Durant huit journées, sans un arrêt, la forteresse roulante fila rapidement à la surface glacée de la Volga.
– Le plus simple pour rentrer en France, avait dit le savant, est de descendre le fleuve jusqu’à Doubovska. En cet endroit, une étroite bande de terre le sépare seule du Don. Nous passerons alors sur ce dernier cours d’eau qui débouche dans la mer d’Azov, et nous nous embarquerons pour Marseille. Ainsi nous éviterons la traversée de l’Europe Centrale et les tracasseries policières inévitables sur le continent.
La proposition était trop sage pour que les voyageurs élevassent la moindre objection, et tous rassurés, convaincus du succès, occupaient leur oisiveté en admirant le paysage qui se déroulait sous leurs yeux.
Ils avaient entrevu la ville de Kazan, point de jonction des races européennes et asiatiques, dominée par les dômes de ses églises et les flèches de ses minarets. Sur la rive droite se dressaient des falaises percées de grottes qui interceptaient les regards, mais sur la rive gauche se développaient des steppes qui venaient mourir en pente douce dans le lit du fleuve.
Plus de moujicks, plus de Russiens. Des Tartares, moitié marchands, moitié guerriers, passaient en caravanes armées, se dirigeant vers Nijni-Novgorod, ce marché intermédiaire entre l’orient et l’occident. Matouchkina, Tachevka, Gubéni, Krasnovidovs, l’embouchure de la rivière Kama restaient en arrière, et toujours la falaise continuait d’un côté, le steppe de l’autre. Les monts Stchoutchy bordaient le fleuve. Simbiack, Senghili, Maza, Stavropol, Samara, cités étranges, transitions entre la ville des sédentaires et le campement des nomades, apparaissaient un instant, sans que le Karrovarka ralentît sa course éperdue.
La présence dans le chariot de la statue de Diane avait apporté un changement notable dans l’état de Nali. Un sourd travail s’exécutait dans le cerveau de la folle. Durant de longues heures elle se tenait près des blocs d’aluminium, approchant son visage de celui de la déesse, et elle prononçait des paroles qui indiquaient la lutte de sa pensée.
– Diane, Nali, une seule en deux personnes. Je suis toi ; tu es moi. Pourquoi devant être unies, sommes-nous séparées ?
Avec une émotion facile à comprendre, Jean assistait à la lente résurrection de sa fiancée. Parfois impatient d’une guérison plus rapide, il prenait à part Georges Taxidi, le pressait de choisir dans son arsenal scientifique une expérience décisive. Mais le docteur secouait la tête :
– Non, non. Laissons faire la nature, elle est plus puissante que tous les médecins. C’est en France, alors que votre honneur sera reconquis, que Nali reconnaîtra en vous celui pour qui elle a souffert. C’est là le but que poursuit son esprit malade. En l’atteignant elle trouvera la guérison.
Anacharsia, confiante dans le savoir de son père, disait les mêmes choses à Lucien, qui la croyait sans difficulté et répondait à ses explications par une pluie de madrigaux.
Volsk, bâti au confluent de la Volga et du Grand Irghiz, l’importante ville de Saratov, furent dépassés. La bourgade de Doubovka se montra. En cet endroit, le Karrovarka quitta le fleuve, escalada par une gorge étroite les hauteurs de la rive droite et entra sur le territoire des Cosaques du Don. Traversant la voie ferrée de Toula à Tzaritzin, il gagna le lit du grand cours d’eau, tributaire de la mer d’Azov, un peu au dessus du camp retranché de Kalatchi.
La température, bien que rigoureuse encore s’adoucissait. L’influence du sud se faisait sentir quoique les eaux demeurassent cachées sous un épais manteau de glace.
Au soir du huitième jour, le Karrovarka stoppa pour la première fois depuis son départ de Mangouska. C’était à quelques verstes de Mélékhovskaia, à l’entrée de la plaine marécageuse de Rostov.
– Je crains, expliqua Taxidi, que la croûte de glace ne soit plus assez solide pour nous porter au-delà de ce point. Je veux me renseigner auprès des riverains avant de poursuivre ma route, car un accident serait irréparable.
La forteresse roulante fut remisée sur un îlot peu élevé, langue de sable qui occupait le milieu de fleuve, et tout son équipage s’endormit.
Au jour, Anacharsia apprit aux passagers que son père était déjà parti à la recherche de renseignements. Il ne reviendrait vraisemblablement que fort avant dans l’après midi, car il se proposait de pousser jusqu’à Aksaï (Аксай), station de Cosaques de 6.000 habitants, et même, s’il n’obtenait pas des indications précises, il irait jusqu’à la puissante colonie arménienne de Nakhitchévan (Нахичеваиь).
Comme ils exprimaient le regret de n’avoir pu accompagner le docteur et d’être ainsi condamnés à de longues heures d’inaction, la jeune fille leur dit :
– Dans le steppe, la chasse est permise en tout temps. Vous plaît-il de tuer quelques oiseaux d’hiver ? Si oui, nous partirons de suite. Vouno gardera le Karrovarka et veillera sur Miss Nali.
Les clowns, Lee, Vemtite accueillirent ces paroles avec enthousiasme. Après huit jours de réclusion, ils étaient ravis d’avoir une occasion de se dégourdir les jambes.
Fanfare fut moins démonstratif. Au moment de s’éloigner, un secret pressentiment le poussait à rester auprès de la folle. Mais l’homme méprise toujours les avertissements de l’instinct, et l’artiste, honteux d’un sentiment que sa raison ne pouvait expliquer, se prépara au départ.
Bientôt tous, guidés par Anacharsia, abandonnaient la forteresse roulante, et traversant le fleuve solidifié, gagnaient la rive.
En face d’eux s’étendait une plaine marécageuse parsemée de petits étangs glacés, que séparaient des buttes sablonneuses. Des roseaux jaunis, des buissons s’enchevêtraient sur les berges rendant la marche difficile, mais les fatigues furent oubliées lorsque des canards particuliers à cette région quittèrent le couvert avec un grand bruit d’ailes.
Emportés par leur ardeur, les chasseurs marchaient toujours, si bien qu’à l’heure du déjeuner, ils s’arrêtèrent affamés dans une hutte isolée habitée par une famille cosaque. Ces gens grossiers mais hospitaliers comprirent les gestes de leurs visiteurs et mirent à leur disposition tout ce qu’ils possédaient. C’était peu, toutefois en y ajoutant deux canards tombés sous ses coups, la petite troupe put reprendre des forces.
Vers deux heures, on se sépara en laissant quelques pièces de monnaie aux maîtres de la cabane, et l’on se disposa à rejoindre le Karrovarka.
La journée était magnifique. Le soleil brillait, attiédissant l’atmosphère, et sur la croûte glacée des marais se produisaient des suintements.
Vemtite le fit remarquer à son ami. Décidément les inquiétudes de Taxidi étaient justifiées ; les signes précurseurs du dégel se montraient partout.
En certains endroits même, la glace était recouverte d’une mince tranche de liquide qui clapotait sous les pas des chasseurs.
On avançait pourtant. Enfin après avoir escaladé un dernier monticule de sable, le Don apparut. Mais le cri de joie commencé se figea sur les lèvres de tous. En face d’eux se dessinait l’îlot où ils avaient passé la nuit, mais le chariot avait disparu. Aussi loin que pouvaient s’étendre leurs regards, le lit du fleuve était désert.
Que signifiait cela ? Quel événement avait déterminé le départ de l’automobile ?
Jean fixa ses yeux sur Anacharsia. La jeune fille semblait aussi surprise que lui-même.
– Allons jusqu’à l’îlot, dit-elle pour répondre à sa muette interrogation, si mon père a dû éviter un danger, il aura sans doute laissé quelque indice pour nous en informer.
La chose était vraisemblable. Aussi Fanfare n’hésita pas, et il se prit à courir vers le banc de sable, suivi par ses compagnons très penauds de se voir abandonnés dans ces régions inconnues.
Ils retrouvèrent sans peine la place où le Karrovarka avait stationné. Ses roues avaient marqué le sol d’une profonde empreinte, et deux lignes blanchâtres tracées à la surface du champ de glace trahissaient sa fuite vers le Sud.
Mais aucun vestige ne renseignait les voyageurs sur la cause, le but de son départ.
Soudain Anacharsia appela ses compagnons. Sur le sable des caractères étaient creusés, figurant le mot : ATHÈNES.
Sans nul doute cette inscription française avait été faite par le docteur. Était-ce donc dans la capitale hellénique qu’il fallait l’aller chercher ? Pourquoi tant de laconisme ? Le péril était-il si pressant qu’aucune explication complémentaire n’était possible ?
– Ce inscription sur la terre, remarqua Frig, était un moyen de prisonnier. Sir Taxidi était, je suppose, au milieu des ennemis qui surveillaient lui-même.
Des ennemis. Quels ennemis ? Le Karrovarka avait-il paru suspect aux autorités, et une sotnia de cosaques était-elle venue s’emparer du véhicule ?
Mystère ! Les voyageurs, avec la patience de sauvages suivant une piste, interrogeaient inutilement le sol de l’îlot. Aucune trace ne les mettait sur la voie.
Jean s’était un peu éloigné de ses compagnons. Tout à coup son regard fut attiré par un point brillant. Il s’approcha et aperçut avec surprise une sorte de broche en nickel émaillé assez semblable aux insignes des sociétés vélocipédiques françaises. Il la ramassa et appela ses amis pour leur montrer sa découverte. C’était un écusson à jour figurant une tête de femme. Sur une petite banderole de métal des lettres grecques gravées formaient les mots : Hetniki Hétéria.
– Hetniki Hétéria, prononça le peintre d’une voix pensive, cela signifie Ligue nationale. Quelle est donc la ligue hellène qui opère à l’embouchure du Don ?
Personne ne répondit. Mais si le jeune homme avait regardé Anacharsia, il aurait vu une vive rougeur colorer les joues de la fille du savant.
Ce trouble ne dura qu’un instant ; la jolie personne redevint maîtresse d’elle-même et d’une voix calme elle dit :
– Le soleil s’abaisse vers l’horizon. La nuit est proche. Gagnons la rive ; tâchons de trouver un abri pendant les heures obscures et froides. Au matin nous redescendrons sur le fleuve, et suivant les traces laissées par les roues du Karrovarka, nous atteindrons une ville, une agglomération quelconque, où il nous sera peut-être possible d’obtenir quelques renseignements.
Elle avait raison. Le disque solaire descendait vers l’Ouest. Il fallait s’occuper d’une retraite, car les rigueurs de la nuit ne permettaient pas de camper en plein air.
Sombres, inquiets, les passagers de la forteresse roulante, s’aventurèrent de nouveau sur la glace, et après une heure de marche, alors qu’ils commençaient à désespérer de rencontrer ce qu’ils cherchaient, ils découvrirent une misérable hutte, sans doute édifiée par des chasseurs.
Faite de brindilles et de torchis, la cabane semblait abandonnée. Lugubre était le gîte, mais la nécessité fait loi et tous s’y glissèrent, heureux encore de n’être pas obligés de bivouaquer à la belle étoile.
Se serrant les uns contre les autres pour résister au froid qui tombait avec les ténèbres, ils restaient là, immobiles, plongés dans une torpeur pénible peuplée de pensées attristées.
À l’apparition de l’aube, ils se remirent en route. Ils n’avaient pas dîné la veille et l’air glacé du matin les pénétrait ainsi que des aiguilles. Heureusement Frog abattit un gros oiseau aquatique ; le plumer, le faire cuire sommairement sur un feu de roseaux desséchés, le dévorer fut l’affaire d’une demi-heure. Réconfortée par ce repas barbare, la petite troupe gagna le milieu du fleuve, retrouva les traces du Karrovarka et se mit à les suivre d’un bon pas.
Avec le soleil, une tiédeur relative baignait l’atmosphère. Au loin sur les rives basses, sablonneuses, s’étendaient des plaines marécageuses et désertes. De temps à autre le vol d’un oiseau effrayé par le passage des hommes troublait la solitude, et puis le silence se rétablissait ; le paysage morne, sans cesse semblable à lui-même, reprenait son apparence désolée.
Cependant on avançait. La lumière redonnait confiance à tous. En résumé, on était en pays civilisé, et l’on ne fournirait sûrement pas une longue étape avant de rencontrer un lieu habité.
Frig venait de formuler cette pensée avec l’originalité d’expression dont il était coutumier, quand un hurlement lointain s’éleva au fond du steppe.
Les voyageurs tressaillirent. Ils échangèrent un regard inquiet. Presque aussitôt un second hurlement retentit dans le silence.
– Les loups, murmura Jean à voix basse, comme effrayé de ses paroles !
– Les loups, répétèrent ses compagnons !
D’un même mouvement tous firent glisser de l’épaule leurs fusils. Frig eut un haussement d’épaules.
– Pour le loup, il fallait des balles et nous avons du petit plomb seulement.
Un morne silence accueillit cette phrase. La situation devenait horrible. Si les loups étaient nombreux, ils attaqueraient les voyageurs et ceux-ci ne pourraient pas se défendre, leurs armes chargées de plomb leur étant aussi inutiles que de simples bâtons.
Les hurlements ne discontinuaient plus. Évidemment les fauves, affamés après un long hiver, s’appelaient pour se ruer en masse sur la proie éventée par leur subtil odorat.
Soudain au sommet d’un monticule bordant la rive droite, une silhouette noire se montra, c’était un grand loup maigre, efflanqué. Ses yeux luisaient comme des escarboucles et sa gueule formidable s’ouvrit pour lancer un appel rauque.
En un instant la hauteur fut couverte de bêtes affolées par la faim, qui saluèrent de hurlements joyeux la petite troupe dont la vue leur promettait un festin copieux.
– Marchons, marchons, ordonna Jean. Notre seule ressource est de gagner une habitation. Autrement nous sommes perdus.
Lee obéit courageusement, mais Anacharsia tremblait de terreur. Elle fut obligée de s’appuyer sur le bras que lui offrit galamment Vemtite, et tandis que le poète l’entraînait, elle bégaya ces étranges paroles :
– Je vous perds et vous me sauvez.
Lucien n’eut pas le temps de lui en demander le sens, les loups descendaient sur la glace.
Cependant ils n’attaquèrent pas de suite. Sans doute ils connaissaient par expérience les effets des armes à feu, et ils se bornèrent d’abord à accompagner les voyageurs. Ils marchaient sur les flancs de la troupe et en arrière, enfermant leurs victimes dans un fer à cheval qui se rétrécissait peu à peu.
Évidemment l’instant suprême était proche, et la plaine marécageuse était toujours déserte. Nul signe n’annonçait le voisinage des habitations.
Les loups se rapprochaient. Soudain un adulte à l’apparence formidable se plaça en face des fugitifs prêt à leur disputer le passage.
Tous dirent adieu à la vie. Ils comprirent qu’en attaquant cet ennemi, ils donneraient le signal de la mêlée générale. Ils n’étaient plus qu’à dix pas du fauve, quand Frig eut une inspiration. Brusquement il appuya les mains sur le sol et se prit à marcher à quatre pattes en poussant des cris féroces.
Le brave clown s’était souvenu que la plupart des animaux sont pris de peur en apercevant l’homme dans cette attitude.
L’effet fut instantané. Avec un hurlement épouvante, le loup de tête s’enfuit, entraînant à sa suite tous ses congénères.
– Marchons beaucoup vite, cria le mari de Lee. Ils reviendront. Le stratagème de moi réussit deux ou trois fois et après…
Il n’acheva pas. Les voyageurs, qui déjà se croyaient délivrés, avaient compris. L’acte du clown reculait seulement de quelques minutes l’instant fatal.
En effet les horribles bêtes revenues de leur panique se montraient de nouveau sur les berges du fleuve ; elles trottaient parallèlement à la troupe, n’osant se rapprocher encore, mais s’encourageant par des cris brefs, incessants, qui formaient le plus effrayant des charivaris.
Déjà les plus braves égratignaient la glace de leurs griffes. Prudemment, par une marche oblique, les carnassiers se rapprochaient insidieusement des voyageurs, et ceux-ci se rendaient compte que quelques centaines de mètres plus loin, ils seraient en contact avec ces cruels ennemis.
De regards aigus les amis de Jean fouillaient l’horizon, avec le désir fou de découvrir un refuge ; mais ils ne voyaient rien que le marais sans bornes, la solitude sans abri.
Lentement mais sûrement les loups resserraient leur cercle. Frig allait tenter une expérience nouvelle quand une détonation lointaine ébranla l’atmosphère.
– Un coup de canon, s’écria Jean !
Le bruit avait résonné en arrière. Soudain une seconde détonation gronda en avant. Les fauves y répondirent par un long hurlement, et dans une fuite éperdue gagnèrent la rive, derrière les hauteurs de laquelle ils disparurent.
Les fugitifs avaient remarqué avec inquiétude la retraite des loups. Le fracas lointain de l’artillerie ne produit pas d’ordinaire un tel effet. Que se passait-il donc ?
Les détonations se succédaient semblant venir de tous les points de l’horizon ; et comme ils regardaient une secousse ébranla la croûte glacée et une longue fissure se produisit sur l’ice-field.
Un même cri s’échappa de toutes les bouches :
– La débâcle !
Un danger plus terrible, plus épouvantable les menaçait. La débâcle du Don se produit avec une rapidité effrayante. Durant l’hiver le niveau de l’eau baisse peu à peu, et la glace fixée par les premiers froids s’étend au dessus, ainsi qu’un pont jeté d’une rive à l’autre. Quand vient une température plus clémente, cette croûte solide s’affaisse brusquement, se rompant en mille endroits.
Sans avoir besoin de se concerter, tous s’étaient élancés vers la rive droite ; mais ils étaient encore à cent mètres de la terre, quant une explosion se produisit presque sous leurs pieds, divisant en avant d’eux la banquise en une multitude de glaçons qui s’entrechoquaient, se culbutaient avec un fracas assourdissant.
Terrifiés, ils revinrent sur leurs pas ; mais le même phénomène s’était produit le long de la rive gauche. Ils étaient bloqués sur une île de glace qui menaçait de se briser d’une minute à une autre.
Durant quelques instants ils restèrent écrasés en face de ce danger mille fois plus terrible que l’attaque des loups.
Avec un frissonnement de tout leur être, ils sentaient la glace trembler sous leurs pieds ; ils s’attendaient à voir leur frêle support s’entrouvrir, et-ils songeaient qu’alors ils glisseraient dans l’eau froide où la plus cruelle des agonies les attendait.
Le premier, Jean retrouva ses esprits. Lentement le banc dérivait suivant une courbe de la rivière et à quelque distance un îlot apparaissait. C’était une bande de terre basse, couverte de buissons dénudés et rabougris, mais c’était un terrain solide, où du moins l’engloutissement ne serait pas à craindre. Il fallait l’atteindre à tout prix.
Encourageant ses amis, aidant Lucien à soutenir Anacharsia paralysée par la terreur, il se dirigea de ce côté.
À chaque pas un obstacle se présentait. C’était une crevasse à franchir, un glaçon vacillant sur lequel il était difficile de conserver l’équilibre. À force de courage, de volonté, la tentative hasardeuse fut couronnée de succès.
Les voyageurs posèrent le pied sur l’île.
Ils étaient en sûreté pour le moment, mais leur situation n’en était pas moins terrible. Bloqués par la débâcle mouvante, dépourvus de vivres, sans moyen de s’en procurer, ils n’avaient échappé au péril immédiat que pour se voir condamnés à un trépas lent, à un interminable supplice.
Les Anglais regardaient. Déjà familiarisés avec la catastrophe, ils discutaient les chances que leur habitude de la gymnastique leur donnaient pour gagner le rivage. Certes l’entreprise était réalisable à la rigueur, pour eux, voire même pour Lee, mais leurs compagnons resteraient certainement en route.
Fanfare s’était approché d’eux, tandis que Vemtite et l’écuyère s’empressaient autour d’Anacharsia.
– Si l’un de vous atteignait la berge, dit-il tout à coup, il pourrait découvrir un village, un poste de Cosaques, ramener du secours.
Ils le considérèrent avec surprise :
– Quoi ? Vous voulez ?…
– Tout tenter pour notre salut. Si nous restons ici, nous périrons de faim. Si donc la traversée vous semble possible, n’hésitez pas.
Les cousins échangèrent un regard.
– Désignez vo-même celui qui devait partir, fit tranquillement Frig, car sans cela nous serons en discussion pendant un long tim e… no, temps.
Mais changeant soudain d’idée :
– À quoi bon cela ? Quand deux cents personnes seraient sur la rive, ils ne pourraient rien du tout pour le passage. No, celui qui partira se sauvera, mais il ne sauvera pas du tout les autres.
– Eh bien sauvez-vous. Et si nous périssons, tachez de retrouver Nali.
Les clowns secouaient la tête :
– Pour la petite miss, c’était vo dont le conservation était nécessaire.
Soudain un appel de Lee interrompit la conversation. L’écuyère accourait, les traits décomposés, les yeux fous :
– Nous allons être broyés si nous restons dans l’île, s’écria-t-elle.
– Broyés, pourquoi ?
– Regardez.
Elle désignait de la main la pointe nord du banc de sable. D’un coup d’œil ils comprirent. L’îlot opposait un obstacle à la descente des glaçons. Ceux-ci s’étaient accumulés à son extrémité, et poussés par ceux qui les suivaient, ils couvraient progressivement le sol, écrasant sur leur route les buissons et les herbes. Une montagne de glace traversait lentement l’étroite bande de terre, barrage géant qui fauchait tout sur son passage et qui bientôt rejetterait les fugitifs dans le fleuve.
Les jeunes gens avaient pâli. Partout la mort les entourait. Sur la surface mouvante des glaçons, sur le sol de l’îlot, les éléments semblaient conjurés pour les anéantir.
Et Fanfare exprima comme malgré lui la conviction de tous :
– Coûte que coûte, il faut essayer d’atteindre le rivage.
Personne ne répondit, mais Frig saisit Lee par le poignet, Frog empoigna fortement le bras d’Anacharsia inconsciente, et après un coup d’œil expressif à leurs compagnons, ils s’engagèrent sur les glaçons.
Durant plus d’une heure ils luttèrent, tantôt se laissant emporter jusqu’au moment où leur support rapproché d’un autre glaçon leur permettait de le quitter, tantôt se maintenant par des prodiges d’adresse sur des blocs chevauchant les uns sur les autres. Il leur restait, à peine une vingtaine de mètres à franchir pour toucher la terre, mais là un courant plus rapide sans doute maintenait un chenal libre de quatre mètres de large environ. Au delà, un champ de glace, encore attaché au rivage. S’ils pouvaient y prendre pied, ils étaient en sûreté, mais pour cela il était nécessaire de traverser la crevasse. Des hommes non chargés auraient pu tenter au saut de quatre mètres, mais Lee et surtout Anacharsia étaient incapables d’un pareil tour de force.
Ils éprouvèrent un instant de désespoir. Si près du but, allaient-ils échouer ? L’idée de succomber, après tant d’efforts, alors que le succès semblait tenir à si peu de chose, les remplit d’une rage épouvantable. Vemtite se laissa tomber sur la glace en murmurant :
– J’en ai assez.
Frig ne disait rien, mais il observait le courant.
– Regardez, dit-il après quelques secondes, la bas, l’ice-field a une pointe dont nous passerons très près. C’est là qu’il faudra sauter.
C’était vrai. Le glaçon qui portait les voyageurs dérivait rapidement vers le point désigné. Le courant devait le conduire à moins de deux mètres d’un petit promontoire dressé en travers du chenal.
À cette vue, le courage renaît chez tous. Lucien se redresse, Frig enlève Lee dans ses bras, tandis que Frog se charge d’Anacharsia, et ils attendent, le cœur tressautant d’espérance, le moment fugitif où il faudra sauter.
Le glaçon poursuit sa route. Le promontoire n’est plus qu’à vingt mètres, à dix, à cinq.
– Attention, crie Frig !
Presque aussitôt ses jarrets se détendent. Avec son fardeau, il retombe sur le champ de glace. Jean, Vemtite l’imitent avec un égal bonheur. Frog saute à son tour. Mais le brave clown, qui a voulu laisser passer ses compagnons, a trop attendu. Le courant a élargi l’espace à traverser. La pointe des pieds de l’Anglais atteint seule le bord du promontoire. Il chancelle, essaie de se maintenir et retombe en arrière dans l’eau rapide, après avoir eu la suprême présence d’esprit de lâcher la fille de Taxidi dont le corps vient rouler auprès de Lee.
Un cri terrible s’échappe de toutes les poitrines ; Frog nageant vigoureusement se dresse une seconde au-dessus de l’eau :
– Well, crie-t-il, courant très fort… je toucherai un peu plus loin.
Hélas ! ce mouvement lui est fatal. Il n’a pas vu une masse de glace qui s’avance en tourbillonnant, elle le frappe à la nuque. À demi assommé, il se retourne, se cramponne à la plaque solide, essaie d’y monter ; mais le bloc bascule brusquement et s’abat sur la tête du malheureux ainsi que la pierre d’un tombeau.
Ses amis courent affolés sur la rive. Ils le cherchent, l’appellent. Rien ne répond à leur voix. Dans l’eau profonde, sous les glaçons qui se heurtent avec fracas, le clown a disparu.
Lee, Jean, Vemtite se cramponnent aux vêtements de Frig, désespéré qui voudrait se jeter dans le fleuve, pour tenter de sauver son cousin, son camarade de cirque avec lequel si souvent il a partagé les applaudissements de la foule. Comme si, dans ce chaos de la débâcle, où les glaçons, les eaux roulent pêle-mêle, confondus, il était possible de retrouver cette chose fragile qu’est le corps d’un homme !
Sous les douces paroles de Lee, sous les exhortations des Français, Frig reprend la notion exacte de la situation. Il se laisse entraîner le long de la rive basse. Il marche en pleurant son ami. Pourtant au cirque, sa physionomie a perdu l’habitude des contractions sérieuses, et dans la douleur ses traits se contractent en lignes grotesques ainsi qu’à la parade, comme si les divinités ironiques, qui président aux jeux forains, imposaient le burlesque même aux larmes du clown.
On va longtemps ainsi. Personne ne parle, car on songe tout bas à ce bateleur que son dévouement, les dangers affrontés en commun, ont transformé en ami. On est sorti de la région des marécages. Au loin une ville apparaît, c’est Rostov ; une route bien entretenue borde le fleuve, une auberge joyeuse se montre. Bien que las, affamés, les voyageurs vont poursuivre leur chemin, quand un gémissement les arrête, les cloue sur place.
Est-ce qu’ils deviennent fous ? Ils ont cru reconnaître la voix de Frog, du pauvre baladin qui a trouvé la mort en sauvant Anacharsia.
Curieusement ils se rapprochent de la porte, ils entrent, ils ont un cri douloureux. Dans la salle aux murailles formées de poutres accolées, sur une table grossière recouverte à la hâte de vêtements, de linge, de tout ce que les habitants affolés ont réuni pour faire un matelas primitif, Frog est étendu, livide, couvert de sang, les narines déjà pincées par les approches du trépas.
Ses yeux agrandis par une épouvante mystérieuse se fixent sur ses amis. Il les voit, un fugitif sourire se joue sur ses lèvres blêmies. Il oublie ses souffrances, ses blessures ; sa vanité naïve d’artiste le ranime sous les regards fixés sur lui, et il murmure d’une voix à peine intelligible :
– J’ai tout de même gagné le rivage, well !
C’est le rivage de l’au-delà auquel tu as abordé, bon clown. Un profond soupir soulève sa poitrine, il se raidit dans une suprême convulsion et c’est tout. Le cousin de Frig fait maintenant partie de la troupe du cirque de l’infini.