Bientôt le peintre secoua sa torpeur. Obéissant aux recommandations de Frig, il quitta son siège, et, avec des morceaux de bois, confectionna une carcasse qui, disposée sous la bâche, donnait suffisamment l’illusion d’une statue voilée. Après quoi, il s’empressa de se hisser au-dessus des Caryatides et, pelotonné sur son lit de pierre, il attendit.
Six heures, sept heures sonnèrent au pavillon de l’Horloge. Un jour gris et terne se levait. Au dehors des passants affairés traversaient la cour du Vieux Louvre. La ville endormie s’éveillait et son bourdonnement géant arrivait jusqu’à Jean.
Un peu avant huit heures, les roues d’un véhicule grondèrent pesamment sur les pavés. Fanfare frissonna de la tête aux pieds. Ce devaient être ses alliés, les camionneurs improvisés. Avaient-ils réussi dans leur entreprise ?
S’ils avaient échoué, tous ses efforts personnels n’auraient abouti qu’à changer Nali de prison.
Enfin plusieurs personnes entrèrent dans la galerie. Jean regarda. Des surveillants accompagnaient deux hommes couverts d’amples limousines et coiffés de casquettes de cuir portant des lettres en cuivre.
L’artiste hésita à les reconnaître ; pourtant l’un d’eux ayant levé la tête vers l’endroit où il se trouvait, le jeune homme respira. C’était Frog.
Méthodiquement, les Anglais présentèrent leur « ordre d’enlèvement d’un colis » et, après vérification faite par les surveillants, emportèrent successivement la caisse contenant Nali, leur brouette, le cric et leurs divers outils.
Fanfare, tremblant qu’un accident imprévu ne les arrêtât, prêtait l’oreille. Il entendit le camion s’éloigner lourdement.
Alors il respira. Nali était en sûreté. À dix heures, au moment de l’ouverture des portes, il abandonnerait sa cachette et courrait retrouver ses amis. Car désormais ils seraient ses amis les plus chers, ces pauvres clowns qui avaient collaboré à la délivrance de sa fiancée.
Maintenant qu’il n’était plus soutenu par la fièvre du combat, le peintre avait hâte de quitter son incommode station. Une forte courbature, bien justifiée du reste, crispait douloureusement ses muscles. Vraiment, pour employer l’expression familière, il ne savait plus de quel côté se retourner.
Tout a un terme, même les situations ennuyeuses. L’instant si ardemment espéré arriva enfin. Les portes s’ouvrirent devant le public.
Mais un nouveau contre-temps se produisit. Plusieurs surveillants s’installèrent autour d’une bouche de chaleur et entamèrent une conversation variée. Certes, les braves gens qui, pour venir reprendre leur service, avaient traversé la ville par une température glaciale, étaient bien excusables de réchauffer leurs membres engourdis ; mais l’artiste, bloqué dans sa cachette, les envoyait in petto à tous les diables. Avec cela, les curieux commençaient à se montrer. Si la conversation des gardiens se prolongeait, personne ne pouvait prévoir quand finirait la captivité du fiancé de Nali.
Ces réflexions moroses n’étaient pas pour égayer l’artiste, et ma foi, la courbature le poussant, il se fût laissé aller à quelque imprudence, lorsque le hasard se prononça en sa faveur.
Un cri de stupeur, des appels effarés retentirent dans la direction de la salle de la Vénus de Milo. Surpris par ces clameurs, les gardiens, les visiteurs se précipitèrent. Des mots incohérents parviennent aux oreilles de Fanfare :
– La Melpomène !… l’envoi de Nantes !
Jean comprit. On avait découvert les sculptures transportées par lui durant la nuit précédente.
Ma foi ! l’instant était propice, il n’hésita plus. Dégringolant vivement de son perchoir, il poussa la porte voisine, et, laissant à sa gauche l’escalier Henri II, il gagna la cour.
Cependant, à l’intérieur du Musée, le tumulte allait grandissant. Les surveillants couraient aux bureaux des conservateurs, on envoyait chercher les agents de garde de la nuit, qui avaient remis le colis aux camionneurs.
On ne croyait pas encore à un vol, mais à une simple erreur, et tout en se démenant, chacun étouffait une forte envie de rire.
Bientôt tout le personnel du Musée fut rassemblé dans les galeries des Antiquités grecques et romaines.
On s’abordait. On s’interrogeait. Personne ne devinait ce qui s’était passé, aussi chacun l’expliquait à sa manière sans élucider la question.
Car il importait de savoir quels objets avaient été expédiés à Nantes aux lieu et place des fragments désignés par l’Administration.
Un employé, détaché à la gare Montparnasse pour reprendre la caisse au départ, revint annoncer qu’aucun colis semblable n’avait été remis au chemin de fer.
On se précipita chez l’entrepreneur des camionnages du Louvre. Celui-ci déclara que vers six heures et demie du matin, il avait envoyé deux hommes de confiance et un fourgon pour exécuter l’ordre qu’on lui avait fait parvenir et qu’il n’en savait pas davantage.
Bref, les racontars allaient leur train, l’affaire s’embrouillait de plus en plus. Une question d’un visiteur curieux amena le désarroi à son comble.
Cet amateur de sculpture, s’étant avisé de soulever le voile jeté sur la Diane de l’Archipel, aperçut l’échafaudage édifié par Jean. Il arrêta le premier gardien qu’il rencontra :
– Où est donc la Diane en aluminium maintenant ? demanda-t-il d’un air entendu.
– Salle des Caryatides, expliqua l’agent, piédestal n° 16 bis.
– Mais non, j’en viens.
– Comment ? vous en venez ?
– À telle enseigne que j’ai aperçu un petit échafaudage.
– Un quoi ?
– Un échafaudage.
Il fallut au surveillant la longue habitude de politesse contractée dans les galeries pour ne pas traiter de fou son interlocuteur. Néanmoins, par réflexion, il alla voir et demeura pétrifié en constatant la disparition de la précieuse statue.
De ce subalterne, l’affreuse nouvelle remonta jusqu’aux conservateurs. Du coup, le Musée fut en révolution.
C’était à en perdre la tête. On retrouvait l’envoi pour Nantes et la Diane était perdue !
Tout s’éclaircit vers midi. L’entrepreneur de transports fit irruption dans le Louvre. Il avait retrouvé ses employés ivres morts dans un cabaret, son camion stationnant dans la rue. Le débitant de vins lui avait conté que des amis de ses ouvriers s’étaient chargés de leur besogne, afin de leur éviter une semonce, et cætera. Le doute n’était plus possible, la vérité éclatait au grand jour ; d’audacieux cambrioleurs avaient enlevé Diane.
Aussitôt on courut au télégraphe, au téléphone. La direction générale des Beaux-Arts, la préfecture de police furent avisées. L’émoi du personnel du Louvre gagna de proche en proche.
Des photographies de la statue furent distribuées dans tous les commissariats de police ; les agents secrets se répandirent dans le monde des vagabonds ; un service de surveillance fut établi à toutes les gares, tandis que sur les fils du réseau télégraphique, des ordres couraient, mettant sur pied les gendarmeries des départements limitrophes.
Malgré ce déploiement de forces, ce luxe de précautions, la journée se passa sans apporter le plus léger éclaircissement au mystère. Mais le lendemain, une note de commissariat fut communiquée au Louvre. Voici ce qu’elle relatait :
« Ce matin, vers neuf heures, j’ai été appelé place Pigalle, par une concierge inquiète de la disparition d’un de ses locataires. Ledit locataire est un peintre, du nom de Jean Fanfare, absent depuis quarante-huit heures. Un serrurier, requis par moi, a ouvert la porte de l’atelier de l’artiste. À l’intérieur j’ai trouvé un tableau reproduisant exactement la photographie de la Diane de l’Archipel, il était peint à l’huile, mais avec les couleurs d’une personne vivante. Sur une chaise, un plan des galeries du Louvre a attiré mon attention. Je n’ose exprimer un soupçon. À tout hasard, j’ai établi dans l’immeuble une souricière, où le sieur Fanfare tombera, s’il revient. J’attends des ordres. »
Fanfare ! Un conservateur se souvint que l’artiste avait obtenu une « autorisation de travail dans le Musée ». On interrogea les surveillants, on reconstitua l’emploi des journées du peintre et l’on arriva à cette conclusion, très compromettante pour lui, qu’il ne travaillait guère. De là à l’accuser de complicité dans le rapt de Diane, il n’y avait qu’un pas, il fut vite franchi. Un reporter adroit confessa un employé du Louvre, et bientôt la presse annonça à ses lecteurs qu’un artiste apprécié avait commis un vol au Musée, ce qui permit aux marchands de tableaux, détenteurs de toiles du jeune homme, de les « pousser » et de réaliser ainsi de jolis bénéfices, à la plus grande gloire de la badauderie humaine.
Cependant que devenait le héros de ce formidable scandale ?
À peine sorti du Louvre, Jean avait couru au bureau d’omnibus de la place du Palais-Royal. Lee l’attendait en cet endroit. Sans entrer dans des explications oiseuses, l’Anglaise poussa Fanfare dans un fiacre arrêté le long du trottoir, y monta après lui, et le cocher, sans doute stylé d’avance, fouetta aussitôt son cheval qui partit bon train.
– Où allons-nous ? interrogea l’artiste.
– Rejoindre le mari de moi et son cousin.
– En quel lieu ?
– Montmartre.
En effet, la voiture gagnait les hauteurs de la butte parisienne. Elle s’arrêta en face d’une petite maison de la rue des Abbesses.
Les voyageurs descendirent et Lee, s’adressant à son compagnon, lui dit avec cet accent inimitable dont les dialogues du cirque lui avaient donné l’habitude :
– Marchez dans les traces de moi.
Jean obéit. Derrière son gracieux guide, il traversa un vestibule modeste et s’engagea dans un escalier obscur aux marches hautes et raides. Au troisième étage, l’Anglaise fit halte et heurta de façon particulière une porte close. Celle-ci tourna sur ses gonds, et une double exclamation salua l’arrivée du peintre :
– Aoh ! Vous voici. Well !
Frig et Frog étaient là. Fanfare voulut les remercier. Ils l’interrompirent :
– Pas le temps de bavarder. Temps précieux. Venez. Nous faire votre tête et partir de souite.
Tiré, poussé, l’artiste ahuri fut entraîné dans une petite pièce, assis dans un fauteuil devant une toilette dont la plaque de marbre était encombrée de flacons, de pots de pommades ; on lui passa une serviette sous le menton, et Frig, s’improvisant coiffeur, le rasa, puis lui coupa les cheveux.
Il avait expliqué sa pensée par cette phrase laconique :
– Besoin changer figuioure… pour pas être reconnu.
Cette opération terminée, il ajusta sur le nez du jeune homme une paire de lunettes bleues, lui fit endosser une blouse de toile, un carrick de drap épais, le coiffa d’un chapeau mou. Après quoi, il le considéra avec satisfaction et s’écria en se frottant les mains :
– All right ! Vous avez tout à fait l’air d’un manant !
– Oh yes ! tout à fait ! appuya Lee.
Et, laissant le Français devant une glace, où il contemplait, non sans une grimace, sa nouvelle apparence, tous deux se hâtèrent d’empiler dans des valises les objets accumulés sur la toilette.
– Nous y sommes ? dit enfin le clown Frig. En route.
Sur cet ordre, toute la bande descendit. Rue des Abbesses, l’Anglais se dirigea vers la place de la mairie et s’engagea dans la voie circulaire qui escalade la crête de la butte. Tournant le dos au centre de Paris, il guidait ses compagnons. On passa près du moulin célèbre situé au sommet de la hauteur, puis par des ruelles bordées de jardins, la petite troupe arriva jusqu’au mur d’enceinte. Elle sortit de la capitale, traversa la zone militaire et atteignit une maison isolée, petite, sombre, à laquelle attenait une cour envahie par les herbes et entourée d’un mur de clôture peu élevé.
Au milieu de la cour, une carriole attelée d’un vigoureux cheval attendait.
– Ici, nous allons nous séparer, prononça Frig.
Jean eut un haut le corps :
– Nous séparer !
– Yes. Montez dans l’équipage. Il contient aussi le statue de Miss Nali.
– Elle ?
– Parfaitement. Nous l’avons fait sortir du Louvre, il s’agit de le faire sortir de France.
– Permettez… moi tout seul… ?
– Vous toute seule, vous ferez ce que dit cette feuille de paper… papier, oui, papier.
Et le clown tendit à son interlocuteur une fiche couverte d’indications.
– Vous voyez le itinéraire, reprit-il, Beauvais, Amiens, Abbeville. Partout vous descendrez de ma part dans les hôtels désignés.
– On vous connaît ?
– Tiens. J’ai déjà fait le tournée de France. D’Abbeville vous irez à Saint-Valéry, vous vous rendrez chez le père Bossiaux, voici son adresse. C’est une pêcheur. De nuit, il chargera le emballage dans son béteau, et il vous conduira en Angleterre, à Tilbury, où Lord Waldker vous espérait. C’est là que nous vous rejoindrons.
– Mais comment y arriverez-vous ?
– Par le chemin de fer, jusqu’à Boulogne, et le steamer Marguerite, Boulogne-Tilbury, ensuite.
– Pardon, s’exclama Fanfare, il me semble qu’il vaudrait mieux ne pas nous quitter et voyager en chemin de fer.
Frig leva les yeux au ciel, étendit les bras d’un air de pitié.
– Le railway… avec miss Nali, gémit-il enfin ? Pour être caputiouré à le première station. Vous pensez bien que le télégraphe, il va jouer, que les gendarmes de service dans les gares seront prévenus.
– Oui, c’est vrai.
– Tandis que par le voie de terre, vous passez sans que l’on s’inquiétait de vous. La seule difficulté était sur le côté de la mer ; mais le brave père Bossiaux sait faire le contrebande. Il emmènera la jeune dame sans que les douaniers s’en aperçoivent.
– Soit !
– Nous sommes d’accord ?
– Entièrement.
– Alors, prenez place sur le siège de le voiture.
Avec une émotion dont il ne fut pas maître, le jeune homme serra les mains des dignes clowns et de la jolie écuyère, puis sautant sur le siège, il rassembla les rênes.
Frig ouvrit la porte de la cour et la carriole sortit de l’enclos. À ce moment, deux gendarmes passaient sur la route. Jean ne put entièrement réprimer un mouvement de frayeur. À la vue des représentants de la loi, il venait de se souvenir qu’il partait pour l’exil, qu’il commençait la première étape du douloureux voyage des proscrits.