Une semaine environ après ces divers événements, vers cinq heures du soir, Lucien Vemtite se présentait pour la vingtième fois chez son ami Jean, et d’un air désolé, écoutait la concierge prolixe lui expliquer longuement que le peintre n’avait pas reparu.
Le facétieux disciple d’Apollon était méconnaissable. Le départ de Fanfare l’avait désespéré, car, sous l’apparence d’un poète badin, Lucien cachait un cœur aimant, dévoué, sensible. L’artiste était son ami le plus cher, et depuis de longs jours, il s’épuisait à le défendre contre les accusations dont l’accablaient l’Administration, la Presse et le public.
On avait beau dire, entasser les preuves, accumuler les faits, Vemtite se refusait à croire son ami coupable.
Sa raison lui rappelait vainement les confidences du peintre, le portrait de l’Américaine Nali qui ressemblait si étrangement à la Diane de l’Archipel, son affection répondait : coïncidences fortuites et sans signification précise.
Chaque jour, il montait à la place Pigalle, avec l’espoir qu’à sa question accoutumée, la portière répliquerait :
– Montez, Monsieur, vous trouverez M. Fanfare dans son atelier.
Et chaque jour, c’était une nouvelle désillusion.
Or, le poète restait planté devant la porte de la loge, ainsi qu’un homme qui ne sait à quelle résolution s’arrêter.
Enfin, avec un geste découragé, il salua la concierge et fit un pas en arrière. Il heurta une personne qu’il n’avait pas vue, une jeune femme, autant que l’on pouvait en juger par la tournure, car une voilette épaisse cachait ses traits.
Lucien bégaya des excuses et gagna l’extérieur. Mais il s’était à peine engagé dans la rue Frochot, chemin indiqué pour retourner à son bureau qu’une main fine se posa sur son bras, tandis qu’une voix douce, mélodieuse, résonnait à son oreille :
– Pardon, Monsieur, si je me trompe. N’êtes vous point Monsieur Lucien Vemtite, naguère ami de M. Fanfare ?
– Naguère et toujours, Madame, repartit le secrétaire du Ministre.
– Toujours… malgré les soupçons qui pèsent sur lui ?
– Plus que jamais. Que penser d’une amitié qui se déroberait à l’heure des tristesses ?
– Il avait raison, murmura l’inconnue. Vous êtes vraiment son ami.
– Qui, il ? demanda Lucien non sans surprise. Est-ce de Jean que vous parlez ?
Et, sur un signe affirmatif de la femme voilée :
– Vous le connaissez donc ?
– Oui, fit elle d’une voix étouffée.
Il y eut un silence, puis, le poète, ne pouvant plus longtemps réprimer sa curiosité, poursuivit :
– Et moi… Est-ce que je vous connais ?
Son interlocutrice secoua la tête en signe de doute :
– Peut-être. Vous ne m’avez jamais vue, moi – elle appuya fortement sur ce dernier mot – et cependant, puisque vous étiez des familiers de M. Jean, vous avez dû vous trouver en ma présence.
Troublé par ces paroles mystérieuses, Vemtite s’arrêta net.
– Je ne comprends pas, Madame. Que voulez-vous dire ?
– Êtes-vous l’ami dévoué que je pense, reprit-elle avec force sans tenir compte de la question ?
Dominé par son accent, il répliqua sans hésiter :
– Absolument.
– Désirez-vous sauver M. Jean ; le tirer de l’affreuse situation où il s’est jeté ?
– Parlez, je suis prêt.
L’inconnue laissa échapper un mouvement de joie. Elle saisit le poète par la main, l’entraîna sous un réverbère. Là, elle leva brusquement son voile et mettant son visage en pleine lumière :
– Regardez-moi… et dites si vous me reconnaissez.
Il obéit. Un étonnement prodigieux se peignit sur ses traits, et il prononça enfin d’une voix hésitante ces mots étranges :
– La Diane de l’Archipel !
Nerveusement elle lui reprit la main :
– Oui, la Diane, ou plutôt miss Nali, la cause involontaire du malheur de Jean… de M. Jean ; Nali qui ne veut pas le voir condamner comme voleur, qui ne veut pas qu’il traîne ses jours dans l’exil, loin des siens, loin de sa patrie.
Miss Nali, répéta Lucien tout étourdi de l’aventure. Vous avez quitté Athènes ?
– Malgré moi.
– Malgré vous ?
– Oui. Cela vous paraît obscur. Prenons un fiacre. Accompagnez-moi au Grand Hôtel où je suis descendue. Là je vous conterai ma triste histoire, la fatalité qui pèse sur moi et fait que, ne pouvant être heureuse, je répands le malheur sur tous ceux qui me sont chers.
Elle essuya une larme coulant au bout de ses longs cils, héla une voiture qui passait, y fit monter Lucien complètement dominé par l’étrangeté de la situation et s’assit à côté de lui, après avoir jeté l’adresse au cocher.
Une demi-heure plus tard, les jeunes gens, installés dans un angle du salon de lecture du Grand Hôtel, causaient, ou plutôt Vemtite écoutait l’Américaine qui faisait le curieux récit de l’intrigue menée par le traître Ergopoulos.
Elle disait sa première entrevue avec Jean, le rappel du peintre en France, sa tristesse à se sentir poursuivie par l’épithète de Peau Rouge, la sympathie hypocrite du sculpteur grec.
– Un jour, continua-t-elle, sous couleur de me montrer une lettre venant de France, ce misérable m’attira dans son atelier du mont Saint-Georges, près d’Athènes. Sans défiance, j’acceptai un sorbet. La boisson glacée contenait un narcotique. Je m’endormis et quand je sortis du sommeil, j’étais prisonnière dans le sous-sol de la demeure du traître.
Et comme Lucien fermait les poings, pris de rage contre le cauteleux personnage, elle poursuivit :
– Attendez pour vous irriter. Ma captivité dura un mois. Le désespoir me prenait. Je souhaitais ardemment recouvrer ma liberté. Insensée, j’ignorais qu’en, sortant de la cave où je gémissais, mon infortune serait plus grande encore. Un soir, on mêla de nouveau un soporifique à mes aliments. À mon réveil, j’étais à bord d’un yacht de plaisance appartenant à mon ennemi.
Sans savoir où l’on me conduisait, je traversai la Méditerranée. Pour la troisième fois, un sommeil factice ferma mes yeux. J’ai su depuis que, durant ce temps, nous avions séjourné dans le port de Marseille. Je me retrouvai en pleine mer. Le yacht gagna la côte du Maroc, jeta l’ancre dans un petit port de pêche où il resta près de deux semaines.
Ergopoulos paraissait ravi. Il ne me parlait plus de son désir de m’épouser. Mais un soir, un brigantin pénétra dans le port. Un canot amena à bord du yacht des hommes avec lesquels le sculpteur s’enferma dans sa cabine. Au matin, le navire mystérieux repartit pour revenir huit jours après.
Alors devant lui, mon geôlier me fit amener et avec le plus effroyable cynisme m’expliqua le plan infernal qu’il avait exécuté :
– Après vous avoir endormie, plongée en état cataleptique, à Athènes, me dit-il, j’ai pris un moulage de vous. Grâce à ce soin, j’ai pu obtenir un moule admirable et j’ai fondu une statue d’aluminium qui est un chef-d’œuvre. Des retouches habiles ont complété mon ouvrage. Nul ne soupçonnera le procédé, car pour cela, il faudrait briser la statue et en extraire la carcasse de fer bien moderne qui assurait la solidité parfaite du moule. J’ai adressé ma « Diane », car vous êtes devenue une Diane, à la Direction des Beaux-Arts, à Paris, comme une pièce rare trouvée dans des fouilles circumméditerranéennes. Par une lettre particulière, j’ai avisé Jean Fanfare de cette expédition ; je lui ai affirmé que ma statue avait été obtenue en vous jetant, vous, endormie, dans une cuve de galvanoplastie, que vous étiez enfermée dans une cuirasse d’aluminium, et que, après un laps donné, vous sortiriez de la léthargie où ma science vous avait plongée, pour subir en quelques secondes la plus horrible agonie. Un ami sûr, un savant…, je puis vous le nommer, Lord Waldker, médecin de la cour d’Angleterre, a fait tenir mon épître en temps utile.
– Oh ! murmurai-je, à quoi bon cette vengeance cruelle, puisque déjà par votre adresse, vos mensonges, vous avez fait que le père de M. Fanfare m’a refusée pour fille ; puisque ainsi nous sommes séparés à jamais.
Il ricana :
– J’ai voulu qu’il ne fût plus digne de vous. Je comptais sur son tempérament exalté d’artiste. Mes prévisions étaient justes. Affolé par ma lettre, obsédé par la pensée de vous arracher à une mort inévitable, il s’est introduit au musée du Louvre, où ma « sculpture » avait été admise. Il a réussi à emporter la Diane qu’il croit vous-même. Et maintenant, il est hors de France, traînant l’existence misérable d’un voleur, flétri par la justice de son pays, déshonoré, avili.
Je restais sans voix, écrasée par l’horreur de cette confidence. Et le fourbe riait, sans pitié de mon angoisse :
– Vous l’aviez choisi, continua-t-il. Vous admettrez bien que maintenant, il n’est plus un fiancé sortable. Mais c’est assez parler de lui. Par le passé, vous devez être assurée que j’arrive toujours au but que je me suis désigné. Voici l’avenir que je me réserve. Demain au jour, nous lèverons l’ancre. Mon yacht nous conduira sur la côte africaine, en un endroit où les autorités, moyennant honnête rétribution, nous marieront sans demander le moindre renseignement. C’est, à quoi bon vous le cacher, dans la république nègre de Libéria que notre union sera célébrée. J’aurai ainsi vaincu mon rival et conquis mon épouse.
J’écoutais sans parvenir à parler, à exprimer mon mépris à cet infâme. Pourtant la pensée de mettre ma main dans sa main criminelle me secoua à ce point que je retrouvai l’énergie de lui crier :
– Jamais je ne serai votre femme, plutôt mourir.
Il ne s’émut pas. Un sourire railleur crispa ses lèvres :
– Soit, dit-il négligemment. Vous m’épouserez ou vous mourrez.
Et comme je le regardais avec épouvante :
– Vous comprenez bien, chère miss, que si je vous ai conté par le menu ma petite machination, c’est que je suis résolu à vous empêcher de me dénoncer. Vous m’avez en horreur aujourd’hui, qu’importe ? Demain votre colère tombera, et vous vous rendrez compte qu’il est préférable d’être unie à un homme capable de vouloir, qu’à un artiste faible, soupirant, à la cervelle farcie de billevesées.
– Jamais, répétai-je.
Il haussa les épaules avec indifférence et me fit reconduire dans ma cabine.
Une fois seule, je me sentis défaillir. Ma situation m’apparaissait dans toute son horreur. J’étais sans défense au pouvoir de cet homme qu’aucun scrupule n’était capable d’arrêter.
La fuite seule aurait pu me sauver. Mais fuir n’était pas possible. Le navire se balançait à plus de deux milles du rivage, et à moins d’être une excellente nageuse… Certes ! Je n’ignorais point l’art de la natation, et bien souvent, dans les eaux claires de la rivière Delaware, j’avais mis un grain de vanité à exécuter des prouesses qui épouvantaient mes compagnes.
Mais deux milles à franchir, cela dépassait mes forces. Sans cela, l’évasion eût été facile. Ma cabine, située à l’arrière du navire, recevait le jour par un sabord. Rien de plus simple que d’y attacher une corde et de me laisser glisser dans l’eau.
Je constatai cela avec un regain de tristesse. Ergopoulos savait bien que je ne pourrais lui échapper ainsi ; sans cela, il ne m’aurait pas laissée en cet endroit ; il eût cherché une prison plus sûre.
Tel était le désarroi de mes pensées, que j’avais presque oublié Jean. Soudain son nom se présenta à mon esprit, et en même temps je compris son affreuse situation. Il était réputé voleur, pourchassé comme tel, et s’il était surpris par des limiers de la police, il serait jugé, condamné au bagne, ainsi qu’un escroc vulgaire, lui qui, en enlevant une statue, avait seulement tenté de m’arracher à la mort.
Si j’étais libre, je pourrais l’aider à se justifier. Libre ! hélas ! Entre moi et la liberté s’étendait une nappe d’eau infranchissable !
Et pourtant une voix murmurait à mon oreille :
– Avant de désespérer, il faut tenter l’impossible. Il n’a pas hésité, lui, à sacrifier son honneur, bien plus précieux que la vie. Et tu hésites, tu te consultes, quand, avec un peu de courage, tu le rejoindrais et lui rendrais le droit de marcher le front haut. Sa famille t’a repoussée, tu dois renoncer à t’unir à l’époux que tu avais choisi, venge-toi en écartant le déshonneur de celui que tu pleures.
Peu à peu j’en arrivais à me persuader que traverser deux milles de mer à la nage n’était pas bien difficile.
Une dernière réflexion me décida :
– Après tout, me dis-je, si je succombe, je serai à jamais délivrée d’Ergopoulos. Partons.
J’attendis le milieu de la nuit. Je fixai une extrémité de ma couverture au sabord et je rejetai l’autre au dehors. En me penchant par l’ouverture, je m’aperçus que ma « corde improvisée » atteignait presque la surface de l’eau. Je revêtis un costume de bain et bravement j’enjambai le sabord.
Puis, avec des précautions infinies, je me laissai glisser dans la mer. Personne ne s’était aperçu de mon évasion. Ce premier succès m’encouragea, mais il me restait une zone dangereuse à traverser. La lune brillait d’un vif éclat et les hommes de quart m’eussent infailliblement aperçue sur les vagues voisines du steamer.
Je plongeai, nageant sous l’eau aussi longtemps que possible. Remontant à la surface, je renouvelai ma provision d’air et replongeai. Après avoir répété ce manège quatre ou cinq fois, je jugeai que j’étais suffisamment éloignée du yacht et je me dirigeai normalement vers la côte.
La mer était paisible, une longue houle la soulevait paresseusement ; j’avançais sans beaucoup d’efforts.
Pourtant, fût-ce l’effet des émotions qui m’avaient agitée, je sentis bientôt que la fatigue me gagnait.
– Ah ! murmurai-je avec terreur, est-ce que je dois périr ?
Me haussant sur l’eau, je jetai autour de moi un regard terrifié. J’étais à peine à mi-chemin de la terre. Le découragement m’envahit. J’essayai de lutter.
– Voyons, me dis-je, lorsque l’on est las, on se repose. Je vais m’étendre sur le dos et rester quelques minutes sans bouger. Je continuerai ensuite ma traversée.
Je fis ainsi que je l’avais dit. Pendant un quart d’heure je me laissai bercer par la lame. Il me semblait que mes membres avaient recouvré leur souplesse, je repris ma nage.
J’avançai encore de deux ou trois cents mètres vers la terre. La confiance m’était revenue.
Je fis une nouvelle halte horizontale. Or, tandis que je me reposais, l’idée me vint de m’assurer qu’aucun danger ne me menaçait du côté du navire que j’avais quitté.
Je regardai. Le yacht se profilait dans l’éloignement, mais entre lui et moi, la mer était déserte. Ma fuite n’était donc pas découverte, car autrement Ergopoulos n’eût pas manqué de faire descendre les chaloupes à l’eau pour me poursuivre.
Je me réjouissais, quand naquit pour moi une nouvelle source d’alarmes. Le steamer me paraissait dériver insensiblement vers la haute mer. Je redoublai d’attention.
Le mouvement persista et cependant, le balancement régulier du yacht indiquait qu’il était solidement affourché sur ses ancres.
D’où provenait donc mon illusion ? Soudain une exclamation de terreur jaillit de mes lèvres.
C’est moi qui dérivais en sens contraire du déplacement apparent du vaisseau. J’étais entraînée par un courant !
Brusquement je me remis à la nage, tournant fréquemment les yeux vers le steam pour juger du chemin parcouru. Bientôt le doute ne me fut plus permis. Le courant m’emportait irrésistiblement, il m’éloignait du rivage où j’espérais aborder. Il me portait vers l’extrémité opposée de la baie, vers la haute mer !