Connaissant déjà les méandres du temple, Jean et Vemtite guidèrent les insurgés. La marche était facile, car on s’était muni de torches qui éclairaient le sanctuaire mystérieux.
Sans hésitation, les jeunes gens retrouvèrent l’escalier conduisant à la salle de Jupiter. Mais là, un spectacle navrant attendait les artistes.
Un obus avait traversé la voûte, et éclatant dans l’étroit espace, avait réduit en miettes Zeus, ses adorateurs et les présents entassés devant l’autel. Le désastre était irréparable. Cependant Lucien, plus préoccupé en ce moment de la délivrance d’Anacharsia que de tout autre objet, eut le courage de débiter ces mauvais vers.
– De petris ad petras
Obus degringolavit,
Atque fecit
Pouf, patara, pif, pan, pas !
Au plafond est une ouverture
Et Jupin, qui dans le passé,
Fourrait son nez par toute la nature,
Ce Jupin a le nez cassé.
Oraison peu respectueuse que Fanfare interrompit par un geste d’impatience. La marche fut reprise. Les Candiotes traversèrent le vestibule, descendirent un nouvel escalier, parvinrent à la grotte des Cornes, et enfin débouchèrent à l’air libre dans le massif de lauriers qui avait donné asile aux voyageurs.
Un à un, les hommes se glissèrent hors du fourré. Il s’agissait d’éviter tout bruit, car le brouillard épais dont les plis lourds cachaient la terre interceptait la vue, et l’ouïe seule pouvait avertir les ennemis de l’approche des insurgés.
Suivant la base du rocher, on atteignit bientôt l’origine du sentier accédant au plateau. Alors les révoltés se déployèrent en tirailleurs et, rampant sur le sol, ils s’avancèrent ainsi que des ombres vers le campement turc. Jean et son ami se tenaient auprès de Taxidi, impressionnés par cette manœuvre silencieuse, prêtant l’oreille, craignant à chaque moment d’être découverts par un factionnaire des assiégeants.
Mais rien ne justifiait leurs craintes. Connaissant le petit nombre des insurgés, les Turcs n’avaient pris aucune précaution contre une sortie impossible. Enfin Taxidi jugea que ses hommes s’étaient suffisamment avancés. À voix basse, il ordonna au Candiote le plus rapproché de faire halte, et ce commandement se propagea sur toute la ligne.
Fanfare consulta sa montre. Il était trois heures moins le quart. Dans quinze minutes, les troupes de secours attaqueraient, si toutefois rien n’avait changé leurs dispositions.
Le cœur serré, tous attendaient le premier coup de feu. Étrange était la situation de cette poignée d’hommes perdus dans le brouillard, à quelques pas de l’ennemi. Tous avaient l’impression qu’une partie décisive allait se livrer. Ce n’était pas seulement la délivrance de la garnison du mont Prospero qui était en jeu, c’était la cause même de l’insurrection. À la nouvelle d’un succès remporté par des volontaires rassemblés sous les plis du drapeau grec, l’île entière entrerait en ébullition. Une défaite au contraire riverait plus étroitement les chaînes des Candiotes asservis.
Les minutes se succédaient longues comme des siècles, rien ne bougeait. Dans la profonde quiétude de la nuit, on entendait parfois le pas lent des factionnaires turcs, un appel à la vigilance, si rapproché que l’on tremblait à tout instant de voir une silhouette ottomane se dessiner dans les vapeurs. Puis un silence lourd planait de nouveau sur la campagne.
Tout à coup un déchirement se produisit. Des éclairs sillonnèrent le brouillard, une ardente clameur retentit :
– Hellade ! Hellade !
Les amis des Taxidi attaquaient le camp turc. Une commotion parcourut la ligne des tirailleurs. D’un seul mouvement tous furent debout, et dans un élan furieux, ils se précipitèrent en avant, répondant par des cris sauvages à l’appel de leurs amis.
Parmi les premiers, le docteur s’était rué à l’ennemi. Jean et Vemtite, surpris par la soudaineté de ce mouvement, le perdirent de vue. Ils marchèrent au hasard, dans la fusillade, entourés d’ombres qui combattaient avec rage, éclairés par les coups de feu, environnés des bruits du massacre, des plaintes d’agonie, des gémissements des blessés.
Les Turcs surpris, décimés par les premières décharges, attaqués de tous côtés par des ennemis dont le nombre leur était inconnu, lâchèrent pied, poursuivis par les partisans. Le combat s’éloigna, et les Français s’arrêtèrent au centre du campement.
Les tentes étaient dressées. Des hommes sanglants, noirs de poudre, amenaient les canons pris à l’ennemi. Avec ardeur, ils formaient des attelages de mulets ; puis bêtes, gens, pièces d’artillerie disparaissaient au grand galop dans le brouillard.
Comme les deux amis demeuraient immobiles, un groupe sortit lentement du rideau de brume et s’avança vers une tente plus haute que les autres, sur laquelle flottait encore le pavillon turc. C’était là qu’au début de la nuit s’était enfermé le colonel ottoman. Le groupe disparut sous la toile tendue.
Mû par une inconsciente curiosité, Vemtite entraîna Jean de ce côté. La tente était pleine de gens affairés. Avec peine les jeunes gens se frayèrent un passage. Parvenus au premier rang, ils firent halte, les lèvres contractées, les jambes raidies par une douloureuse stupeur.
Deux couchettes étaient placées côte à côte. Sur l’une le colonel turc, un trou au milieu du front, d’où coulaient encore quelques gouttes d’un sang épais, était étendu mort ; sur l’autre, Georges Taxidi, la poitrine ensanglantée, avait été couché. Le savant regardait autour de lui, il aperçut les Français, et d’une voix sifflante, avec un coup d’œil expressif au cadavre placé près de lui :
– Il est mort, dit-il ; moi, je vais mourir, mais nous sommes vainqueurs.
– Mourir, s’écria Lucien, allons donc. Je vais courir au bourg de Prospero, ramener un médecin…
Le savant l’interrompit avec un sourire :
– À quoi bon. Ne suis-je pas médecin moi-même. La balle a perforé le poumon. Je ne puis pas vivre. Seulement je voudrais voir ma fille.
– On est allé la chercher, ainsi que ceux qui sont restés sur le plateau, répondit un homme qui se tenait debout auprès du blessé.
– Bien ; mais qu’elle se presse, car il me reste peu de temps.
Il eut deux aspirations pénibles qui amenèrent sur ses lèvres une mousse rougeâtre :
– L’asphyxie commence, reprit-il après un silence. La Crète sera libre, je dois songer à mon enfant. Monsieur Jean, approchez… il me faut parler bas pour ne point précipiter l’hémorragie. Bien. Prenez mon manteau, une poche sur la poitrine. Là… un portefeuille. Si elle arrive trop tard, vous le lui donnerez. Ce que je possède, cinquante ou soixante mille francs, est placé en France. Je réservais cela pour elle…
Un nouvel étouffement le força de s’arrêter encore, mais bientôt il poursuivit d’une voix plus basse :
– Elle sera seule ; soyez ses amis.
Le poète se rapprocha vivement, le visage mouillé de larmes :
– Non, elle ne restera pas seule, si vous le permettez, monsieur Taxidi. J’avais formé un projet en venant en Crète. J’espérais vous rencontrer dans d’autres circonstances, vous demander pour moi, Lucien Vemtite, poète, secrétaire du Ministre de l’Instruction publique, douze mille francs de rentes, la main de la plus courageuse, de la plus charmante des jeunes filles.
Le visage du mourant s’éclaira. Avec effort, il demanda :
– Et elle, elle… ?
– Elle consent, si vous l’y autorisez.
À ce moment Anacharsia éperdue fit irruption dans la tente. Elle s’arrêta en voyant son père.
– Approche, murmura le blessé.
Et comme elle obéissait, que, chancelante, elle s’appuyait au lit :
– Je pars, dit lentement Taxidi. Je pars heureux d’avoir donné mon sang à la patrie… Et puis je sais que ma mort ne te laissera pas sans défenseur. Ce brave enfant m’a tout appris. Anacharsia, sois sa compagne fidèle et dévouée.
– Mon père, sanglota la jeune fille.
– Promets, promets vite pour que la mort me soit douce.
– J’avais rêvé ce bonheur, mon père, mais vous en faisiez partie.
– Le trépas en décide autrement. Laissons cela ; tu n’as pas promis, et les secondes sont des heures pour moi. Place ta main dans la sienne.
La Candiote tendit sa main glacée au poète :
– Vous irez rejoindre Vouno dans les ruines. Il sait manœuvrer le Karrovarka, il vous ramènera en France, et là, vous vous marierez.
– Oui, père.
– C’est bien. Un baiser, mon enfant, vite… adieu !
Les yeux du savant devinrent fixes ; une pâleur de cire couvrit ses traits. Il était mort en embrassant sa fille.
La nouvelle de ce trépas plongea les vainqueurs dans la consternation. Les chefs des insurgés, Alcibiade, Karalapoulos, Atnikis, Teodocès, Tabacodoros, tinrent conseil et il fut décidé que le noble patriote, qui avait donné sa fortune et sa vie à la cause de l’indépendance, serait inhumé sur le plateau, où le premier, il avait arboré le drapeau grec. Lui-même serait enveloppé dans le pavillon qui avait flotté sur la campagne de Prospero.
Le temps pressait. Il fallait envoyer des courriers dans toute l’île, soulever les populations. Aussi le jour même, le corps de Taxidi fût-il conduit à sa dernière demeure.
Au centre du plateau sa tombe était creusée. Tous les combattants en armes lui rendirent les honneurs, et le chant national grec résonna comme le seul adieu vraiment digne d’un brave.
Et quand tous se furent retirés, quand Anacharsia chancelante eut descendu le sentier en s’appuyant sur le bras de Vemtite, des ouvriers creusèrent des trous de mine dans le rocher, les garnirent de dynamite et allumèrent les mèches préparées.
Dans une explosion épouvantable, le chemin fut détruit, émietté, et le mont Prospero, inaccessible désormais, sauf par le passage secret du temple souterrain, dressa ses murailles perpendiculaires au milieu de la campagne, gigantesque mausolée du héros mort pour la liberté.
Une heure après, le camp était levé, les insurgés avaient disparu emportant les armes et les bagages abandonnés par les Turcs. Dans la campagne déserte, où le signal de la révolte avait été donné, il ne restait plus que Jean Fanfare et ses compagnons.