CHAPITRE IX EN ROUTE VERS ATHÈNES

À la vue du clown, Anacharsia avait eu un geste d’effroi, et tandis que ses compagnons s’empressaient autour du défunt, elle s’était retirée dans une petite pièce voisine. Lucien avait remarqué cette étrange attitude. Il suivit la jeune fille.

Celle-ci blottie dans un angle, le visage tourné vers le mur, pleurait en murmurant des phrases entrecoupées :

– Pardon ! Mon père ne te voulait aucun mal. Une cause sacrée nous guide. Liberté ! Liberté ! encore une victime !

Dans un éclair, le poète comprit qu’il était sur la piste du mystère soupçonné par Jean. Anacharsia connaissait les projets du docteur Taxidi ; elle savait où il avait fui avec Nali et la statue de Diane.

Cette fois le doute n’était plus possible. Il fallait qu’elle s’expliquât. Et avec la gravité d’un juge, l’insouciant garçon appuya sa main sur l’épaule de l’ex-infirmière en disant d’une voix sévère :

– Anacharsia, je veux que vous m’appreniez la vérité.

Elle frissonna de tous ses membres. Sans doute, toute à sa douleur, elle n’avait pas entendu le Français s’approcher. Elle lui montra sa figure sillonnée de larmes et le considéra d’un air surpris.

– Je veux que vous me confiiez la vérité, reprit-il avec plus de force.

Elle balbutia comme si le sens de ces paroles lui échappait :

– La vérité ?

Lucien inclina la tête et lentement :

– Votre père et vous, Anacharsia, nous avez tirés des mains de la police allemande. Ainsi que des amis anciens, vous avez couru les mêmes dangers que nous, supporté les mêmes fatigues, risqué également votre liberté. Mais ce dévouement apparent avait une cause secrète que vous avez cachée, et votre silence a causé la mort de Frog, ce loyal garçon qui s’était associé, simplement, sans phrases, à notre fortune.

Les yeux agrandis par une angoisse intérieure, immobile, figée, la jeune fille écoutait. Vemtite continua :

– Je ne vous crois pas méchante. Je pense que votre but est de ceux qui peuvent être avoués. Parlez, je vous en prie. Craignez qu’une plus longue méfiance ne suscite de nouveaux malheurs.

– Non, non, ne dites pas cela, murmura-t-elle faiblement.

– Alors, apprenez-moi…

Elle secoua la tête :

– Je ne peux pas.

– Voulez-vous donc que le soupçon vous atteigne, demanda Lucien avec un commencement d’impatience ? Voulez-vous donc que notre reconnaissance s’évanouisse à la pensée d’une trahison ?

– Une trahison, redit-elle d’une voix brisée… Une trahison… Oh ! ne prononcez pas ce mot.

– En ce cas, expliquez-moi…

Anacharsia se tordit les mains et avec un sanglot :

– Je ne peux pas. Je ne peux pas.

Et comme Lucien fronçait le sourcil, elle se rapprocha de lui, les mains jointes :

– Ne croyez pas cela, ne le croyez pas, je vous en prie. Mais ma langue doit demeurer muette. Le secret que vous demandez ne m’appartient pas. La cause dont je suis l’esclave est sainte, et je n’ai pas le droit de la compromettre par une parole imprudente.

D’un mouvement brusque, Vemtite la repoussa et s’éloignant d’elle :

– C’est bien. Je vais avertir mes compagnons que Frog est mort en sauvant notre ennemie.

Désespérément elle s’accrocha à ses vêtements :

– Non, attendez… attendez encore. Oh ! sans trahir que puis-je vous dire qui vous empêche de m’accuser ? Je vous le jure, je donnerais ma vie pour vous sans regret. Mais croyez-moi donc.

– Frog est mort et Nali nous est ravie.

– Elle au moins ne court aucun danger.

Si sincère était l’accent de la jeune fille que Lucien, en dépit de ses préventions, sentît qu’elle exprimait une chose vraie. Cependant possédé par le désir de savoir, il feignit le doute :

– Qui me prouve que vous ne me trompez pas encore. Depuis des semaines, votre père et vous avez accepté notre gratitude, alors que vous ne la méritiez pas.

– Si. Mon père était heureux de vous sauver. La folle reprendra la raison ainsi qu’il l’a promis, mais lui aussi est tenu par des raisons puissantes.

– Des mots, cela ; rien que des mots !

– Ah ! fit-elle, vous me refusez votre confiance. Que ne pouvez-vous lire dans mon esprit ? Vous y verriez que ma pensée est vôtre. Mais, ainsi que toutes celles de mon pays, j’ai appris toute enfant qu’une idée doit primer toutes les autres. C’est à cette idée que j’obéis, à elle que je me sacrifie et que je parais vous sacrifier vous-mêmes. Mais pour vous tout se résumera en un détour dans votre voyage ; vous rentrerez en France, vous serez heureux, et moi, moi, je suis condamnée à perdre l’espoir du bonheur pour l’Idée que je ne saurais révéler.

La voix d’Anacharsia se fit douce, insinuante :

– N’interrogez plus, il ne m’est pas permis de répondre. Suivez-moi à Athènes. De Rostov, un vapeur nous conduira à Kertch. Là nous rejoindrons un navire de la compagnie Caucase-Mercure qui nous mènera à Odessa, d’où nous gagnerons aisément Le Pirée ; c’est là qu’il faut aller, c’est là qu’Eux sont réunis.

– Eux ? De qui parlez-vous, demanda Lucien surpris de la tournure de l’entretien ?

– Eux ? Ils n’ont pas de nom, ils sont légion et ils sont un. Eux seuls, s’il leur plaît, se révéleront à vous. Il m’était défendu de vous faire connaître leur présence, mais ils pardonneront parce qu’ils sont la justice et la bonté. S’ils me punissaient, qu’importe. Je préfère leur courroux à votre mépris.

Les cheveux d’Anacharsia s’étaient dénoués, encadrant de leurs flots soyeux son visage bouleversé, elle était belle comme une incarnation de la douleur, et Lucien sentit la pitié envahir son âme.

– Vous me promettez, dit-il d’un ton adouci, que je verrai ceux auxquels vous obéissez ?

– Je vous promets que je les supplierai de se montrer à vous ; j’espère qu’ils y consentiront, car vous êtes Français, et ils considèrent les gens de votre nation comme des frères.

– Où les rejoindrons-nous ?

– À Athènes, à l’Acropole, la colline consacrée à Athéna, à Minerve, d’où sont partis les cris de gloire ou les clameurs d’agonie de l’Hellade.

– À l’Acropole, redit le poète d’un air pensif, soit ! je vous crois.

Elle eut un cri de joie, ses mains fines emprisonnèrent les mains de son interlocuteur. Elle ouvrit la bouche pour parler encore, mais aucun son ne s’échappa de ses lèvres, et ils restaient ainsi face à face, les yeux dans les yeux, avec l’impression confuse de vivre un rêve.

Lorsque Jean, étonné de leur absence, les rejoignit, il les trouva assis, chacun à une extrémité de la salle, absorbés en une profonde réflexion.

Deux jours s’écoulèrent avant que les autorités russes permissent de conduire le pauvre Frog à sa dernière demeure. Enfin ce devoir rempli, les survivants s’éloignèrent, après un dernier adieu à l’ami couché dans la terre des Cosaques dont les joyeuses chevauchées berceraient l’éternel repos.

Ainsi que l’avait dit Anacharsia, ils trouvèrent aisément à Rostov un bâtiment qui les conduisît à Kertch, à l’extrémité sud de la mer d’Azov. Puis touchant à Odessa, ils poursuivirent leur voyage, et par une belle matinée, sous la caresse d’une brise tiède, ils débarquèrent sur les quais du Pirée, le coquet port d’Athènes.

Un instant, ils jouirent délicieusement de cette matinée d’hiver ensoleillée de l’Attique. Ils étaient sur l’Emporion, avec en arrière la ligne fuyante du Kantharos et en face la pointe de l’Eithioneia.

Des bateaux de pêche aux voiles latines, de grands steamers s’alignaient le long des quais ; une foule babillarde coudoyait les voyageurs.

Mais Anacharsia ne leur permit pas de s’oublier longtemps dans cette contemplation.

– Nous allons descendre dans l’un des hôtels de la place de Varvaki, dit-elle ; ensuite je me mettrai en quête de renseignements pour retrouver mon père.

Tout bas elle ajouta pour Vemtite seul :

– Je vais leur envoyer un télégramme, afin de pouvoir les rencontrer dès ce soir.

Il répondit par un bon sourire, et quand ses amis et lui furent installés à l’Hôtel d’Agrigente, il la regarda s’éloigner adroitement et murmura :

– Comme on change. Il y a quelques jours à peine j’étais prêt à l’accuser de trahison, et à présent je suis de moitié dans ses petites combinaisons auxquelles je ne comprends rien. Étais-je bête avant ?

La conclusion décelait l’état d’esprit du jeune homme. Depuis sa conversation avec la fille de Taxidi près de Rostov, il n’était plus le même. Certes, il rimait encore, mais effet singulier d’une situation nouvelle, le rimeur funambulesque devenait presque poète, et la veille même, il était allé jusqu’à prononcer, à la grande stupéfaction de Fanfare, l’aphorisme suivant :

– La rime vient de l’esprit, mais la poésie vient du cœur.

Vérité contestable que le peintre avait qualifiée de paradoxe.

À cette heure, et pour aider sa jolie complice en détournant l’attention de leurs compagnons, Lucien se rappela ses procédés prosodiques d’antan et parodiant le bon Lafontaine, incita ses amis à déjeuner par ce vers :

– Que faire en un hôtel, à moins que l’on ne mange ?

Était-ce l’effet du soleil, du climat plus doux, mais les tristesses des jours passés semblaient avoir perdu de leur amertume ? Frig lui-même eut un faible sourire à la proposition de Vemtite et tous s’attablèrent.

Anacharsia vint bientôt prendre place au milieu d’eux. Le repas, arrosé d’excellent vin des coteaux de Corinthe, fut presque gai, et l’on dégustait un moka parfumé, quand un employé des postes entra dans la salle. Il apportait une dépêche à l’adresse de Mlle Anacharsia Taxidi.

La jeune fille se leva subitement pâlie, elle déplia le papier d’une main tremblante, mais quand elle l’eut parcouru du regard, son visage s’éclaira.

– Amis, dit-elle doucement. Rendons-nous au chemin de fer d’Athènes. Ce soir, à neuf heures, des frères m’attendront et j’apprendrai d’eux où sont mon père et Miss Nali.

Curieusement, Jean allait la questionner. Elle l’empêcha de formuler son interrogation :

– Ne demandez rien. Je ne sais que ce que je viens de vous dire.

Parlant ainsi, elle regardait Lucien comme pour le prier de la secourir. Le jeune homme s’empressa de répondre à son muet appel.

– La journée sera bientôt passée. Depuis quinze jours nous avons patienté, patientons encore jusqu’à ce soir.

La jeune fille le remercia d’un regard expressif, et l’addition soldée, la petite troupe quitta l’Hôtel d’Agrigente.

Par la rue de Socrate, ils gagnèrent la place Koraï ; filant le long du théâtre, ils atteignirent le jardin Dinan, traversèrent la voie du tramway de Phalère à Athènes, la place d’Apollon en bordure du port, et arrivèrent enfin à la gare d’Athènes, point terminus de l’embranchement qui relie la capitale grecque au Pirée.

Une demi-heure plus tard, le train qui les emportait, longeait le faubourg de Keiriadaï, laissait à sa droite le Cimetière Antique et la Porte Sacrée, à sa gauche le Temple de Thésée et le Portique des Géants et stoppait dans la jolie station édifiée sur la place d’Hadrien.

Les voyageurs étaient à Athènes.

De longues heures les séparaient encore du moment que les amis inconnus d’Anacharsia avaient fixé pour leur rendez-vous. Dans leur état nerveux, ce que Jean et ses compagnons craignaient le plus, c’était l’inaction. Ils résolurent donc de se promener. La visite de la ville de Minerve, dont le souvenir plane ainsi qu’un météore sur l’Antiquité, les distrairait sans doute de leurs préoccupations. Ils revivraient ces temps prestigieux où Lycurgue, Aristide édictaient les lois, où Thémistocle, Léonidas luttaient pour l’indépendance, où Alcibiade, général élégant, heureux et… fumiste occupait de sa personnalité le Tout-Athènes oisif et dilettante.

Ils allaient par la rue Pandros (οδος Ηάγδρσσου), près de la vieille Cathédrale, par l’avenue Démosthènes (οδος Δημοσθενους), par la place de la Constitution (Ηλάτδϊά τοϋ Συντάγμάτοζ), tendant leur esprit pour sortir d’eux-mêmes et projeter leurs pensées dans les siècles écoulés. Sans ordre ils évoquaient les sages, les orateurs, les philosophes, Thaïes, Démosthènes, Diogène, les sculpteurs, peintres, poètes, écrivains : Phidias, Praxitèle, Zeuxis, Appelles, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Xénophon, etc. Le prisme du temps aidant, c’était l’antiquité qu’ils voyaient dans la ville moderne.

Anacharsia parlait avec orgueil des artistes grecs disparus. Elle disait les merveilles antiques, réunies dans le musée d’Athènes : Les Stèles funéraires, le Neptune de Milo, campé avec une hardiesse toute moderne, l’Hermès d’Andros, la Thémis de Ramnonte, le bas-relief de Demeter, trouvé à Éleusis, l’Hermès Bacchophore, de Praxitèle, le géant Typhon, la Victoire déliant ses sandales, les Divinités assises, la statue d’Athéna et surtout la Minerve pleurant, sculpture unique au monde, car, seule des figures fouillées par les Hellènes, elle représente la sensibilité et la pitié.

Près du palais royal, les promeneurs hésitèrent. Tourneraient-ils à gauche dans la direction du Mont Lycabette qui rappelait des jours heureux à Fanfare, suivraient-ils la route de Képhissia (οδος Κήφισσιάζ), qui mène au Lykeion, à la caserne d’artillerie, au Rhizarion ?

Sans répondre à ces questions posées de façon distraite par les uns et les autres, tous prirent à droite, à travers le jardin royal continué par le parc de Novae Athenae. D’un œil indifférent ils considérèrent au passage l’Olympieion, les vestiges de murs antiques, la fontaine Kalirrhoe et se jetant dans une rue transversale, ils débouchèrent dans la plaine de Limnaï.

Là ils s’arrêtaient soudain, se regardant avec surprise. Sans s’être consultés, tous avaient constamment songé à parvenir en cet endroit où sont les ruines de l’Athènes d’autrefois, ces ruines où ils devaient apprendre ce qu’étaient devenus leurs compagnons.

À travers les sentiers pratiqués au milieu des débris de la civilisation grecque, ils marchaient lentement, troublés par les noms qu’Anacharsia, s’improvisant leur cicérone, prononçait d’une voix basse avec un respect superstitieux. Le Monument de Philopappos, la prison de Socrate, le tombeau de Cimon, le Pnyx, le vallon de l’Aréopage entre la colline des Nymphes que domine l’Observatoire et le rocher de l’Acropole, support abrupt consacré à Minerve et sur lequel les murailles pélasgiques, le Parthénon, l’Erechtieion, géants de pierre frappés par la colère des hommes, dressaient superbes et désolés leurs colonnes déchiquetées, leurs corniches incomplètes, leurs frises pillées par d’iconoclastes savants.

Tous s’étaient assis sur le talus de la route des Philhellènes (οδος Φιλελλήνων). Dans un silence religieux ils considéraient ces champs déserts, parsemés de débris, où jadis avait grouillé la foule des héros, des guerriers, des prêtres, des marchands. Près de ces temples vides de leurs dieux, sur cet aréopage privé de son peuple, les jeunes filles souriaient, les jeunes hommes disaient leurs projets de gloire, et de ces générations heureuses, brillantes, fières de leur force, il ne restait plus rien qu’une poussière impalpable que le vent chassait ainsi qu’une menace sur les habitations de la ville moderne.

Frig et Lee eux-mêmes, si indifférents d’ordinaire aux choses d’art, semblaient émus. Jean s’en aperçut et doucement :

– N’est-ce pas que c’est un rêve étrange que celui qui vous prend en face de ces restes d’une humanité disparue ?

Frig ouvrit des yeux étonnés :

– Je ne pensais pas aux gens de ce pays.

– Ah !

– Et cependant je rêvais à une hioumanité disparue.

– Yes ! Y es, appuya sa compagne !

Et comme le peintre, quelque peu interloqué, restait muet, le clown reprit :

– Lee et moi, nous souvenions nous-mêmes d’un joli pièce de cirque qui s’intitioulait : Le Voyage à Athènes, ou Frog, le cousin de moi et moi aussi nous disions le histoire grecque. C’était un great attraction, Yes, very great !

Puis se tournant vers l’écuyère :

– Vous reconnaissez, Lee.

– Certainement, fit-elle d’un ton ému.

– Oui, si le pauvre boy, il était pas tombé dans le glace, bien certainement il se lèverait avec moi, et pour faire rire votre jolie bouche, il débiterait le rôle.

– Vous avez raison, Frig.

– Oui et je croyais aussi, qu’en mémoire de loui, il serait bien de réciter le chose.

– Vous pensez ainsi ?

– Tout à fait.

Le clown s’était dressé sur ses jambes ; oublieux du lieu où il se trouvait, de ses compagnons qui le considéraient d’un air ahuri, il lança un sourire dans l’espace et commença :

– Dedans l’Olympe, Lord Jupiter, fatigué de mastiquer l’ambroisie, volait faire des pommes de terre frites. Mais il maniait beaucoup très bien le tonnerre mieux que le poêle à frire, et il fit tomber un gros placard de saindoux bouillant dans le Océan dit « de l’Archipel ». Ce saindoux figea lui-même aussitôt et forma un petit pays qui, en souvenir de son friture d’origine, prit le appellation de Grèce.

Lee écoutait. Une pâleur attristée avait envahi ses joues ; d’une voix monotone elle reprit :

– Milord Jupiter dit : Il faut peupler ce petit monde nouveau, et il appela les deux plus renommés paveurs fin-de-siècle du temps, Deucalion et Pyrrha, et ceux-ci, en projetant par dessus leur épaule de énormes pierres, pavèrent le Grèce d’habitants. C’étaient les Grecs ; nés de cailloux ils devaient être solides et courageux comme une roc, ce qui arriva.

Elle s’arrêta un moment, respirant avec peine, oppressée par le souvenir du disparu, et Frig, renfonçant une larme prête à tomber, ressaisit la parole :

– Cette petite peuple aimait beaucoup à faire joujou. Il inventa le jeu de l’oie, pour être agréable à le magistrature, mais comme il ne volait pas être appelé : Grec, il décida qu’il n’inventerait pas le jeu de cartes et prit le nom d’Hellène. Malgré cela, il battit fortement les Troyens parce qu’ils étaient philhellènes. Du reste ils étaient very beaucoup méchants, ils battaient tout le monde.

Ce fut au tour du clown d’interrompre son récit que Lee continua aussitôt :

– Ils taillaient les Perses en pièces et leurs couteaux en pointe, et quand ils eurent battu tout le monde, ils battirent eux-mêmes pour ne pas perdre le habitude, qui était devenue pour eux un seconde nature. À force de guerres civiles, ils firent une Macédoine d’où sortit Alexandre.

– Lequel, bégaya Frig, trépassa pour avoir trempé lui-même dans un bain froid.

– Le température ne signifiait rien, gémit l’écuyère.

– No, sanglota le clown ; car plus tard Sir Marat eut le même semblable sort dans un bain chaud.

– Ce qui prouvait…

Ils ne purent aller plus loin, et se jetant dans les bras l’un de l’autre, ils fondirent en larmes en murmurant :

– Pauvre Frog ! Poor Frog !

Ils n’étaient point seuls à pleurer. Leurs amis n’avaient point eu envie de rire durant leur improvisation burlesque. Devant tous s’était retracée la scène terrible, où Frog avait trouvé la mort. Leurs yeux étaient humides, leurs joues tremblantes, et l’esprit falot du clown dut tressaillir d’aise ; après avoir fait rire tant de spectateurs, aujourd’hui il faisait gémir.

– Il est temps de dîner, déclara la fille de Taxidi pour mettre fin à cette scène attendrissante.

Et comme pour s’excuser de manifester ce souci prosaïque en un pareil moment :

– La nuit sera peut-être une longue veille, il est bon de s’y préparer. Venez. Mon père et moi, prenions autrefois nos repas dans un petit restaurant situé au bord de la rivière Ilissos. C’est tout près d’ici.

Déjà elle reprenait le chemin de Lemnaï. Ses compagnons l’imitèrent sans observation, et bientôt tous furent installés sous une charmille, à l’extrémité de laquelle les eaux transparentes de l’Ilissos couraient sur un lit de sable, parsemé çà et là de rochers.

L’hôtelier se nommait Paseriadès, comme le célèbre Grec dont Hérodote nous a conservé le nom et qui fut cuisinier de Xerxès, il y a 2377 ans.

Jean en ayant fait la remarque, Anacharsia lui répondit en souriant :

– Notre hôte ne s’appelle pas ainsi ; mais de même que la plupart des Hellènes d’aujourd’hui, qui puisent l’espoir de leurs destinées futures dans leurs destinées passées et qui cherchent par tous les moyens possibles à renouer la tradition de l’Hellade, il a choisi pour patron un ancien exerçant la même profession que lui, Paseriadès.

Les Français ne purent réprimer un sourire à cette déclaration, mais la jeune fille continua d’un ton de reproche :

– Pourquoi vous moquer ? Les Français de la Révolution, héroïques héritiers de la grandeur latine, n’ont-ils pas puisé à pleines mains dans le calendrier patronymique des Romains ? Que de Marius, de Brutus, d’Agrippa, d’Agricola, à cette époque merveilleuse et troublée ! Dans cette période de gloire, c’est aux habitants de la Rome Césarienne que vos compatriotes empruntèrent leurs noms ; qui nous dit qu’en un moment d’abaissement, durant une de ces éclipses qui se produisent chez tous les peuples, les gens de France ne consentiront pas à admirer les Français et ne feront pas revivre les noms des grands hommes de la terre de Gaule ? Alors les cuisiniers deviendront des Vatels, les poètes des Corneilles ou des Molières, les orateurs des Dantons, des Mirabeaux et les sous-lieutenants des Napoléons. Allez, c’est par le culte des aïeux qu’une nation se relève de ses revers ! Peut-être exagère-t-on ce sentiment en Grèce, mais il me semble qu’en pareille matière, l’exagération même est respectable.

Pour la première fois, la jolie fille élevait la voix au dessus de son diapason ordinaire ; une teinte rose couvrait ses joues, et dans ses yeux clairs brillait une flamme.

Elle avait raison. Personne ne le contesta, et à partir de ce moment, le nom ronflant de Paseriadès ne provoqua plus l’hilarité.

Lentement le crépuscule s’épandait sur la ville ; une pénombre bleutée remplaçait la clarté du jour, jetant sur le paysage une sorte de poésie.

Tous demeuraient là, sans parler, sans penser, bercés par cette soirée tiède d’Orient. Ils comprenaient qu’en ce pays de la fable où la nuit elle-même, si lugubre dans le Nord, devient une grâce de plus, il fut né des poètes immortels que la foule antique entourait afin de se griser à l’onde rythmée de leurs chants inspirés.

Vemtite, plus impressionné que ses amis, commençait à débiter à demi voix :

– Grèce, toi que Jupin de héros dote ; Ô mère

D’Aristophane, Euripide, Hérodote, Homère…

Quand Anacharsia l’interrompit :

– Huit heures et demie, dit-elle. Il est temps de nous rendre à l’Acropole.

Brusquement tout le monde se leva. Un instant oublié, le but du voyage à Athènes se représentait à l’esprit de tous.

À pas lents, la jeune fille marchant en avant, on s’éloigna de l’Ilissos. Traversant l’avenue de Denis l’Aréopagite, on suivit la rue de Byron et sur la place de Lysicrate, on obliqua à gauche. Bientôt les dernières maisons furent dépassées, et les voyageurs s’engagèrent dans le sentier difficile tracé sur le flanc de la colline de l’Acropole.

Passant au milieu des débris du théâtre de Dyonisos à mi hauteur de la Cavéa (χοιλον) – partie creuse de l’antique salle de spectacle divisée en gradins, – ayant au-dessus d’eux le rocher escarpé qui supporte le mur de Cimon, enceinte du plateau de l’Acropole, les compagnons d’Anacharsia avançaient.

Ils arrivèrent ainsi sur une sorte de plate-forme recouverte d’une voûte de pierre conservant des traces de peinture ; du sol jaillissait une source trouble et boueuse.

– Veuillez m’attendre ici, dit Anacharsia. Je me rendrai auprès de ceux qui m’ont appelée, et je suis certaine qu’ils me prieront de vous conduire devant eux.

– Pourquoi ne pas commencer par là, fit étourdiment Vemtite ?

– Ils ne me le pardonneraient pas, répondit-elle avec une expression de crainte. D’ailleurs votre séjour ici me donnera confiance et courage.

Ils la regardèrent étonnés :

– Vous vous demandez pourquoi ? Vous n’avez pas l’âme grecque et vous ne vivez pas comme nous dans le passé. Écoutez donc. Cette eau qui sort du sol est la fontaine sacrée de l’ancien temple d’Esculape, d’Asclepieion comme nous disons. C’est ici que les malades venaient implorer le dieu. Ils se trempaient d’abord dans la piscine où se déversait le ruisseau, puis sous des portiques détruits aujourd’hui, ils passaient la nuit en prières et presque toujours ils étaient guéris. Nous aussi nous sommes des souffrants, et il me semble que cette station en ce lieu doit nous porter bonheur.

Jean aurait bien élevé quelques objections contre ces théories sentimentales, mais Lucien l’en empêcha en invitant la jeune fille à se hâter. Celle-ci s’éloigna rapidement, et bientôt elle disparut dans les ruines des sanctuaires de Thémis et d’Isis, au delà desquels une sorte d’entonnoir sombre indiquait l’emplacement de l’Odéon d’Hérode Atticus.

L’absence de la fille de Taxidi dura près d’une heure. Enfin elle revint. Son visage resplendissait d’un enthousiasme étrange et sa voix vibrait quand elle prononça ces mots :

– Venez. Ils vous parleront.

– Qui cela, Ils, interrogea Fanfare ?

– Venez. Eux seuls ont droit de le dire.

Un signe avertit Vemtite que l’entretien ne devait pas se prolonger, et le poète, qui sans bien s’en rendre compte finissait par obéir aveuglément à sa gracieuse compagne, se leva, coupant court à toute nouvelle question.

Frig et Lee le suivirent. Force fut à Jean de les imiter.

Dix minutes de marche les conduisirent au bas de l’escalier Beulé qui donne accès sur le plateau de l’Acropole.

Share on Twitter Share on Facebook