Deux hommes, vêtus de l’uniforme de l’armée grecque, attendaient au pied des degrés. Ils eurent une inclination en reconnaissant Anacharsia, et prenant la tête de la petite troupe, ils s’engagèrent sur les marches branlantes. Sans un regard pour le piédestal d’Agrippa, ils franchirent la colonnade des Propylées de Mnésiclès en tournant le dos au Pinacothèque ou temple tétrastyle de la victoire Aptère, et se dirigeant à travers les ruines des murs Pélasgiques de l’enceinte d’Artémis Brounonia, ils dépassèrent le Chalcothèque.
Devant eux se dressait maintenant la colonnade majestueuse du Parthénon, en face de laquelle se dessinait sur le ciel la silhouette brisée de l’Erechtéion.
Un instant Vemtite et Fanfare s’arrêtèrent pris par la majesté du spectacle qu’ils avaient sous les yeux.
Par une rapide projection de la pensée, ils entrevirent comme en rêve le Parthénon d’autrefois, dominant de sa masse le rocher de l’Acropole. Il leur sembla que Cimon, Périclès, les promoteurs de la construction du temple, sortaient de leurs tombeaux ; ils appelaient Phidias pour ciseler la statue colossale de Minerve dans l’or et dans l’ivoire. À leur commandement, la pléiade d’artistes qui devaient fouiller les corniches, sculpter les frises, les statues : Iktinos, Kallikrates, Agorakritos, Alxaménès travaillaient sous la direction du maître. Les Romains, les barbares envahisseurs passaient, respectant cette œuvre, qui est l’apogée du génie hellénique ; puis le temple de Minerve, (Παρθενος) devenait église chrétienne, mosquée musulmane, mais toujours il restait debout, inspirant une vénération profonde aux étrangers qui conquéraient la Grèce. C’était aux Vénitiens qu’il appartenait de ruiner l’œuvre de Phidias. Le vendredi, 26 septembre 1687, la flotte vénitienne, sous les ordres de Francesco Morosini bombardait Athènes et faisait sauter la poudrière installée par les Turcs dans le Parthénon.
Ces souvenirs s’agitaient devant les Français. Les nuages légers qui couraient sur l’indigo du ciel prenaient pour eux des formes bizarres. C’étaient les bataillons de la Grèce classique sortant un moment du néant pour y rentrer aussitôt.
Un appel d’Anacharsia mit en fuite les images du songe :
– Venez, disait-elle, il ne faut pas Les faire attendre.
– C’est vrai, balbutia Jean comme un homme brusquement réveillé, nous vous suivons.
Grimpant sur des pierres éboulées, ils escaladèrent le soubassement du Parthénon, et se glissant entre les colonnes couvertes de cicatrices par la main des hommes et la fureur du temps, ils pénétrèrent dans le temple, témoin muet des gloires et des revers de l’Hellade.
Au-dessus de leurs têtes, le ciel bleu foncé paraissait s’appuyer sur le faîte des colonnes et formait une voûte admirable où les étoiles scintillaient ainsi que les lampes du sanctuaire. Une tristesse tombait des ruines en même temps que la poussière impalpable fabriquée par les êtres microscopiques que la nature a préposés à la destruction. Et soudain par la haute baie taillée dans le mur intérieur, sous le péristyle, les voyageurs aperçurent en avant d’eux une lumière autour de laquelle se mouvaient des ombres.
Ils demeuraient indécis. Étaient-ce des êtres réels, ou bien seulement des apparences nées de leurs souvenirs ? Anacharsia les renseigna en disant à voix basse :
– Là bas ! ce sont Eux.
À la suite de la jeune fille ils traversèrent le temple, sur le sol duquel des débris gisaient de place en place ; à l’autre extrémité, sur des pierres amoncelées en degrés, plusieurs hommes étaient assis. Tous, sauf un, étaient des officiers appartenant aux troupes grecques. Tous avaient la mine grave, mais leurs yeux noirs brillaient, une expression de triomphe auréolait leurs fronts.
L’homme au vêtement civil prit la parole :
– Jean Fanfare, Lucien Vemtite, Frig, Lee, vous qui accompagnez notre sœur Anacharsia, soyez les bienvenus.
Les voyageurs saluèrent sans répondre. Le personnage inconnu reprit :
– Avance, toi, Jean Fanfare, qui es leur chef.
Le peintre obéit.
– Écoute. Nous qui te recevons sommes les chefs de l’Association patriotique l’Hetniki Hétéria . État dans l’État, jusqu’à cette heure ignorés, nous sommes assez forts aujourd’hui pour lever le masque. Nous sommes heureux de cela, car nous pouvons te remercier du concours que tu as inconsciemment prêté à notre cause.
– Le concours, répéta le jeune homme au comble de l’étonnement ?
– Je m’explique. Le secret n’est plus de mise. Notre but, le but pour lequel nous donnerons notre existence et notre fortune, est de réunir tous les Grecs autour du même drapeau : ceux de l’Archipel, de l’Asie-Mineure, de la Macédoine, et avant tout ceux de Crète.
Jean eut un léger tressaillement.
– Vous avez tort de me dévoiler de pareils projets, commença-t-il…
Mais son interlocuteur l’interrompit du geste :
– Non, aujourd’hui le sort en est jeté. Ne le fût-il pas d’ailleurs, tu ne nous trahirais pas, car ton intérêt me répond de ta discrétion.
– Mon intérêt ?
– Tout simplement. Tu vas me comprendre. À bord du Karrovarka du docteur Georges Taxidi…
– Vous l’avez vu, s’écria impétueusement le jeune homme ?
– Un peu de calme donc, prononça l’inconnu d’un ton amical. Permets-moi de procéder avec ordre.
Et Fanfare s’étant incliné en signe d’assentiment :
– Je reprends. À bord du Karrovarka tu as vu une image dont tu as traduit la légende d’une façon qui fait honneur à tes études grecques. Il faut que les Grecs soient unis par deux lunes.
De nouveau le peintre frissonna.
– Seulement, poursuivit imperturbablement l’orateur, tu es étranger, peu au courant des finesses de notre langue, et tu t’es mépris sur le sens des deux derniers mots : Tio Sélinis.
– Pourtant tio, deux ; Sélinis, Lunes.
– Mais Sélinis signifie également Diane, cher monsieur.
– Alors, deux Dianes, je ne saisis pas.
Un rire vite étouffé s’éleva parmi les Grecs, et celui qui portait la parole continua, après avoir imposé silence à ses compagnons :
– Tu ne t’es donc pas demandé pourquoi le docteur Taxidi, savant apprécié, homme riche, avait risqué sa situation pour te sauver en Allemagne ?
– Si.
– Et que t’es-tu répondu ?
– Rien, je n’ai pas trouvé d’explication.
– Et à présent ?
– Pas davantage.
– Comment, après ce que je t’ai dit ? Ne réunissais-tu pas les deux Dianes nécessaires pour provoquer le soulèvement des Candiotes ?
– Les deux Dianes, fit Jean craignant de deviner ?
– Oui, l’une vivante, l’autre de métal !
Un rugissement sortit des lèvres de l’artiste. Le voile se déchirait, tout devenait clair à ses yeux. Ce n’était pas à lui, à Nali que Georges Taxidi s’était dévoué, c’était à l’émancipation de la Crète gémissant sous le joug des Turcs. D’après une prédiction, une tradition populaire, il fallait présenter deux Dianes aux conjurés, et pour se les procurer il avait risqué sa liberté.
Embarrassé par ses passagers, le docteur les avait volontairement abandonnés à l’embouchure du Don.
L’interlocuteur de Jean semblait suivre ses pensées sur son visage :
– Tu y es, n’est-ce pas ?
– C’est une infamie, gronda Fanfare !
Le Grec ne s’émut pas de cette exclamation.
– Il s’agit de délivrer trois cent mille individus de notre race. Le patriotisme parle plus haut que les convenances particulières. Du reste, celle à qui tu t’intéresses ne court aucun danger. Son rôle est terminé. Il y a trois jours, au village de Nippo, à quarante kilomètres Sud-Est de la Canée, le docteur Georges Taxidi l’a présentée en même temps que la statue aux Candiotes assemblés. Il leur a dit : Voici les deux Dianes annoncées par les images répandues à profusion dans le pays, l’heure de l’émancipation a sonné. Et l’indépendance crétoise a été proclamée. Comme une traînée de poudre, la nouvelle a parcouru l’île d’une extrémité à l’autre. Partout la lutte contre les Ottomans a commencé. Nous, directeurs de l’Hetniki Hétéria , nous forcerons le roi des Hellènes à envoyer des troupes là-bas et à secourir nos compatriotes.
Effaré par ces étranges paroles, éperdu de se trouver mêlé sans l’avoir voulu à une pareille convulsion politique, Jean essaya de faire entendre la voix de la raison :
– La Grèce est un petit État ; la Turquie dispose de troupes nombreuses…
Mais l’un des officiers, un colonel aux cheveux grisonnants, l’interrompit :
– Lorsque Xerxès, roi des Perses, préparait la deuxième guerre Médique contre l’Hellade, il poussait devant lui deux millions de soldats. Quarante-huit peuples étaient rangés sous ses enseignes. Les Mèdes, les Perses, les Hyrcaniens aux vêtements ornés de dessins luxueux, le torse emprisonné dans des cuirasses aux écailles d’acier, armés de boucliers d’osier, de flèches de roseau et de piques, coudoyaient les Assyriens coiffés de mitres et brandissant de lourdes massues. Les Saces à la terrible hache, les Indiens drapés de cotonnade, les Arabes à la zeira flottante, les Éthiopiens ayant des peaux de fauves sur leurs corps nus peints mi-partie de blanc, mi-partie de rouge, les Sagartiens avec leur poignard acéré et leur filet qu’ils lançaient à distance sur l’ennemi, les Thraces, cavaliers renommés, et tant d’autres menaçaient de submerger l’Hellade sous leur nombre. Les batailles de Salamine et de Platée décimèrent cette multitude. Aujourd’hui il en sera de même, et comme Démarate parlant à Xerxès, je dirai, moi qui ai pris le nom de cet ancêtre : les Grecs sont à craindre, parce qu’ils sont pauvres. Ne vous informez pas de leur nombre. Fussent-ils seulement mille, ou moins encore, ils attaqueront l’ennemi et le vaincront.
– Sapristi, murmura Vemtite à l’oreille de son ami, on croirait être à Marseille !
Mais Jean voulait apprendre jusqu’au bout ce que projetaient les membres de l’Hétéria .
– L’Europe veut la paix, dit-il. Si elle menaçait de s’opposer…
Un second officier se leva :
– Si elle menaçait, moi Thémistocle, je lui crierais comme l’aïeul que j’ai choisi : Frappe, mais écoute. Écoute les cris d’agonie de ceux qui tombent pour la liberté, et si tu l’oses, rejette-les dans les fers de la Turquie !
– Enfin, reprit le peintre avec insistance, l’issue d’une guerre est toujours douteuse. Si vous êtes vaincus, c’en est fait de la Grèce.
– Qu’importe, répliqua un troisième personnage, elle n’aura plus d’habitants.
– Plus d’habitants ?
– Je suis Léonidas, et comme celui des Thermopyles, je veux que sur le tombeau de la race hellène, le sculpteur funéraire grave ces mots : Passant ! va dire à l’Univers, que nous sommes morts pour la liberté.
Un murmure approbateur s’éleva du groupe. Jean comprit que toute insistance était inutile et revenant à ses propres préoccupations :
– Soit ! Je souhaite de grand cœur votre triomphe. Mais nous… ?
– Vous désirez savoir ce que vous avez à faire, répondit aussitôt celui qui avait parlé le premier ?
– Oui.
– Rien. Vos vœux sont de rejoindre les deux Dianes et de les ramener en France. Loin de nous y opposer, nous vous aiderons.
Et d’une voix forte, l’inconnu appela :
– Capitaine Alcibiade !
Aussitôt un jeune homme, portant avec élégance l’uniforme d’officier de marine, s’approcha :
– Vous m’avez appelé, me voici.
– Votre navire est prêt à partir ?
– Ma Néréide attend vos ordres.
– Bien. Vous prendrez à votre bord les étrangers qui sont ici.
– Ce sera fait.
– Vous les conduirez en Crète. Vous leur fournirez les moyens de rejoindre Georges Taxidi.
– Bon, et après ?
– Aussitôt que le docteur n’aura plus besoin des deux Dianes, il les remettra à vos passagers. Alors vous les reprendrez à bord et vous les mènerez au port qu’ils vous désigneront.
– Sur la stèle d’Éleusis conservée dans l’enceinte sacrée de l’Acropole, tout ce que vous avez ordonné, maître, sera exécuté.
– J’en suis assuré, mon fils Alcibiade.
– Si ces étrangers veulent me suivre, nous embarquerons cette nuit même, et demain, au point du jour, la Néréide quittera le Pirée.
Ce fut Jean qui répondit :
– Nous sommes prêts à vous suivre.
L’homme que le capitaine Alcibiade avait appelé Maître hocha la tête d’un air satisfait et s’adressant aux voyageurs :
– Merci d’avoir cru en nous. Merci d’avoir compris que nous ne vous voulions aucun mal. Merci d’avoir collaboré même involontairement à l’œuvre de libération.
Et au jeune officier de marine :
– Allez, brave enfant. Dites au docteur Taxidi notre reconnaissance. Et vous, étrangers, soyez heureux. Puissent les divinités de l’Olympe vous récompenser d’avoir prêté votre appui à la cause de l’indépendance.
Il étendit la main d’un geste large pour donner congé aux voyageurs, et ceux-ci, impressionnés malgré eux par la scène bizarre qui venait de se produire, ahuris par le mélange singulier d’antique et de moderne des hommes et des discours, suivirent en silence le capitaine Alcibiade qui, d’un pas élastique, se dirigeait à travers les ruines vers la porte Beulé.
Tous quittèrent l’Acropole, joignirent la route du Pirée et prirent la direction du port d’Athènes.
On marchait en silence, la préoccupation de chacun étant trop grande pour que la conversation s’engageât. Vemtite avait pris place auprès d’Anacharsia. La tête basse, les sourcils froncés, il allait d’un air boudeur. Parfois il coulait un regard vers la jeune fille, ses lèvres s’agitaient comme s’il voulait parler, puis il reprenait son attitude pensive et son visage s’assombrissait encore.
Soudain il parut se décider et d’une voix sourde :
– En nous embarquant à l’aube, quand serons-nous en Crète ?
Elle le considéra un instant avant de répondre.
– La côte Nord est bloquée par des bâtiments de guerre de l’Europe, dit-elle enfin. Nous devrons donc contourner l’île pour rallier les rivages du Sud.
– Cela demandera ?
– Deux jours.
– Deux jours, répéta le poète ? Alors dans une semaine au plus, Nali et la statue retrouvées, je suivrai mes amis en France.
Elle eut un sourire triste.
– Et vous, reprit Vemtite, vous… ?
Il s’arrêta oppressé, la parole s’éteignant dans sa gorge. Si bas qu’il l’entendit à peine, elle murmura :
– Je resterai auprès de mon père.
Les yeux des jeunes gens se rencontrèrent et tous deux détournèrent la tête. Mais Anacharsia reprit presque aussitôt :
– Il est impossible que le bon droit ne triomphe pas à brève échéance, et la Crète délivrée, mon père s’occupera de ce qui l’intéresse. Il songeait à produire son Karrovarka en France où l’on s’occupe beaucoup d’automobilisme.
– Oui, interrompit impétueusement Lucien, on attendant les balles siffleront dans l’air, les épées scintilleront au soleil.
Une lueur brilla au fond des yeux noirs de la Candiote. Elle releva fièrement le front :
– Les filles de Crète ne craignent pas la mort.
– Parce qu’elles sont égoïstes, s’écria-t-il.
– Égoïstes ?
– Sans aucun doute. Autrement elles songeraient que la mort c’est la séparation.
– Mon père seul me regretterait.
– Eh bien, et moi ?
– Vous ?
Ils s’arrêtèrent brusquement, comme si leurs pieds eussent soudain été rivés au sol. Leurs yeux papillotaient, un trouble délicieux les secouait d’un doux frisson.
– Vous, fit-elle encore d’une voix légère ainsi qu’un souffle ?
– Eh bien oui, là, moi, répondit le poète avec un débit précipité. Je brûle mes vaisseaux, mais cela m’est égal. Avouer c’est ouvrir la soupape de sûreté. J’avais rêvé que vous nous accompagneriez en France, et que… cela n’avait rien d’offensant… Je suis un bon garçon… J’ai toujours l’air de plaisanter. Au fond je suis très sérieux ; je ne m’en vante pas, voilà tout. Oui, je sais, je versifie mal… Qu’est-ce que cela fait si je pense bien… ? Et puis, il n’est pas nécessaire d’être un grand poète pour être un bon mari. Tant pis, je l’ai dit ! Naturellement vous seriez ma femme puisque je serais votre mari et puis… et puis, vous comprenez, nous serions mariés.
Lucien se tut, l’haleine lui manquait. Elle le regardait toujours, une rougeur transparente couvrant ses joues.
– Eh bien ! interrogea-t-il ?
Anacharsia lui tendit la main.
– Au jour, nous partons pour Candie. Mon père est là-bas. Vous lui parlerez.
– Mais vous, vous ?
– Moi, termina-t-elle avec un radieux sourire, j’obéirai au docteur Georges Taxidi.
Du coup, le visage du poète s’éclaira. Il porta à ses lèvres la main de sa compagne, et sans la lâcher, il entraîna la jeune fille vers le groupe qui avait pris une certaine avance.
Les muses devaient avoir leur part dans sa joie, car il fredonna bientôt :
– Le départ pour la Crète, pour la Crète,
Ah ! quel plaisir !
Du coteau du bonheur, moi j’entrevois la crête.
Comme on dit à London, tout cela me plaît, Sir.
Les ris, les ris légers accourent à ma voix,
Et même avec le Turc je parviens à m’entendre.
Car je dis comme lui au bon pays crétois,
Que juché sur la Crète, on n’en veut plus descendre.
Ainsi que deux enfants, les nouveaux fiancés riaient. La main dans la main, ils traversèrent avec leurs amis les rues du Pirée désertes à cette heure et atteignirent le port de Zéa. Le long du « pier », un sloop élégant était retenu par ses amarres, mais les fumées, qui s’échappaient de ses cheminées, indiquaient que le navire était sous pression. Alcibiade le désigna aux voyageurs :
– Le sloop la Néréide, dit-il, dont le capitaine est à vos ordres.
Une passerelle réunissait le quai au pont du bâtiment. Comme ils le traversaient, une masse sombre étendue près de la coupée, se dressa brusquement et s’élança, avec des aboiements rauques, vers le commandant.
C’était un superbe chien, de race danoise, mais auquel un caprice inexplicable avait fait subir une inutile mutilation.
– Pauvre bête, s’écria Lee, pourquoi lui avait-on coupé la queue ?
Le jeune capitaine sourit, et se tournant vers l’Anglaise, il répondit avec une emphase comique :
– Je m’appelle Alcibiade, Madame. Alcibiade a toujours fait couper la queue de son chien.
Les passagers échangèrent un regard surpris. Évidemment cette dernière preuve de l’imitation des ancêtres que la Grèce moderne met son orgueil à afficher leur semblait un peu trop forte. Ils songèrent que sans doute le chien, s’il avait été consulté, aurait protesté contre l’ablation qui détruisait l’harmonie de ses proportions.
– Et quel est son nom, interrogea Fanfare ?
– Suka, dit le capitaine d’un ton quelque peu dédaigneux, Suka. En France vous ne connaissez donc pas le nom du chien d’Alcibiade ? Suka qui signifie : figue.
Nantis de ce renseignement, tous se laissèrent conduire à leurs cabines et passèrent leur première nuit à bord de la Néréide.
Au lever du soleil, le coquet navire appareilla. Se glissant à travers la passe d’Alexandra, il prolongea la côte jusqu’à la source Tzirnoléri, puis il mit le cap à l’Est et fila à toute vapeur dans le golfe Saronique, en laissant à tribord les îles célèbres de Salamine et d’Égine.