CHAPITRE VIII MOUVEMENTS STRATÉGIQUES AUTOUR DE DIANE

Vers midi, escorté d’un commissionnaire chargé d’un chevalet léger, d’un carton contenant une ample provision de papier à dessin et d’une boîte garnie d’un assortiment de crayons, Jean Fanfare pénétra dans le Musée des Antiquités grecques et romaines.

Il alla s’installer, non loin de la tête de Marciane, presqu’en face de la fenêtre à balcon donnant sur le quai, d’où les mauvais plaisants prétendent que, dans la nuit de la Saint-Barthélemy, le roi Charles IX arquebusa les huguenots. Cet acte cruel eût été irréalisable même pour le plus absolu des souverains, attendu que la fenêtre n’existait pas à cette époque.

Jean avait choisi cette place par suite d’un prudent raisonnement. La Diane qu’il voulait enlever du Louvre se dressait dans la salle des Caryatides. Pour ne pas attirer l’attention, pour ne pas trahir son projet, il avait jugé bon d’élire domicile à l’extrémité opposée du Musée des Antiques.

Ce jour-là, sous l’œil bienveillant des gardiens, il travailla avec acharnement.

Après avoir croqué Marciane, il ébaucha Julie, fille de Titus. Il attaquait la statue héroïque d’Hadrien, quand quatre heures sonnèrent annonçant la fermeture des galeries.

Le lendemain, le surlendemain se passèrent de même.

Frig et ses compagnons n’avaient pas reparu. Une impatience aiguë grandissait en l’esprit de Jean. Avec un serrement de cœur, il comptait les heures qui s’écoulaient. Chacune rapprochait l’instant fatal où il ne serait plus temps de sauver Nali.

Le labeur inutile, auquel il se livrait, pesait au jeune homme. Le quatrième jour, il se risqua à quelques courtes promenades à travers les salles. Le cinquième, il poussa ses excursions plus loin, s’égara dans la section de peinture.

Absorbé par son idée fixe, soutenu encore par l’espoir faiblissant, il cherchait à se donner l’apparence d’un visiteur curieux d’art. Il s’arrêtait devant des toiles qu’il ne voyait pas. Parfois les inscriptions placées au bas des cadres frappaient ses regards. Il lisait des noms d’artistes qui lui semblaient inconnus : Santi, Caliari, Vecellio, Robusti, Barbarelli, Pippi ; alors il lui fallait un effort violent de mémoire, pour se souvenir que ces noms vulgaires avaient été effacés par les pseudonymes éclatants de Raphaël, Véronèse, Titien, Tintoret, Giorgion, Jules Romain. Il restait immobile, stupéfait du trouble de son esprit, bouleversé comme un littérateur qui hésiterait à reconnaître Molière dans Poquelin, Voltaire dans Arouet ou Beaumarchais dans Caron.

Puis il repartait, incapable de rester en place, allant de la Grande Galerie au Salon Carré, au Salon des Sept Cheminées, à la Salle Lacaze, et nulle part il ne trouvait l’apaisement.

Le jour suivant, une force irrésistible le poussa dans la Salle des Caryatides.

Il éprouvait l’impérieux besoin de retremper son courage par la vue de Diane-Nali.

La statue était toujours enveloppée d’une toile. Le jeune homme se souvint qu’elle occupait un emplacement provisoire, qu’elle devait être transférée dans la galerie Mollien.

Il eut la tentation de lever le voile grossier qui lui cachait Nali, et, pour résister à son désir, il s’éloigna.

Ce fut dans le musée Égyptien qu’il se réfugia.

Au milieu des sphinx, des pharaons, des sarcophages de basalte creusés de figures aussi délicates que des camées, il fut sur le point de pleurer.

Le culte des morts de la vieille Égypte offrait un rapprochement complet avec l’état actuel de la malheureuse Américaine. Les habitants des rives du grand Nil enveloppaient, eux aussi, leurs dépouilles mortelles dans des œuvres d’art, des cercueils de pierre admirablement fouillés ; mais pour leur rendre ce suprême hommage, ils attendaient que la vie se fût envolée, que les ultimes vibrations de l’âme, prête à remonter vers Osiris, se fussent éteintes. Tandis que le barbare Ergopoulos avait emprisonné Nali vivante dans un linceul de métal brillant.

Sous l’empire de ces pensées, la souffrance de Jean augmentait, prenait une acuité insupportable. Il reprit sa promenade sans but à travers les salles bondées de trésors. Il ne lui était plus permis de s’arrêter ; son angoisse lui criait sans cesse : Marche ! marche ! Il devenait en quelque sorte le Juif-Errant du Louvre.

Tout à coup il eut le sentiment de son imprudence. Il se rappela que son chevalet, ses dessins commencés restaient abandonnés dans la salle des Antonins.

Sans nul doute les gardiens avaient remarqué son absence ; ils s’étonnaient certainement de la conduite de l’artiste qui, après avoir sollicité une autorisation de travail, ne travaillait pas.

Si l’on songeait à lui retirer la permission accordée, et cela au moment même où peut-être Frig allait lui donner le signal de l’action ? Par sa faiblesse, son imprévoyance, il aurait ainsi compromis le salut de Nali.

Son imagination surexcitée lui montrait les choses au pire. Il revint dans la salle des Antonins.

– Eh ! lui dit un gardien, ce n’est pas la peine de vous mettre à l’ouvrage ; on fermera dans dix minutes.

L’observation insouciante de l’employé fit pâlir l’artiste.

– On n’était pas en train aujourd’hui, continua son interlocuteur avec cette familiarité bienveillante que les agents témoignent à ceux qui viennent piocher dans leur musée.

Jean bredouilla :

– Oui… en effet…

– Oh ! il n’y a pas de mal à cela. Seulement, je vous donne un conseil, n’imitez pas un peintre qui venait autrefois. Il disait qu’il y avait des années où il n’était pas en train. Des années ! hein ? Il faut des rentes pour vivre à ne rien faire.

Heureusement pour Fanfare dont le trouble aurait fini par frapper le causeur, celui-ci fut appelé dans une galerie voisine par un de ses collègues, et l’artiste put s’esquiver, après avoir rangé dans un coin tout son attirail de dessinateur.

Il eut d’abord un instant de satisfaction. Il secouait la contrainte qu’il s’imposait durant son séjour au Louvre, mais ce répit dura peu.

Sa liberté n’était qu’apparente, car son âme, son esprit, sa pensée demeuraient captifs auprès de la statue de l’Américaine.

Un froid piquant lui cinglait le visage.

– Comme elle doit avoir froid, murmura Jean !

En vain il essaya de combattre cette nouvelle turlutaine. Nali, plongée dans un état cataleptique était insensible ; ni les frimas, ni les ardeurs du soleil n’étaient capables de lui causer une impression. Raisonnements inutiles ! Le sentiment triomphait de la science, et le jeune homme souffrait en s’imaginant que, malgré toutes les affirmations contraires, la catalepsie ne supprimait peut-être pas les sensations.

Il est facile de comprendre que, dans ces dispositions, il rentra chez lui de fort méchante humeur ; mais en arrivant au palier sur lequel s’ouvrait la porte de son atelier, il eut une exclamation joyeuse.

Frig, Lee, Frog étaient là.

Sans doute pour utiliser leur attente, les deux clowns répétaient un de leurs exercices ; couché sur le dos, les genoux en l’air, Frig supportait son cousin Frog, lequel, se servant de ses pieds comme d’un siège improvisé y effectuait un « numéro » de dislocation. Lee jonglait avec un œuf, une clé, une balle de plomb et une ombrelle.

À l’apparition de Fanfare, elle dit :

– Hop !

Ses accessoires de jongleuse disparurent, les clowns se relevèrent d’un bond, et Frig, tendant la main au jeune homme, déclara :

– Tout est prêt, sir Fanfare. Nous venions pour vô distribuer votre rôle dans notre petite opération.

– Est-ce vrai ? s’écria Jean avec une vive émotion.

– Tout à fait vrai. Seulement, ouvrez le porte de votre atelier pour que nous puissions bavarder. Vous comprenez, on ne conspirait pas dans un escalier, jamais un scène de ce genre ne serait admise au théâtre.

– Ni dans la vie, cher Monsieur Frig, affirma gaiement le peintre. Et, la porte repoussée, il ajouta : – Entrez, je vous prie.

Les Anglais obéirent à l’invitation ; Jean donna un tour de clef à la serrure, et les quatre conjurés se trouvèrent isolés du reste des humains.

– Parfait, s’écria Frig en se frottant les mains avec satisfaction, le séance il est ouverte et je m’attribue le parole. Donc, sir Fanfare, après demain matin, miss Nali quittera le Louvre.

– Après-demain… ? Comment ? fit le peintre d’une voix frémissante.

– Comment ? mais dans un voiture.

– Une voiture ? Expliquez-vous de grâce ?

– Ce n’est pas difficultueux. Le musée expédie à Nantes des fragments antiques.

– Je sais cela.

– Demain, dans le soirée, le camionneur qui fait les transports de ce genre, apportera le caisse pour emballer l’envoi.

– Oui, mais…

– Attendez, je prie, vous êtes pressé comme une petite cheval de course. Il garnira le caisse avec de la paille, des toiles, et cætera, et il le déposera dans le salon des Caryatides, ainsi que les instruments, cric, glissoires et autres, nécessaires à la manipulation des statues ; car c’est lourd les statues, et celui de miss Nali, qui est légère par comparaison, pèse encore cent cinquante kilos. Or, comme vous serez tout seul pour l’emballer, il est bon que vous en ayez les moyens.

– Quoi, tout seul, je ne comprends pas.

– Pas étonnant. Vous parlez toujours.

– Je me tais, allez.

– Le camionneur vient, emballe, laisse son colis et ses instruments pour les reprendre le lendemain matin.

– Bien !

– Pendant le nuit, vous enlevez de le coffre les débris qui y sont et vous couchez à la place la statue de Diane.

– Permettez, pour y être la nuit… il y a une surveillance…

– Vous verrez tout-à-l’heure. Au matin, le charretier et son aide reviennent, chargent l’emballage sur leur chariot et s’en vont.

– Ce charretier est donc dans la confidence ?

– Oh no ! Mais Frog est devenu son ami, il lui offrait des petits verres ; les charretiers, ils aimaient les petits verres. Avant de commencer son travail, il s’arrête pour trinquer avec le cousin de moi. Frog lui met un peu d’opium dans son verre, il fait le même chose pour son aide. Tous les deux dorment. On les laisse là, et c’est nous deux qui menons le camionne… no, camion, you understand ? Nous emmenons miss Nali et le farce il est joué.

– Oui, je vois, s’écria Jean prenant les mains du brave clown, elle est sauvée si tout se passe ainsi.

– Tout se passera ainsi, rectifia flegmatiquement Frig !

– Soit ! je veux le croire, mais un détail m’embarrasse.

– Lequel ?

– Vous m’avez dit que je devais passer la nuit dans le Musée ?…

– Justement !

– Ce n’est pas facile.

– Si, très facile au contraire, vous vous cachez vous-même, au moment de la fermeture.

– À quatre heures ?

– Just ! vous laissez passer les rondes de nuit, et vers 5 heures du matin, vous prétiquez le petite opération. Vous déposez les débris contenus dans le caisse derrière le grand statue de Melpomène, dans le salle voisin de le Vénus de Milo, vous remplacez par Miss Nali, et sous la toile qui couvre actuellement le gentille pauvre demoiselle, vous faites avec des morceaux de bois, laissés par le vrai camionneur, un mannequin. Comme cela, on ne s’apercevra pas tute suite de l’enlèvement.

Le peintre frappa le plancher du pied.

– Je comprends tout cela.

– Je m’en doutais bien.

– Mais la difficulté subsiste toujours.

– Quelle difficulté ?

– Pour que votre plan réussisse, il est indispensable que je reste dans le Musée et que les gardiens ne me découvrent pas.

– Perfectly well !

– Eh bien ? où me dissimulerai-je ?

Frig, Lee et Frog se mirent à rire.

– C’est tout le difficulté cela, demanda enfin le premier ?

– Il me semble qu’elle est assez grosse, répondit Jean froissé par cet accès de gaieté à tout le moins intempestif.

– No… Un jeu d’enfant.

– Éclairez-moi donc, car je ne vois pas…

– Dans le salon des Caryatides, vos avez remarqué qu’il y a des Caryatides ?

– Bien certainement. Le nom de la salle vient de là !

– Qu’est-ce qu’elles supportent sur le tête ?

– Une sorte de dais de pierre, qui s’élève environ à mi-hauteur du plafond, et sous lequel s’ouvre la sortie qui conduit aux guichets du Pavillon de l’Horloge.

– C’est cela même. Eh bien, sir Jean, c’est sur le dais que vous cachez votre personne.

– Sur le dais ?

– Yes. Je serai avec vous. À un moment favorable de l’après-midi, je vous fais le courte échelle. Vous atteignez la corniche, et houp ! Un rétablissement… Vous y êtes. Les œuvres d’art, alignées au centre de le galerie vous masquent pendant l’ascension. Nous n’aurons à nous défier que de la porte sous le dais. Une fois perché, vous étiez bien tranquille. Dans leur ronde après le fermeture, les gardiens peuvent tourner autour des statues, sarcophages, bas-reliefs, oui, mais aucun n’aura l’idée de grimper sur le chef des Caryatides, n’est-ce pas ?

– Sans doute, cependant…

– Oh ! Certainement vous serez moins bien que sur un bon lit, avec un matelas moelleux. Bah ! une nuit est bientôt passée, et puis vous aurez assez à faire pour vous dégourdir les membres. Au matin, après l’ouverture des portes au public, vous sortirez paisiblement. Lee vous attendra place de le Palais-Royal, au bureau des Homnibus. Elle vous conduira à l’endroit où nous serons. Cela est-il convenu ?

– Oui… Certainement notre tentative peut être couronnée de succès. Une seule chose continue à me paraître donner prise à la malechance. C’est l’escalade nécessaire pour gagner ma cachette !

Frig haussa insoucieusement les épaules :

– Ce chose ira toute seule, vous verrez. Les Caryatides sont de bons garçons.

– Si vous en êtes persuadé, pourquoi n’y montez-vous pas à ma place ? Vous êtes plus agile, plus adroit…

– Mais moins intéressé dans le question.

– Vous dites ?

– Que celui qui avait l’intérêt le plus grand devait accepter le plus ennuyeuse besogne. C’est vous, sir Jean. Les affaires sont les affaires… donc.

– Je monte aux Caryatides.

– All right !

Sur cette exclamation, les Anglais avec un merveilleux ensemble serrèrent la main du peintre à la broyer :

– Dormez bien, recommanda Frig en manière de conclusion, car demain vous ne dormirez pas.

– Merci, repartit le jeune homme qui, après le départ de ses étranges alliés, se coucha avec l’intention bien arrêtée de prendre du repos pour quarante-huit heures au moins.

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