Au matin, après une nuit peuplée de rêves, Fanfare ouvrit les yeux, et s’aperçut que déjà Frig et Frog avaient quitté le compartiment d’arrière.
Il secoua Lucien, dépouilla la blouse et la toque qui composaient sa toilette nocturne, puis suivi du poète, il gagna la salle d’avant.
Tous les passagers y étaient rassemblés. Au moment où les Français ouvraient la porte, Frig très grave parlait à son épouse :
– Vo comprenez, Lee ? Ni vous, ni le jeune dame Nali, ne devez vous montrer. C’est tout à fait très important.
L’écuyère abaissa la tête en signe d’acquiescement.
– Et surtout, préparez ce que je vos ai prié.
Après quoi, l’Anglais se tournant vers les jeunes gens, ajouta avec un sourire narquois :
– Good morning ! Vos arrivez un peu beaucoup tard pour le conseil ; mais vos êtes libres de no suivre et de regarder le pièce. S’il vos paraît amusante, je demanderai une petite bravo.
Sans s’arrêter à un geste d’impatience de Jean agacé par le mystère dont le clown semblait vouloir envelopper ses projets, celui-ci conclut :
– Donc, Frog, et vous, mister Taxidi, venez jouer avec moi.
Il prit l’intonation funambulesque du cirque pour ajouter :
– Nous allons jouer le Galathée. Je suis le gars, Mister Taxidi donne le la, et ces dames prépareront le thé pour récompenser nous-mêmes.
Sur cette enfilade d’à peu-près, le brave garçon s’effaça pour laisser passer le savant, dans les pas duquel il entraîna Frog. Très intrigués, Jean et son ami suivirent les trois personnages. Avec eux ils montèrent sur le pont, descendirent dans la cour du temple.
En file indienne tous pénétrèrent dans le hall élevé par la dévotion des Tchérémisses. La nef était vide, mais bientôt deux hommes parurent à l’entrée principale. D’un coup d’œil, Fanfare les reconnut. C’étaient Garavod et son gendre Pétrowitch.
Tous se saluèrent et aussitôt le dialogue suivant s’engagea, traduit en russe par Taxidi et en tchérémisse par Pétrowitch.
– Nous étions venus à Mangouska, prononça lentement Frig, sur l’ordre des démons Kérémel. Ils avaient prescrit à nous, en nous donnant le voiture magique sans chevaux, de nous placer au service de le divinité en métal.
– Garavod est incapable de s’opposer aux désirs des esprits de la nuit, répondit le chef tchérémisse avec une respectueuse terreur.
– Les Kérémel le savaient. Ils tournent leurs yeux sur Garavod qu’ils considèrent être un puissant, grandement brave chef.
Délicieusement flatté par ces paroles, celui qui en était l’objet eut une profonde révérence.
– Que les gens de Mangouska faisaient tout à fait comme si nous étions absents de cet endroit. Je suppose, les génies veulent manifester le tendresse qui les remplit pour le peuple.
– Vous croyez qu’ils en donneront une preuve ?
– J’en étais totalement certain. Mais je pense que le moment de le prière, il était arrivé.
– Sans doute, sans doute, s’empressa de dire Garavod très impressionné par la communication de ses visiteurs ; je vais appeler mes administrés au culte, si vous le permettez ?
– Je vous y encourageais.
Et tandis que le Tchérémisse courait à la porte et mettait en branle une cloche, dont les sons devaient avertir les habitants que l’entrée du bois sacré était permise, le clown pivotait sur ses talons et disait à ses compagnons :
– Ce personne était extraordinary. Il « gobait » mon historiette comme un poularde un grain de blé.
Bientôt des pas lourds sonnèrent sur le sol durci par la gelée. La population du village s’avançait dans la voie d’honneur du temple. Moujicks, pêcheurs, chasseurs, femmes, enfants, uniformément encapuchonnés de fourrures grossières qui leur donnaient plutôt l’apparence de bêtes sauvages que d’êtres humains, envahirent le hall.
Garavod, en sa qualité de grand prêtre, s’assit à terre au milieu de la nef. Quant aux autres, ils se divisèrent en groupes, dont chacun alla se prosterner devant l’image qu’il vénérait particulièrement. Chacun tira de sa poche, qui une sonnette, qui un grelot, qui une clochette, et tous ces instruments, agités avec rage, remplirent le hall de la plus étourdissante cacophonie.
Les Tchérémisses priaient.
Devant la Diane une foule compacte se pressait. Évidemment la statue d’aluminium jouissait d’une autorité particulière. Le juif berlinois avait dû la vendre fort cher, et les lecteurs civilisés, qui recherchent le diamant à cause surtout de son prix élevé, comprendront aisément l’admiration de la naïve peuplade pour son idole.
Étourdis par le vacarme, ne devinant pas vers quel but tendaient leurs compagnons de voyage, Fanfare et Lucien regardaient effarés en se bouchant les oreilles.
Soudain, à leur grande surprise, Frig s’avança vers la Diane. D’un bond il escalada le piédestal et fit mine de parler tout bas à la divinité. Puis se penchant en avant, de façon à placer son tympan en face des lèvres de la douce figure, il parut écouter.
Les sonneries dévotes avaient cessé. Tous les yeux suivaient les mouvements du clown. Celui-ci, le visage grave, sauta à terre et s’écria :
– Le déesse il avait dit à moi une chose étrange fort beaucoup.
La phrase traduite par Pétrowitch secoua l’assistance d’une terreur superstitieuse.
– Qu’a-t-elle dit, interrogea avidement Garavod ?
– Ceci : je suis venue au milieu de mes enfants tchérémisses parce que je sais qu’ils m’aiment. Ils l’avaient prouvé bien, en remettant aux gens arrivés du couchant une grande somme d’argent. Je veux que leur or leur soit remboursé au centuple, et pour cela je ferai, qu’en cette temple, se produise le merveilleuse aventure qui amènera ici tous les peuples de la terre.
Il est impossible d’exprimer l’effet de cette déclaration. Désertant les autels latéraux, tous les fidèles s’étaient groupés devant la Diane, s’étendant sur le sol qu’ils frappaient du front.
– Moi, déesse Iouma, poursuivit imperturbablement le clown, je retournerai parmi mes sœurs après une petite apparition pas longue ici-bas. Demain, je reprendrai mon figuioure vivant, et je partirai avec les voyageurs, amis des Kérémel, qui me reconduiront moi-même dans le palais de pierres précieuses où je demeure.
Une exclamation admirative s’échappa de toutes les lèvres à l’annonce de ce prodige.
– Seulement, continua Frig, le déesse il avait froid. Il ne fallait pas cela pour qu’il réfléchisse à l’avenir. Alors il priait vo de tendre devant lui un rideau, pour le garantir de les mauvais courants d’air.
Il n’avait pas achevé que des fanatiques se dépouillaient de leurs fourrures, les attachaient ensemble et tendaient le voile improvisé devant la statue dérobée ainsi à tous les regards.
Frig escalada de nouveau le piédestal, et après un court colloque avec Diane, revint aux crédules Tchérémisses.
– La Iouma vous ordonne de vous rassembler tous demain dans cette temple. Que pas un ne manque. Il faut que tous vous assistiez au prodige qui donnera au pays le fortune et l’abondance.
Un murmure satisfait plana sur la foule qui se dispersa ensuite avec une lenteur recueillie. Seul Garavod resta en arrière pour demander :
– Est-il possible qu’une transformation si merveilleuse doive honorer Mangouska ?
Ce à quoi le clown répliqua sévèrement :
– Le déesse, il l’avait promis. Les déesses ils ne mentaient jamais.
Fort de cette assurance, le chef se décida à suivre ses administrés. Il était plus content que tous les autres, car il comprenait bien, malgré son intelligence bornée, que si l’événement annoncé s’accomplissait, sa situation en serait considérablement augmentée.
Les voyageurs étaient seuls. Jean qui, durant le discours de l’Anglais, s’était contenu à grand peine, s’avança brusquement vers lui et d’une voix tremblante de colère :
– Vous avez compromis le succès de notre entreprise, dit-il !
Le clown le toisa. Sa bouche se fendit dans un large rire :
– Pourquoi, je vous prie ?
– Parce que nous pouvions profiter de notre situation pour enlever Diane pendant la nuit et nous éloigner à toute vitesse.
– Et être poursuivis par le gendarmerie, n’est-ce pas ? Il y a le télégraphe le long de la Volga.
– Soit, mais c’était une chance à courir, tandis que maintenant…
– Nous partirons dans le milieu des exclamations de tout le peuple, complètement, absolument tranquilles. Eux seront très contents et nous aussi.
Avec un haussement d’épaules significatif, le peintre gronda :
– Alors vous avez la prétention de leur faire croire que la statue s’animera ?
– Je leur ferai voir.
– Mais c’est impossible, vous le savez bien.
– Pourquoi impossible ? Je dis, moi, que le Diane s’animera ; que le Diane il parlera, qu’il descendra de la piédestal et qu’il prendra le bras de moi pour s’en aller.
– Mais que comptez-vous faire, clama le jeune homme en se pressant le front comme pour éclairer les ténèbres dans lesquelles il se débattait ?
– Cela, vous le verrez demain.
Jean frappa la terre du pied, mais Taxidi lui saisit la main et doucement :
– Ayez confiance, dit-il. Laissez agir ce brave garçon. Il a conçu un plan audacieux, mais dont la réussite est possible. Seulement il a peur de votre nervosité. Il m’a fait promettre le secret. Songez donc qu’un mot, un geste imprudent compromettrait tout. Et si les Tchérémisses s’avisaient de nous croire des imposteurs, ils tireraient de nous une prompte et terrible vengeance.
Tout en apaisant l’artiste, Taxidi le ramenait au Karrovarka.
Mais là, la patience du jeune homme fut mise à une nouvelle épreuve. À sa vue, Anacharsia et Lee interrompirent un travail de couture auquel elles se livraient et se retirèrent avec leurs étoffes dans le compartiment du milieu dont elles condamnèrent la porte.
La journée fut pénible pour le peintre. Tout le monde semblait s’être donné le mot pour se cacher de lui. Les femmes demeuraient obstinément dans leur cabine ; les clowns avaient de fréquents et mystérieux dialogues avec le savant. Ils sortaient du chariot, entraient dans le temple, revenaient, et chaque fois, Fanfare constatait avec colère qu’ils dissimulaient sous leurs cabans de fourrures des objets dont il ne pouvait deviner l’espèce.
Il voulut les suivre dans l’une de leurs promenades ; mais alors les Anglais se mirent à courir ; ils s’engouffrèrent dans le hall, et quand l’artiste arriva à la porte percée derrière le piédestal de Diane, il la trouva close. Un objet pesant empêchait le battant de tourner sur ses gonds, et malgré tous ses efforts Jean dut renoncer à vaincre cette résistance imprévue.
On juge de sa nervosité !
Quoi ? On s’occupait d’enlever la statue de métal aux Tchérémisses ; le docteur affirmait que cette opération serait la première étape du retour à la raison de Nali, et lui, lui dont le cœur était déchiré, l’âme bouleversée, il devait assister sans agir, sans comprendre, aux mystérieux préparatifs de ses alliés !
En vain, Vemtite, avec sa douce philosophie de rimeur irrémédiablement brouillé avec la poésie, lui décochait les quatrains les plus calmants.
– Pourquoi savoir ? La joie vole à l’ignare
Qui méprise couleur, beauté, ligne, art,
Et suppute son bien en pouces, lignes, are,
Va, le roi des bataill’s est toujours un lignard !
Jean ne s’irritait plus contre les licences poétiques. Il laissait paisiblement son irrévérencieux ami affubler les muses de rimes portièresques, fustiger Apollon de calembours louches et transformer Pégase en cheval de fiacre.
Quoi qu’il en fût, la journée s’écoula, la nuit victorieuse encra progressivement le ciel et l’heure du repos sonna, sans que l’artiste eût pu arracher le moindre renseignement à la discrétion voulue de ses compagnons.
En frémissant, il reprit la toilette de nuit, s’abandonna à l’attraction magnéto-électrique et s’étendit sur la couche d’air mise à sa disposition.
Seulement il ne put dormir. Son matelas atmosphérique avait beau envelopper son corps de sa caresse moelleuse, l’oxygène pur déversé par le réservoir nocturne apportait vainement sa fraîcheur vivifiante à ses poumons, le sommeil le fuyait obstinément.
Aux premières clartés de l’aube, il fut debout et gagna la toiture pour dissiper le trouble de son esprit. Une bise glaciale soufflait. Sur le sol de la cour, sur le toit, sur la coupole du temple s’étendait un manteau de neige durcie. Aux branches des arbres du bois consacré, qui semblaient se pencher curieusement au-dessus des murs, pendaient des stalactites brillantes, et sous cet habit hivernal les sapins prenaient l’apparence de grands lustres retournés aux pendeloques de cristal craquelé.
Au ciel des nuages sombres couraient, pressés, heurtés, échevelés. Escadrons noirs de la tempête, ils passaient en une chevauchée furieuse, une charge incessante et désordonnée. Et en les regardant Fanfare se sentit envahi par une profonde tristesse. Tout était deuil, tout était désespoir dans la nature ; pouvait-il sans folie s’abandonner à l’espérance à la tunique de gaze verte ?
Il fut tiré de ces réflexions moroses par la venue de Taxidi, qu’accompagnaient Vouno et les deux clowns.
Tous quatre, chaudement couverts, portaient des appareils bizarres et notamment deux poulies, dont l’une fut fixée au bord de la plate forme, et l’autre au-dessus de la trappe qui y donnait accès. Dans la gorge des roues des câbles furent passés, terminés à leur extrémité par des crochets.
– Que faites-vous, ne put s’empêcher de demander le jeune homme, bien qu’il fût persuadé qu’il ne recevrait pas une réponse satisfaisante ?
– Nous posons ces petits roues qui sont des poulies, expliqua railleusement Frig.
– Je le vois bien, mais pourquoi ?
– Pour enlever le Diane qui est un peu beaucoup lourd.
Jean eut un haussement d’épaules :
– Elle est dans le temple et comme le Karrovarka n’y saurait entrer…
– C’est le Diane qui viendra au Karrovarka.
– Encore cette plaisanterie ?
– Vos avez tort de penser cela être une plaisanterie. Je avais promis que le statue, il s’animerait, et je tiendrai mon parole. C’est une miracle de cirque. Le truc de la Galathée, qui consiste à donner la vie à un figurine de pierre ou de marbre.
– Mais la figure n’est pas au milieu des spectateurs, elle ne se promène pas parmi eux.
– Cela est certaine ; aussi notre expérience sera bien plus beau. Vo verrez sir Jean, vo verrez !
L’opération terminée, les Anglais disparurent dans les profondeurs du chariot, et Fanfare, plus incrédule que jamais, se laissa glisser le long de l’échelle de fer, traversa la cour et entra dans le hall.
La statue était toujours sur son piédestal, séparée de la nef par le rideau de fourrures improvisé la veille à la demande de Frig.
Avec une attention inquiète l’artiste regarda autour de lui, cherchant à découvrir quelles dispositions les Anglais avaient prises pour réaliser leur engagement. Mais il ne vit rien. Alors ses yeux se reportèrent sur Diane et une nouvelle tristesse le reprit :
– Comment veulent-ils que ce bloc de métal se mette en mouvement, fit-il à haute voix ?
En disant cela, il avait appuyé la main sur la statue.
À sa grande surprise, la tête de la déesse vacilla sur ses épaules. Il se recula interdit, puis le souvenir lui revint :
– Je comprends. À Berlin la sculpture a été sciée en plusieurs morceaux pour être d’un transport plus facile. Les divers blocs ont été posés les uns sur les autres et leur équilibre n’est pas tout à fait stable. Fou que je suis ! N’allais-je pas me figurer que le prodige annoncé s’accomplissait.
Ramené ainsi à ses préoccupations, il passa sous le rideau et parcourut le hall, continuant à chercher le mot de l’énigme. Évidemment, si la statue devait se mouvoir, il y avait un mécanisme, un appareil illusionniste caché quelque part.
Ses recherches furent vaines. Inutilement il explora les coins et recoins du temple, inspectant minutieusement jusqu’aux moindres angles. Rien.
De guerre lasse, il revenait vers le chevet de l’église tchérémisse, quand un bruit confus appela son attention. Il courut à la porte d’honneur, l’ouvrit et poussa un cri :
– Voici les fidèles et rien n’est prêt. Tout est perdu !
En effet, sur la voie sacrée bordée d’arbres couverts de givre, la population du village s’avançait processionnellement, conduite par le grand prêtre Garavod. Tous avaient revêtu leurs habits de fête, sur lesquels des pièces de monnaie, des coquillages, des dents de fauves dessinaient une ornementation barbare. Au milieu de la foule, certains marchaient portant des bannières, « des piques surmontées d’images grossières d’animaux ». Les visages étaient recueillis ; les yeux étaient fixés sur le temple exprimant l’attente de la merveilleuse incarnation promise par la déesse.
Éperdu, Jean se rejeta en arrière, il s’élança pour avertir ses amis ; mais avant qu’il fût parvenu au rideau qui cachait Diane, ce voile s’écarta et Taxidi suivi des clowns parut.
Le peintre les considéra avec stupéfaction. Frig et Frog avaient endossé des costumes de cirque. Ils portaient des étoiles dans le dos, des étoiles sur la poitrine, et leurs fronts étaient surmontés de la perruque classique, à la houppe triomphante, mi partie noire, mi partie blanche.
Ils eurent un rire silencieux en constatant la surprise de Fanfare et gravement se rangèrent en avant du rideau.
À ce moment même la tête de la procession entrait dans le hall. Tandis que les gens du village prenaient place, il y eut des chuchotements, des gestes effarés. L’accoutrement des clowns étonnait ces barbares qui n’avaient jamais rien vu de semblable.
Enfin le brouhaha s’apaisa, et Frig, aussitôt traduit par Taxidi et le garde-pêche Petrowitch, s’écria :
– Tchérémisses, very chers aux dieux ; nous, serviteurs fidèles des Ioumas et des Kérémel, nous avons pris le costume usité en leurs palais. Faites silence, je vais prendre les ordres de la divinité.
Comme s’il n’attendait que ce signal, Frog ouvrit le rideau et la statue de Diane apparut. Renouvelant la pantomime de la veille, l’époux de Lee grimpa sur le piédestal et fit semblant de s’entretenir avec la Diane, puis sans descendre de son perchoir, il cria :
– Tchérémisses, la déesse, il demande si nul ne manque à cette réunion ?
– Tous les habitants du village sont ici, répliqua Garavod, sauf quelques vieillards infirmes, auxquels les Kérémel ont retiré l’usage de leurs jambes.
– Well ! Alors regardez bien la déesse. Elle disait vos, vo mettre en prières, et dans quelques minutes, elle montrera elle-même avec son forme vivante.
Il n’avait pas achevé que toute l’assemblée se prosternait. Avec une mine satisfaite, Frig abandonna son poste élevé et rejoignit Frog qui laissa retomber le voile, cachant ainsi la statue à tous les yeux.
Jean, avec une impression douloureuse d’hallucination, regardait. Son cœur battait à se rompre, une angoisse effroyable l’étreignait. Qu’allait-il se passer ? La ruse imaginée par ses amis, ruse qu’il ignorait encore, serait-elle couronnée de succès ?
Questions insolubles ! Un silence religieux planait sur l’assistance. De temps à autre l’un des clowns exécutait sur place un saut périlleux, et ce bizarre exercice, qui sans doute paraissait merveilleux aux Tchérémisses ignorants des parades des bateleurs, était accueilli par un redoublement de ferveur.
Soudain un profond soupir se fit entendre derrière la draperie. Une voix douce, soutenue par les accords de la guitare, vibra dans la nef. Elle chantait le God save the Queen. Malgré la gravité de la situation, le peintre eut un sourire ; mais il fut seul à manifester quelque gaieté. Tous les Tchérémisses avaient levé la tête ; ils écoutaient dans une sorte d’extase le chant national anglais, et incapables, d’en comprendre les paroles, ils se figuraient sans doute qu’elles appartenaient à la langue des divinités.
Puis la musique cessa. Jean perçut vaguement le bruit étouffé d’une porte refermée avec précaution, mais il n’eut pas le loisir de rechercher la cause de ce son. Frig se dressa sur ses pieds et d’une voix de stentor s’exclama :
– L’heure, il était venu ! Le miousic du ciel avait fait entendre ses notes. La déesse, il appelait moi.
D’un coup sec il écarta le rideau, et un murmure enthousiaste, aussitôt réprimé par le respect, plana au dessus de l’assemblée.
Pour Jean, il était pétrifié devant la simplicité du moyen imaginé par les clowns.
Sur le piédestal, dont la statue avait été enlevée, Nali était debout, drapée dans une tunique grecque en filigrane de cuivre. À son cou elle portait un collier terminé par une figurine de la Diane de Gabies.
L’artiste comprit tout. Les travaux de couture d’Anacharsia, de Lee, la tranquillité des Anglais, les mots prononcés par eux. C’était le t ruc de Galathée perfectionné, et les Tchérémisses, qui ne connaissaient point la présence de la folle dans le Karrovarka devaient fatalement croire à l’incarnation miraculeuse prédite par les voyageurs.
Mais malgré son raisonnement, l’impression nerveuse causée par la brusque apparition de la jeune fille fut trop forte. Sans en avoir conscience, il tendit les bras vers elle et murmura :
– Nali ! Nali !
Les fidèles l’entendirent. Ils crurent à un titre inconnu, cher aux immortels, et, allongeant vers la folle des mains suppliantes, psalmodièrent à l’envi :
– Nali ! Nali !
Ce mot répété ainsi frappa l’intelligence engourdie de l’insensée.
– Nali… Nali, redit-elle, peut-être autrefois ; mais aujourd’hui c’est Diane qui, chaque soir, commence sa longue promenade sur la voûte céleste.
Ses bras décrivaient une courbe indiquant le chemin de l’astre des nuits. L’assistance crut démêler dans ce geste une vague bénédiction et la psalmodie reprit avec plus de force :
– Nali ! Nali !
Cependant Frig s’était avancé vers le piédestal. Il aida l’Américaine à descendre, puis la tenant par la main, il lui fit faire le tour du hall, s’arrêtant devant les chefs sur le front desquels il appuyait les doigts de la pseudo-divinité. Après quoi, il ramena la folle derrière le rideau, lui jeta sur les épaules un manteau épais, et l’entraînant à travers la cour, la réintégra dans le chariot où Anacharsia, Lee et Vouno l’attendaient, assis auprès des morceaux de la statue d’aluminium.
Et cependant la foule sortait du temple et se répandait sur la voie sacrée en poussant des cris d’allégresse, Taxidi prenait congé de Garavod en alléguant la nécessité de se conformer aux ordres de la déesse, et de reprendre sans retard le chemin de son palais.
Une heure plus tard, le Karrovarka quittait Mangouska, et, suivi de toute la population qui chantait les louanges de Diane ressuscitée, descendait vers le lit de la Volga. Frig demandait à ce moment à Fanfare :
– Vous me pardonnez de vous avoir fait un petit peu poser ?
Ce à quoi l’artiste répondit en secouant vigoureusement la main du clown ingénieux et dévoué.