– Touché ! s’écria-t-on au dehors.

Je regardai mieux. Le corps du poulpe était traversé par un croc emmanché au bout d’une perche. L’équipage avait aperçu le monstre et lui avait lancé un harpon.

La bête blessée se dressa, agitant ses formidables tentacules ainsi qu’une chevelure formée de serpents ; mais les marins frappaient, probablement avec un couteau affilé, car deux, puis trois pattes de l’être horrible tombèrent fauchées.

Et alors un bruissement retentit. Il me sembla que l’eau devenait de la couleur de l’encre. La pieuvre avait projeté la liqueur noirâtre qu’elle sécrète, et elle avait fui sous l’onde troublée.

– Nage, commanda un organe rauque ! Nous ne sommes pas là pour nous amuser, garçons !

Les palettes des avirons frappèrent la mer, les reflets de la torche disparurent. Mes ennemis s’éloignaient sans avoir soupçonné ma présence. De nouveau une obscurité compacte emplissait la fissure. Penchée en avant, j’écoutais le bruit des rames décroître. J’avais hâte de sortir de l’ombre, car un frisson me prenait à la pensée que la pieuvre blessée pouvait revenir à son gîte.

Aussitôt que la chaloupe fut à une distance suffisante, je quittai la grotte. Les brèves paroles échangées par les marins m’avaient fourni une indication précieuse. Le sentier le plus voisin permettant d’escalader la falaise était situé à la pointe Est de la baie. Je me dirigeai de ce côté, en suivant le pied de la muraille granitique ; tantôt je marchais avec de l’eau jusqu’à la cheville ; tantôt je traversais à la nage des trous brusquement ouverts sous mes pas.

Enfin j’atteignis mon but.

Un sentier de chèvres serpentait le long du flanc abrupt de la falaise. Au prix d’efforts incroyables, j’arrivai au sommet de l’escarpement, et là, brisée par les émotions de cette nuit terrible, les membres glacés, à bout d’énergie, je me couchai sur des mousses qui tapissaient la pierre, et je tombai dans un lourd sommeil.

Les rayons tièdes du soleil me ranimèrent. Je me levai avec peine, et les jarrets raidis, chaque mouvement me causant une douleur, je suivis une sente qui s’éloignait de la mer.

Bientôt je rencontrai un douar. Là, je me procurai des vêtements. J’avais heureusement fixé à ma taille, par une ceinture de cuir, une sacoche contenant mon argent, mes carnets de chèques, etc. Mes achats terminés, ma toilette faite, je m’enquis de la ville la plus voisine.

C’était Ceuta, distante d’une dizaine de kilomètres. Un indigène m’offrit de me guider et de me louer un cheval. J’acceptai. Le soir même, j’entrais à Ceuta, et je faisais prix pour mon passage avec le capitaine d’un navire espagnol, en partance pour le port de Barcelone. De ce point, le chemin de fer m’a amenée à Paris.

L’Américaine se tut, et Lucien Vemtite murmura avec une nuance de respect que l’on trouvait rarement dans ses discours :

– Et maintenant, Mademoiselle, qu’exigez-vous de moi ?

Nali lui tendit la main :

– Je vous remercie de parler ainsi. Vous êtes bien l’ami que je cherchais. Écoutez-moi.

– Ordonnez.

– Ce qu’il faut, c’est retrouver Jean, l’obliger à revenir en France avec la statue qu’il a dérobée au Louvre. Il s’expliquera, démontrera qu’il n’est pas un voleur vulgaire. Il reprendra sa place dans sa famille.

– Il serait nécessaire de connaître sa retraite.

– Je sais où il est, ou plutôt je crois le savoir.

– Vous ?

– Oui. Vous avez remarqué, dans mon récit, que l’infâme Ergopoulos avait confié sa lettre pour notre ami à Lord Waldker ?

– En effet.

– Lord Waldker est un homme honnête, juste, et je crois qu’il n’est pas étranger au rapt de la Diane.

– Où prenez-vous cela ?

– Je me suis informée. J’ai vu le camionneur du Louvre que l’on avait grisé pour prendre sa place, le marchand de vin chez lequel la scène avait eu lieu. De leurs déclarations, il résulte que les voleurs, qui ont disparu depuis ce moment, sont anglais.

– Ah bah !

– D’un autre côté, la concierge de Jean Fanfare se souvient que des Anglais sont venus voir le pauvre garçon peu de jours avant son départ. Le signalement qu’elle en donne correspond absolument à celui des faux camionneurs.

– Et vous supposez ?

– Que Lord Waldker trompé, comme Jean lui-même par la lettre d’Ergopoulos, a aidé le peintre à arracher sa proie au Louvre. C’est un savant, ne l’oubliez pas. Il pense qu’une créature humaine est emprisonnée dans la statue d’aluminium. Quelle gloire s’il parvenait à lui rendre la vie !

– C’est vrai ! Vous vous y entendez à suivre une piste !

La jeune fille eut un sourire mélancolique :

– C’est un don des Peaux Rouges, comme disait Cooper.

– Je n’avais pas l’intention de rappeler cela, bredouilla le poète.

– J’en suis certaine. Mais ne regrettez pas vos paroles. Ce surnom ne me fait plus souffrir comme autrefois. J’ai hérité des qualités des ancêtres de ma mère. Les circonstances m’ont appris que j’avais le sang-froid, le courage silencieux, l’insouciance de la mort des anciens possesseurs de l’Amérique. Si je réussis à sauver Jean, je serai fière de m’appeler moi-même : Peau Rouge. Une Peau Blanche ne ferait pas ce que j’ai déjà fait… Une Peau Blanche ne montrerait pas, après le succès, une abnégation aussi complète, un oubli de soi-même aussi entier.

Elle s’arrêta soudain et, avec une ironie douloureuse :

– Mais je me laisse entraîner à chanter mes exploits comme mes aïeux maternels. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de lui. Nous allons partir pour l’Angleterre.

– Bien.

– Nous découvrirons la demeure de Lord Waldker qui sait, je le sens, j’en suis sûre, où se cache notre malheureux ami. Connaissant sa retraite, nous l’enlevons ainsi que la Diane de l’Archipel, et nous les ramenons en France.

– Pourquoi l’enlever ? interrompit Lucien. Quand il vous verra, il ne se fera pas prier…

Nali était devenue très pâle :

– Il ne faut pas qu’il me voie, prononça-t-elle d’une voix sourde.

Du coup, la physionomie mobile du poète exprima l’ahurissement :

– Je vous garantis que cela lui ferait plaisir.

– Peut-être, reprit-elle. Mais vous oubliez que son père s’est opposé à notre mariage ; il le considérait comme une sorte de mésalliance. Or, je ne veux entrer ni par force, ni par ruse, dans une famille qui me repousse. Et si je le ramenais à ce père, cruel parce qu’il l’aime, n’aurait-il pas le droit de croire que j’ai voulu forcer sa décision, lui arracher le consentement qu’il refuse ?

– Et quand il le croirait, la belle affaire. Une femme charmante, dévouée, vaillante ; il devrait vous bénir de lui assurer une telle bru.

Elle eut encore son triste sourire :

– Non, cela ne se peut. Comprenez donc que si mon caractère me permettait d’agir ainsi, je n’aurais pas besoin de votre secours.

– Dame… je l’avoue.

– Tandis que je désire le sauver, notre Jean, et disparaître ensuite. Vous seul n’ignorerez pas en quel coin du monde je vivrai. Mais avant de vous confier ce secret, j’exigerai votre parole de n’indiquer cet endroit à personne, à moins que le père de celui qui sera toujours mon fiancé, n’oublie ses injustes préventions et ne me désire pour fille.

Lucien s’inclina respectueusement :

– Mademoiselle, dit-il d’un ton pénétré, c’est de la délicatesse outrancière ; mais l’outrance, en matière de noblesse, ne peut exciter que l’admiration.

– Vous obéirez donc ?

– Comme un esclave. Quand partons-nous ?

– Demain matin, si cela est possible.

– Cela le sera. Ce soir, il y a réception au Ministère de l’Instruction Publique. Je m’y rends, je vois mon patron, j’obtiens un congé…

Et, dans son émotion joyeuse, retrouvant la verve poétique qui semblait l’avoir abandonné depuis le départ de Fanfare, l’aimable garçon conclut :

– Il était sobre et vif, Godefroy de Bouillon,

Ce vaillant qui, jadis, administra Sion.

Je l’imite, et dînant d’un bol froid de bouillon,

Je cours de ce pas à l’Administration !

Puis, échangeant avec Nali un vigoureux shake-hand :

– Quel train prenons-nous ?

– Midi, pour Boulogne.

– À onze heures, je me présenterai demain à l’hôtel.

– Je vous attendrai.

– Et vous savez, Mademoiselle, ne m’épargnez pas. De poète à soldat il n’y a qu’un pas. Ma parole, je crois que je deviens ultra-belliqueux.

– Comme Godefroy de Bouillon, fit l’Américaine souriant de cette exubérance ?

– Peuh ! s’écria-t-il avec impétuosité, comme Godefroy, doublé de Du Guesclin, de Bayard, de Turenne et de Napoléon… Bah ! pendant que j’y suis, mettons Alexandre et César par-dessus le marché. En voulez-vous encore, des héros ?

Ils riaient tous deux, et ils se séparèrent réconfortés par leur conversation. Chacun avait conscience d’avoir gagné, ce soir-là, un ami sincère et dévoué.

Share on Twitter Share on Facebook