CHAPITRE VI DANS LE BOIS SACRÉ

À la lisière du bois sacré naguère aperçu par les passagers du chariot électrique, les Tchérémisses s’arrêtèrent. Il est en effet interdit aux profanes de pénétrer dans une enceinte de ce genre, sauf à certaines heures consacrées au culte et pendant lesquelles il est permis de se rendre au temple.

Le Karrovarka s’engagea dans une large avenue bordée d’arbres centenaires. En avant se montrait la façade principale de l’église, simple bâtisse en bois, grossièrement enluminée de couleurs criardes et dominée par un clocher carré que coiffait un dôme doré.

Sur les indications de Garavod, on contourna les bâtiments, et par une large porte charretière, ménagée à leur extrémité, l’automobile entra dans la cour intérieure du temple.

Les Tchérémisses, Taxidi et les Français descendirent à terre, tandis que les clowns demeuraient sur le pont et veillaient, avec une rigueur que Jean ne s’expliqua pas, à ce qu’aucune des voyageuses ne se montrât.

Des galeries basses entouraient la cour.

– Ce sont les logements des popes qui traversent le pays, expliqua Pétrowitch au docteur. C’est là que vous demeurerez durant votre séjour en ce pays.

– Oh ! notre maison roulante nous suffit.

– C’est possible ; cependant le chef mettra à votre disposition les appartements des prêtres.

En effet, Garavod ouvrit toutes les portes, réunit les clefs au moyen d’une ficelle et les remit au père d’Anacharsia en disant :

– Ce temple est ta demeure, tu es chez toi.

– Merci, mais s’il me plaît de rendre hommage aux divinités, ne pourrai-je pénétrer dans la salle de la prière ?

– Tu le peux – et désignant le côté de la cour bordé par les constructions les plus élevées. Tu vois là le chevet de notre église. Une petite porte donne accès derrière l’autel. Il te suffira de la pousser pour qu’elle cède.

– Bien. Je suis content, déclara d’un ton bienveillant le docteur qui, nonobstant sa gravité habituelle, avait peine à contenir son envie de rire. Tu nous traites avec déférence et tu n’auras pas à t’en repentir. Maintenant je ne veux pas te détourner plus longtemps de tes devoirs d’administrateur du village. Retourne chez toi ; les bénédictions des enchanteurs, tes hôtes, t’accompagnent.

Après force salamalecs, et conduit surtout par la crainte de déplaire aux puissants visiteurs, Garavod consentit à les délivrer de sa présence ; accompagné de sa fille et du garde pêche, il reprit la route de sa maison.

À peine la porte s’était-elle refermée sur lui que Frig se laissait glisser le long de l’échelle du Karrovarka, et bondissant près de ses amis, il leur disait :

– À présent, il fallait faire le zèbre et non pas le tortue. Entrons dans leur petit chalet temple et regardons si miss Diane était at home, comme le disait le monsieur Directeur du musée de Moskiou.

Jean avait pâli. Les paroles du clown l’avaient ramené au sentiment de la situation dont les incidents précédents l’avaient quelque peu distrait. Si le Directeur du Musée Roumiantzoff s’était trompé ; si ses renseignements étaient inexacts, il faudrait reprendre au hasard la recherche de la statue d’aluminium. Et durant cela, Nali resterait folle ; rien ne pourrait être tenté pour ranimer sa raison éteinte.

Cependant par un énergique effort, il triompha de son émotion. Ses jambes flageolaient bien un peu, mais il s’appuya sur le bras de Lucien et marcha vers la petite porte découpée au fond de l’église.

Taxidi impassible, Frig souriant le suivirent.

Tous franchirent le seuil et entrèrent dans la salle des prières. C’était un vaste hall affectant la forme d’un parallélogramme. De larges baies y laissaient pénétrer la lumière. Devant eux se dressait une sorte d’autel. Ils le contournèrent et eurent un cri de surprise.

Tout autour de la salle, sur des cubes de bois adossés aux murs, s’alignait la plus baroque, la plus hétéroclite collection de dieux que l’on pût rêver. Saint Jean avait pour voisin le Kérémel des moissons à tête de rat ; une divinité à pieds de bouc, à queue de dragon, à tête de cheval surmontant un cou de serpent semblait regarder d’un air ironique une sainte Cécile. Partout le paganisme faisait vis-à-vis à la statuaire orthodoxe. C’était à la fois grotesque et terrible, car les images de l’ancienne foi tchérémisse, taillées grossièrement par des artistes barbares, avaient quelque chose de menaçant et de sauvage qui contrastait avec la grâce efféminée des emblèmes de la religion nouvelle.

Tout à coup un cri de Frig tira ses compagnons de leur stupeur. Sans respect pour le lieu, l’Anglais esquissait un pas de gigue, et sa main tendue désignait l’autel principal.

Tous regardèrent de ce côté et restèrent immobiles, incapables d’exprimer leur satisfaction. Sur le piédestal, la statue de Diane était dressée comme l’image de la beauté dans ce sanctuaire du ridicule et du banal.

Sous la clarté tombant des hautes croisées, son mignon visage s’animait ; un sourire de sphinx errait sur ses lèvres. Son col délicat, sa tunique étaient striés de fines lignes parallèles, coupures nettes dues à la scie des marchands qui avaient enlevé la statue dans les caves du Musée de Berlin.

Éperdu, mêlant dans la même tendresse et Nali, intelligence morte, et Diane, matière inanimée, Jean tendait les bras à la douce divinité. Taxidi oubliait sa réserve, une flamme joyeuse brillait dans ses yeux perçants.

Quant à Frig, il se frottait les mains avec une vigueur qui dénotait une jubilation intense.

Comme Lucien, subitement pris d’un accès de lyrisme, s’écriait :

– Salut à toi, Diane

Qui, dans les cieux, conduis

Soit à cheval, soit à bécane,

L’astre des nuits.

Le clown l’interrompit par ces mots :

– L’astre des nouits c’est rond, cela doit donc, roll, non, rouler.

– Sans doute, répliqua le poète interloqué.

– Alors, avec l’aide de mademoiselle Diane, il faut donc que nous-mêmes, roulions les Tchérémisses.

– Oui, oui, vous êtes dans le vrai, mon brave ami, balbutia Jean, il s’agit de trouver le moyen…

– Il était trouvé, Sir.

– Par qui ?

– Par moi, ici presently.

– Et c’est ?

– Vo verrez ce chose plus tard.

– Mais encore ?

– Vous demandez une explanation, no… explication ?

– Je vous en prie.

– No, no, pas de prières, ce était beaucoup énormément trop. Vous connaissez ce que l’on nommait dans le cirque le truc de le Galathée ?

Jean considéra son interlocuteur avec surprise :

– Le truc de Galathée ? Certainement ! Grâce à des jeux de lumière, on anime un objet,… une statue – par exemple ; seulement je ne vois pas…

– Vo verrez quand le minute sera venu.

– Je verrai quoi, insista le peintre avec un commencement d’impatience ?

– Oh ! restez calme ; avec le colère on ne fait pas un bon service. Là, vo étiez apaisé, je parle. Vo verrez le Diane descendre beaucoup doucement de son grande piédestal. Elle prendra le bras de moi-même et suivra nous tous dans le Karrovarka.

L’artiste eut un haussement d’épaules :

– Vous n’avez pas la prétention de faire marcher cette statue ?

– Si si, au contraire ; c’est précisément tout à fait cela.

– Elle marchera ?

– Yes.

– Comment ?

– Ça, c’est ma petite secret. Vous le trouverez très bien ; les Tchérémisses aussi ; ils feront beaucoup de bravos.

Et avec l’inimitable accent qu’il possédait, Frig ajouta :

– Cela, Mister sera un joli pantomime, qui s’appellera le Truc de le Galathée dévoilé.

Certes l’artiste n’était point satisfait. Il allait encore interroger l’Anglais, qui semblait prendre un malin plaisir à ne pas satisfaire sa curiosité, quand Frig parut.

Il venait prévenir ces gentlemen que des serviteurs, envoyés par Garavod, apportaient aux hôtes du temple, aux grands magiciens, des provisions de toute nature : du gibier, des œufs, des volailles, des bassines emplies de choubal, lait préparé d’une façon spéciale, des brocs contenant du piouré, boisson obtenue par la fermentation du miel.

Les voyageurs se précipitèrent à la rencontre des porteurs annoncés. Ils étaient au moins une dizaine, commandés par Pétrowitch, chargé de cette mission de confiance parce qu’il avait pu s’entretenir avec les étrangers.

Taxidi le pria de rapporter au chef tous ses remerciements, et ce devoir rempli, il congédiait les porteurs ; mais Frig le tira par la manche :

– Mister, demandez donc à ce jeune monsieur quand les sauvages, ils venaient prier dans leur temple ?

– Chaque matin, vers dix heures, fut la réponse du garde-pêche.

– Well, grommela l’Anglais, well… Vo povez retourner d’où vous venez.

Il surveilla lui-même le départ de la petite troupe tchérémisse, puis sous le prétexte que le froid le faisait souffrir, il regagna le Karrovarka avec son cousin, et durant toute la soirée, les deux jeunes gens s’entretinrent mystérieusement. En vain, leurs compagnons essayèrent d’apprendre ce qu’ils méditaient. À leurs interrogations ils refusèrent de répondre, et même Taxidi et sa fille s’étant mis de la partie, ils déclarèrent tout net :

– Nous avons un très bon idée. Mais quand on racontait le pièce d’abord, il ne faisait plus d’effet. Consequently, prenez un provision de patience.

Bon gré, mal gré, il fallut se contenter de cette déclaration énigmatique.

La soirée s’écoula lente, silencieuse. Nali, comme si un secret instinct l’avertissait qu’une partie capitale s’engageait, montrait une agitation inexplicable.

Elle ne pouvait tenir en place et des phrases bizarres lui échappaient.

À un moment même, elle appuya ses mains sur les épaules de Jean, et le couvrant d’un regard dont il fut troublé jusqu’au fond de son être :

– Le corps de Diane est tout près, dit-elle, tout près ! Il semble mort, cela n’est qu’une apparence. À ta voix, ami, il se lèvera pour te suivre.

Et comme les clowns faisaient un mouvement, elle poursuivit :

– Mais l’épreuve ne sera pas terminée. D’autres tristesses viendront. Une seconde elle se tut, puis elle conclut avec une ferveur profonde :

– Espagne ! Espagne… je vois l’heure de délivrance. Alicante, Puerta del Sol, Prado, Madrid, dernières étapes. Diane sera Nali. Au ciel joyeux rien que l’azur, les nuées méchantes fuient vers le septentrion.

Elle se prit à rire, et quittant le peintre bouleversé elle chanta, en balançant doucement sa tête :

– Au sommet de l’Hymette,

Dans un brouillard doré,

Diane, au front nacré,

Procède à sa toilette.

Le vent peigne sa chevelure ;

L’océan vert est son miroir,

Et pour éloigner la froidure,

Le soleil flambe en son bougeoir.

Sa tunique est de blanche écume

Prise aux flots par le rocher dur.

Sur son front, un astre s’allume ;

Son manteau n’est qu’un lé d’azur.

Des roses les frêles pétales

Ont fourni les doux ligaments,

Dont elle attache ses sandales

Faites de peau d’agneaux naissants.

Au sommet de l’Hymette,

Dans un brouillard doré,

Diane, au front nacré,

Procède à sa toilette.

Alors la folle s’assit et, le visage dans ses mains, demeura immobile. Tous l’avaient écoutée avec des impressions diverses. Taxidi avait froncé le sourcil lorsqu’elle avait prononcé ces mots :

– Mais l’épreuve ne sera pas terminée.

Il avait poussé un soupir de soulagement quand l’idée capricieuse de la jeune fille s’était portée sur un autre objet, mais celui qui se fût trouvé auprès de lui l’aurait entendu grommeler :

– Est-il donc vrai que les fous ont une clairvoyance qui manque souvent aux sages ?

De leur côté, les clowns paraissaient inquiets. Pour Jean, il regardait sans voir, le cœur tenaillé par une angoisse inexprimable. Seul Vemtite conservait son sang-froid, et poussé par l’implacable besoin de rimer, il s’écria :

– En cette occurrence,

Diane fait concurrence

Au divin Apollon-Phœbus,

Papa des rimes en rébus.

Comme personne ne songea à l’arrêter, il continua :

– Mazette !

Quelle toilette !

Comme peigne on prend l’aquilon ;

De l’écume on fait un jupon !

Mais je crois qu’en ce pays russe,

Il faudrait une rime en usse,

Ou bien en koff, ou bien en sky,

Pour la Russkoff Amitiésky !

Le poète promena autour de lui un regard triomphant. S’étant assuré que nul n’émettait une opinion contraire à la sienne, chose facilement explicable vu la préoccupation des voyageurs, il reprit d’un ton dogmatique :

– Aussi, je proposerais de modifier ainsi la première strophe de la ballade de Diane :

– Le vent peigne chevelureff ;

L’océan est un miroirsky,

Et pour chasser la froidureff,

Le soleil devient choubersky.

Au moins cela a un goût de terroir.

Il aurait pu continuer longtemps ; mais il en est des poètes comme des autres humains. Ils n’aiment que ce qui leur est défendu. Subitement Vemtite, n’étant contrarié par aucun de ses compagnons, sentit son inspiration s’envoler, sa verve s’éteindre, et de nouveau un silence pénible plana dans la salle.

Bientôt les clowns se retirèrent. Leur exemple fut contagieux, et peu après dans le Karrovarka soigneusement clos, qui semblait un monstre endormi au milieu de la cour déserte entourée par la muraille des branchages du bois sacré, chacun s’abandonna au sommeil.

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