Autour de l’orifice du puits s’étendait un étroit plateau, nu, sans un brin d’herbe, formé de rochers polis par les pluies.
À l’une des extrémités, une muraille grossière, décimée par endroits, profilait sa silhouette irrégulière sur le ciel. C’était la fortification pélasgique dont les ruines solides défendaient encore le sentier conduisant à la plaine.
Sur l’étroit espace, les hommes allaient et venaient. Tous portaient la veste courte agrémentée de soutaches, la culotte bouffante, la calotte grecque.
– Georges Taxidi, interrogea Anacharsia ?
L’un des assistants la regarda et montrant la plaine :
– Il est en observation au bas du sentier, il reviendra bientôt ; – et avec un accent singulier : – Puisse-t-il rapporter l’assurance que l’on vient à notre secours, car les vivres se font rares et les munitions ne tarderont pas à manquer.
Il y avait une désespérance dans ces paroles qui en disaient assez sur la situation des assiégés, mais le Crétois secoua la tête comme s’il avait honte de sa tristesse, et comme en une muette prière, il fixa les yeux sur le drapeau grec dont les bandes bleues et blanches flottaient au dessus de sa tête.
D’instinct les voyageurs se découvrirent. Ils avaient compris l’appel du combattant à cet étendard qu’il désirait, de même que tous ses compatriotes, faire sien et pour lequel à cette heure il offrait son existence.
– Vous n’avez plus besoin de nous, reprit le Candiote montrant ceux qui l’accompagnaient, et là-bas l’on nous attend pour fondre des balles, fabriquer des cartouches ; nous vous laissons.
Les révoltés saluèrent et se dirigèrent vers un groupe d’hommes assis en cercle, au-dessus de la tête desquels s’élevait lentement un nuage de fumée. Ceux-là travaillaient à préparer des munitions pour les combats futurs.
Livrés à eux-mêmes, les compagnons d’Anacharsia se rapprochèrent de la muraille. Longeant le bord du plateau, côtoyant l’abîme, ils atteignirent l’extrémité du chemin descendant vers la plaine. On eût dit un escalier titanique taillé dans le roc, bordé de blocs de granit qui semblaient ne tenir sur la pente du coteau que par un miracle d’équilibre.
La pente était déserte. Sans doute Taxidi était caché aux yeux par les amoncellements rocheux, mais il ne pouvait tarder à se montrer, le Candiote l’avait dit ; il valait autant l’attendre là qu’ailleurs.
Pour occuper leur loisir forcé, tous regardèrent le panorama. La plaine verdoyante fermée par un cercle de hauteurs, s’étendait autour du monticule. Là bas, dans le campement turc, un officier était debout, l’œil appliqué à l’oculaire d’une lorgnette. Peut-être observait-il les voyageurs et se demandait-il d’où venaient ces étrangers que nul de ses soldats n’avait encore aperçus ?
La troupe paraissait plongée dans la plus parfaite quiétude. Les hommes se livraient aux occupations habituelles d’un régiment en campagne : ceux-ci fourbissaient leurs armes ; ceux-là, sur des fourneaux primitifs faits de pierres rapprochées, surveillaient la cuisson de la soupe ; d’autres lavaient dans l’eau rapide d’un des nombreux ruisseaux qui serpentaient à travers les prairies. Rien dans leur attitude n’indiquait la crainte d’une attaque, et leur calme, rapproché des aveux attristants du Candiote, impressionna défavorablement les voyageurs.
– Qu’est donc devenu le Karrovarka, fit Jean tout à coup ?
Tous se tournèrent vers lui :
– Je comprends bien, poursuivit le jeune homme, qu’il aurait été impossible de le hisser sur cette plate-forme ; mais j’ai hâte de revoir le docteur, d’apprendre de lui où il a remisé sa forteresse roulante, et avec elle, les deux Dianes.
Il parlait doucement, avec une caresse dans la voix. Toute la préoccupation de son âme passait sur ses lèvres. Les deux Dianes, ces deux êtres de chair et de métal qui étaient son unique pensée, qui se confondaient dans son esprit, à ce point que par instants il n’était plus certain que Nali n’eût pas une tunique d’aluminium, ni que la bouche de Diane fût incapable de parler.
Mais avant que personne eût pu répondre à la question indirecte du peintre par une supposition quelconque, Frig étendit la main vers le nord. Tous se penchèrent dans la direction indiquée. De la surface de la plaine un nuage de poussière s’élevait se rapprochant avec rapidité, et au milieu de la poudre soulevée passaient des éclairs.
– De la cavalerie, gémit Anacharsia ; des renforts pour nos ennemis !
Le cœur serré, chacun observait maintenant. Bientôt on put reconnaître que la Candiote avait deviné juste. C’était de l’artillerie qui arrivait au camp des Turcs. La petite armée assiégeante était en liesse ; les soldats couraient au devant des canons, lançant des clameurs frénétiques dont l’écho arrivait jusqu’au plateau et adressant à la colline des gestes de menace, dont les assistants ne pressentaient que trop la terrible signification.
L’obus allait se mettre de la partie, on bombarderait la poignée de braves que la fusillade n’avait pu réduire.
Mais un bruit soudain tira les voyageurs de leurs pénibles réflexions. Un pas rapide résonnait sur le roc du sentier, et bientôt Taxidi apparut, se dirigeant aussi vite que possible vers le plateau.
À la vue de sa fille, de ceux qui l’accompagnaient, il s’arrêta un moment comme indécis, puis il reprit sa marche, arriva jusqu’à eux, serra Anacharsia sur sa poitrine et tendant la main à ses anciens hôtes :
– Puisque vous êtes ici, c’est que ma fille vous a tout expliqué. M. Fanfare, soyez rassuré. Le Karrovarka, miss Nali et la Diane, sous la garde de mon fidèle Vouno, sont cachés là-bas dans cette ruine que vous apercevez à l’est du bourg de Prospero. Ils sont en sûreté, je regrette de n’en pouvoir dire autant de vous.
Et se frappant le front :
– Mais comment avez-vous trompé la surveillance des Turcs ? Comment êtes-vous arrivés jusqu’ici ?
Anacharsia recommença le récit qu’elle avait déjà fait à ses sauveurs. Son père l’écoutait d’un air grave. Lorsqu’elle parla du puits, du corridor qui le reliait aux excavations souterraines, il eut un sourire et murmura :
– Tiens ! tiens ! des casemates naturelles ! Allons, le bombardement ne sera pas aussi terrible que je le pensais. Pourvu que nos amis ne tardent pas, car la faim, elle aussi, nous guette.
Comme s’il avait oublié la présence des assistants, il s’était approché de l’arête du rocher. Ses yeux parcoururent les sommets environnants.
– Rien, fit-il encore ! Toujours rien !
Puis son regard s’abaissa vers le campement des Turcs. Un mouvement inaccoutumé se produisait de ce côté.
Au milieu des tentes, tout était en l’air. Les soldats, abandonnant leurs occupations, couraient vers une batterie d’artillerie qui venait de faire halte sur le prolongement du front de bandière.
Leurs cris de joie montaient jusqu’au plateau. Ils s’entretenaient vivement avec les artilleurs, tandis que les factionnaires, postés autour de la tente du commandant de la petite armée assiégeante, prouvaient que ce dernier était en conférence sérieuse.
Taxidi hocha la tête. Il allait revenir à ses compagnons quand un officier sortit du camp, et précédé d’un trompette portant un drapeau blanc, marcha vers le mont Prospero.
– Un parlementaire, dit encore le docteur. Je sais quelles nouvelles il me donnera. Enfin recevons-le.
Il fit entendre un sifflement. Plusieurs des insurgés en armes accoururent à l’instant.
– Deux hommes à la rencontre de ce parlementaire, ordonna Taxidi. Vous lui banderez les yeux et l’amènerez ici.
S’adressant ensuite aux autres :
– Pour vous, réunissez vos camarades. Rassemblez les planches, bâches, pierres nécessaires pour masquer l’orifice du puits. Il ne faut pas que le Turc le voie.
Sans observation, les patriotes s’éloignèrent pour exécuter les ordres de leur chef, et celui-ci couvrant sa fille d’un regard attendri, prononça ces mots :
– Suivez-moi tous. Un parlementaire va se présenter devant nous. Par ce qu’il dira vous jugerez de la situation de ceux dont vous avez voulu partager le sort.
Impressionnés par son accent, les voyageurs revinrent avec lui au centre du plateau. Déjà les révoltés avaient dissimulé le puits sous un amoncellement de débris de toutes sortes, et rassemblés en groupe, ils semblaient attendre que Taxidi leur communiquât sa pensée.
– Demeurez autour de moi, mes enfants, fit le docteur à haute voix. Le Turc veut nous faire des propositions. Avant de le recevoir, je désire connaître votre avis. Pour moi, ma résolution est prise, et dussé-je demeurer seul, je répondrais à l’envoyé du sultan : Au dessus de mon front flotte le drapeau grec ; j’aime mieux mourir à son ombre que vivre sous les plis de vos étendards.
– Vive Taxidi, clamèrent les rebelles !
– Non, mes enfants, vive l’union de tous les Grecs !
Un hourra éclatant ébranla l’air ; il disait qu’une troupe de héros venait de faire le sacrifice de sa vie.
Cependant une sonnerie de trompette avait résonné dans la plaine. Le silence se rétablit aussitôt, et tous, immobiles comme des statues, attendirent l’arrivée du parlementaire.
Il parut bientôt, les yeux bandés, soutenu par les deux insurgés qui s’étaient portés à sa rencontre. C’était un jeune lieutenant turc. On lui enleva son bandeau, ce qui mit en pleine lumière sa physionomie juvénile, éclairée par deux yeux vifs et mobiles. Une seconde il considéra Taxidi, puis s’inclinant légèrement :
– Le docteur Georges Taxidi, commandant du mont Prospero ?
– C’est moi, répliqua le savant.
– Chargé d’une mission par le colonel Morad-bey, je désirerais avoir avec vous un entretien particulier.
Taxidi secoua la tête et d’un geste large couvrant sa petite troupe :
– Ceux-ci ont offert leur existence à la cause que je sers. Entre gens qui vont mourir, il ne saurait jamais exister de secrets. Parlez donc devant tous s’il vous convient ; sinon, retirez-vous.
De nouveau le parlementaire salua :
– Puisque telle est votre volonté, je parlerai. Le colonel Morad-bey connaît votre position ; vous êtes à bout de vivres et de munitions. Nous, nous venons d’être renforcés par une batterie de canons dont les obus rendront ce plateau intenable. Vous êtes des hommes de cœur, vous comprendrez donc que c’est la seule humanité qui a déterminé mon envoi parmi vous.
Il s’arrêta comme pour permettre à ses auditeurs de réfléchir à ce qu’il venait de dire ; puis il reprit lentement :
– La résistance est impossible ; c’est la mort sans profit aucun. Eh bien Morad-bey vous offre, par ma bouche, la vie sauve. Il s’engage d’honneur à vous permettre de vous retirer sans être inquiétés, et sans que les autorités de l’île cherchent à savoir par la suite quels étaient les défenseurs du mont Prospero.
La main du docteur s’éleva, montrant le drapeau grec :
– Et cela, prononça-t-il seulement ?
– Nous oublierons que cet emblème a été arboré.
Taxidi fit un pas vers l’officier et d’une voix douce :
– Monsieur, vous direz à Morad-bey que j’apprécie sa proposition généreuse, mais que je n’ai pas le droit de l’accepter.
– Pas le droit… réfléchissez…
– Mes réflexions étaient faites quand j’ai gravi la pente de cette éminence. Nous sommes ici, non pour vaincre, mais pour servir d’exemple à tous les habitants du pays. Des montagnes environnantes on aperçoit notre drapeau ; on se dit : Là bas il y a des hommes qui meurent pour n’être pas esclaves. C’est le devoir qui se dresse devant ceux que votre joug tient courbés. Ou bien ils voudront être libres et nous délivreront ; ou bien ils ne bougeront pas et nous laisseront périr. Dans les deux cas, notre trépas sera utile. Dans l’un, ce sera la Crète délivrée ; dans l’autre, ce sera pour vous la certitude que les Candiotes abâtardis ne sont plus dignes d’être libres. Alors vous gouvernerez en paix ce peuple avili, et nul ne songera désormais à secouer votre pouvoir.
Un nuage de tristesse se répandit sur le visage de l’ottoman :
– C’est la mort certaine pour tous ceux qui vous entourent.
– Tous l’espèrent.
– Mais vous avez avec vous des femmes, des étrangers.
Le docteur tressaillit, mais Anacharsia ne lui laissa pas le temps de montrer sa faiblesse et s’avançant vers le parlementaire :
– Il n’est pas plus difficile de mourir à une femme qu’à un soldat, dit-elle. Puis désignant ses compagnons : Ceux-ci ne sont pas des rebelles, ont-ils le pouvoir de se retirer sans être inquiétés ?
– Non, Mademoiselle, répliqua l’officier. Tous ou personne.
– En ce cas, personne, prononça la voix impétueuse de Lucien.
Auprès d’Anacharsia, il vint se placer la tête haute, semblant braver le parlementaire. Celui-ci eut un sourire attristé et s’adressant à Taxidi :
– Nous savons que, dans cette île, les femmes sont vaillantes ; mais je m’adresse encore une fois à votre sagesse. Si je rentre au camp avec une réponse négative, nos pièces seront mises en batterie ; une averse de fer et de plomb s’abattra sur ce plateau découvert où rien ne saurait vous protéger contre notre tir ; ce ne sera plus un combat, mais une boucherie, et c’est là ce que nous voudrions éviter. Prenez en considération des paroles dictées seulement par un sentiment d’humanité.
Lentement le docteur promena son regard sur ceux qui l’entouraient. Il les vit calmes, résolus au sacrifice. Une expression orgueilleuse éclaira son front.
– Monsieur, dit-il enfin, voyez ceux auxquels vous demandez de se rendre. Allez et racontez à vos chefs ce que vous avez vu.
Il fit un geste pour indiquer que l’entretien était terminé. Les révoltés rattachèrent le bandeau sur les yeux de l’officier turc, et le prenant par les bras, l’entraînèrent vers le sentier qui descendait à la plaine.
À peine eurent-ils disparu que Taxidi dépouilla le calme d’emprunt qu’il avait revêtu pour la circonstance.
– Vite, enfants, commanda-t-il, déblayez l’ouverture du puits ; descendez dans les cavernes dont la venue de ma fille nous a appris l’existence. Là, nous rirons de la canonnade ennemie. Deux hommes veilleront à l’abri du mur des pélasges ; ce rempart épais résistera aux obus. Ces guetteurs nous avertiront des mouvements des Turcs.
Il n’avait pas besoin de donner de plus amples explications. Tous les visages sombres s’étaient déridés ; on allait faire une excellente plaisanterie aux assiégeants en leur laissant bombarder le plateau désert. Qu’importait désormais l’averse de métal dont le parlementaire avait menacé la garnison du mont Prospero ? On se moque de l’averse à l’abri d’un parapluie, et les boulets ne peuvent rien contre le granit.
Lorsque les conducteurs de l’officier turc, après l’avoir remis en liberté, revinrent sur le sommet, la plupart de leurs compagnons avaient déjà trouvé un refuge dans les cavernes. Seuls deux hommes, couchés sur le sol en avant du mur pélasgique, restaient exposés aux coups de l’ennemi. Et encore, étant donnée leur position sur le bord même de la pente, n’avaient-ils pas grand chose à craindre.
Taxidi, demeuré un des derniers, examina avec soin les mouvements des Turcs. Comme le parlementaire l’avait annoncé, les canons étaient mis en batterie ; leurs tubes d’acier bruni se tendaient vers la montagne ; on eût dit des bêtes étranges de la légende, prêtes à vomir le feu destructeur.
Cette vue fit hausser les épaules au savant. Il adressa quelques paroles d’encouragement à ses guetteurs, puis d’un pas tranquille gagna l’orifice du puits. Quelques révoltés l’y attendaient. Il les força à descendre.
Lorsqu’il fut seul, il fixa solidement la corde à un fragment de rocher et se laissa glisser dans le gouffre. Une minute plus tard, il prenait pied dans la galerie souterraine, au milieu de ses compagnons qui plaisantaient gaiement.
Taxidi éleva la voix :
– Que personne ne s’éloigne. Quand les Turcs croiront nous avoir exterminés, ils enverront sûrement une colonne pour occuper le plateau. Il s’agira alors de se presser pour les recevoir. Donc, pas de désordre. Que chacun se tienne prêt à obéir au premier signal !
Un grondement sourd retentit au même instant. Trois secondes se passèrent, puis un tintamarre infernal se produisit sur le plateau. C’étaient des chocs formidables, des éclatements assourdissants.
Malgré eux tous avaient courbé la tête. Dans le silence, le docteur laissa tomber ces mots :
– C’est la première salve des Turcs.
Le bombardement était commencé. Durant deux heures, il continua sans interruption. Les obus balayaient la crête de la montagne avec un fracas incessant. Parfois des volées de pierrailles, projetées par l’explosion des projectiles, tombaient dans le puits en raclant les parois de façon sinistre et s’engloutissaient dans l’eau qu’elles faisaient rejaillir jusqu’à l’entrée du couloir souterrain.
Mais à présent la confiance des assiégés était revenue. Après un premier émoi que le canon donne aux plus braves, les insurgés s’étaient accoutumés au bruit de l’artillerie. Ils riaient du bombardement inoffensif auquel se livraient les Turcs.
– Généreux ottomans, clamait l’un, voilà plus de mille oka de fer dont ils nous font présent.
– L’oque ou oka, expliquait Anacharsia, est une mesure turque en usage en Crète, qui vaut environ 1.282 grammes.
– Généreux, ripostait un autre insurgé ! S’ils l’étaient, ils feraient leurs obus en or. Ceux qui échapperaient à la mitraille se consoleraient de la perte de leurs amis en recueillant les éclats. Ainsi l’esprit guerrier grandirait, car la fortune attendrait les soldats sur le champ de bataille.
– Avec les fragments on ferait des bijoux.
– Si bien que le boulet, qui dégrade les hommes qu’il rencontre, servirait par compensation à parer les femmes.
– Un ban pour les obus d’or !
Tous ces braves gens plaisantaient ainsi, avec cette insouciance narquoise qui est le fond du caractère grec, et que les Gaulois auraient tort de lui reprocher.
Cette réflexion émanait de Taxidi qui la compléta ainsi :
– En l’an 279 de notre ère, une migration gauloise, après avoir traversé l’Europe les armes à la main, arriva en Grèce. Les Hellènes se retranchèrent dans le défilé des Thermopyles pour s’opposer à leur passage. Ils furent vaincus, car les guerriers de Gaule, comme autrefois les soldats de Xerxès, tournèrent le défilé par le sentier Anopœa et les hauteurs de Kallidromos. Mais la tradition rapporte qu’avant le combat, Hellènes et Gaulois faisaient assaut de plaisanteries et se moquaient les uns des autres aux grands éclats de rire des deux armées.
La canonnade continuait toujours. Soudain elle se tut. Aussitôt les conversations cessèrent. Tous, le cou tendu, prêtaient l’oreille, attendant que l’artillerie tonnât de nouveau.
Mais les pièces de campagne restaient muettes. Tout à coup la voix d’un des guetteurs jeta dans le puits cet avertissement :
– Les Turcs forment une colonne d’assaut !
– Hourrah ! répondirent les Crétois.
Les hommes restés sur le plateau lancèrent des cordes à leurs camarades, et ce fut le long des parois humides un grouillement étrange d’insurgés qui se hâtaient d’atteindre l’orifice. Taxidi ordonna à sa fille et à mistress Lee de demeurer dans la galerie, mais il autorisa les Français à l’accompagner sur le sommet. Frig déclara que la guerre civile ne l’intéressait pas et il resta à la garde des jeunes femmes.
Cependant Jean et Lucien sortaient du puits. Le plateau semblait avoir été le théâtre d’un cataclysme. Sa surface était labourée par les obus ; des entonnoirs profonds s’étaient creusés ; des blocs de rocher avaient été projetés en tous sens.
Le mur pélasgique était encore debout, mais la tourmente de fer avait réduit sa hauteur d’un tiers ; des trous béants s’ouvraient dans la maçonnerie, et de larges lézardes montraient que la fortification, qui avait résisté à l’action destructive des siècles, était prête à succomber sous l’effort de l’artillerie moderne.
Déjà tous les insurgés s’étaient postés derrière cet abri. Certains roulaient des pierres jusqu’au bord du sentier.
Entre le camp des assiégeants et le pied de la montagne, une colonne d’infanterie s’avançait en bon ordre, les officiers en serre-files. Les soldats marchaient sans se presser, le fusil sur l’épaule. Évidemment ils pensaient que leurs boulets avaient déblayé la place et qu’ils occuperaient la montagne sans coup férir.
Immobiles, la face contractée par un rire cruel, les Candiotes les regardaient venir.
Bientôt les premiers rangs s’engagèrent dans la sente étroite.
– Attention, commanda Taxidi d’une voix sourde !
L’ennemi se rapprochait. La tête de la colonne parvint à trente pas du retranchement. Les Turcs riaient, certains du succès. Soudain Taxidi se dressa de toute sa hauteur, et comme un rugissement ce cri jaillit de ses lèvres :
– Feu !
Une gerbe d’éclairs, un faisceau de détonations, un nuage de fumée enveloppèrent le mur ruiné. Une grêle de balles s’abattit sur les assiégeants sans défiance.
Les insurgés avaient obéi à leur chef.
À cette salve inattendue, les Turcs s’arrêtèrent, saisis de stupeur. Des morts roulaient à terre, des blessés s’affaissaient avec des hurlements de douleur. Ceux que le feu avait épargnés étaient indécis sur la conduite à tenir. Fallait-il se ruer sur l’ennemi ou battre en retraite ?
Les officiers recouvrant leur sang-froid se rendirent compte qu’une attaque à la baïonnette avait chance de réussir ; étroite était la zone dangereuse à franchir.
Leurs sabres se levèrent, et ranimant le courage des assaillants, leurs voix clamèrent :
– En avant ! à la baïonnette… En avant !
– Aux rochers, répondit Georges Taxidi !
À peine cet ordre bizarre avait-il frappé leurs oreilles, que Jean et Vemtite en comprirent la terrible signification.
Un bloc énorme poussé par plusieurs insurgés dévala le sentier, atteignit les rangs turcs et s’y engouffra laissant une traînée sanglante. Sans regarder l’effet de ce projectile improvisé, les Grecs en précipitaient d’autres. Ils enlevaient des pierres, couraient au bord de l’abîme, les lâchaient dans le vide et revenaient se charger de nouveau.
Devant cette avalanche, les Ottomans s’affolèrent. Ils voulurent fuir, mais resserrés dans un étroit espace, les derniers rangs opposaient une barrière infranchissable aux premiers. Alors ils se frappèrent à coups de fusils, de sabres, de baïonnette, ajoutant leur fureur meurtrière à celle des assiégés. Et toujours les rocs roulaient écrasant des files d’hommes, portant au paroxysme la panique des assaillants.
Ils se dégagèrent enfin, atteignirent la plaine et regagnèrent leur camp dans une fuite éperdue, abandonnant sur la pente rougie de leur sang cent cinquante de leurs compagnons, broyés, écrasés, défigurés, méconnaissables.
– Ah ! gronda le savant, si nos amis étaient à portée de nous seconder, pas un de ces Ottomans ne sortirait de la plaine de Prospero.
– C’est horrible, murmura Fanfare.
– Horrible, redit Lucien ! Il ne manque plus que des chiens affamés pour jouir au naturel du songe d’Athalie :
… Un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
– Est-ce assez cela ? continua le poète enthousiasmé.
Mais les vers de Racine lui-même ne pouvaient distraire Jean de la pensée qui ne le quittait plus depuis qu’il était séparé de Nali.
– Que ferons-nous maintenant ?
À cette question, Taxidi répondit par un regard étonné :
– Nous passerons la nuit sur le plateau. Le soleil disparaît à l’horizon, et nos ennemis ne reprendront pas le bombardement avant le jour.
– Et au jour ?
– Si nous n’avons pas aperçu les signaux annonçant l’approche de nos amis, nous descendrons dans les cavernes ainsi que nous l’avons fait tantôt.
– Quels sont les signaux convenus ?
– Des feux allumés sur les hauteurs. Ah ! plût à Jupiter qu’ils se montrassent, car ma petite troupe, en passant par le chemin souterrain que vous avez miraculeusement découvert, pourrait faire une diversion à laquelle les assiégeants ne sont nullement préparés.
Une sortie ! Une tentative pour rompre le cercle de fer qui l’entourait ! Aucune parole n’eût semblé plus agréable à Fanfare. Il parcourut des yeux la plaine déjà noyée sous les voiles gris du crépuscule.
Les Turcs, revenus de leur panique, reprenaient méthodiquement leurs dispositions de blocus. Ils remplaçaient les postes disséminés autour du mont Prospero.
Comme il était là, perdu dans ses réflexions, une douce voix chuchota près de lui :
– Eh bien ! monsieur Fanfare, que pensez-vous de notre Crète ? Nous pardonnez-vous de vous y avoir amené ?
Il se détourna brusquement ; Anacharsia était à côté de lui.
– Vous, Mademoiselle ?
– Oui. Le combat terminé, mon père nous a permis de sortir des grottes. Je venais vous avertir que le moment du dîner est venu.
– Du dîner ?
– Oh ! n’espérez pas un festin. Des galettes de froment, de la viande séchée et l’eau du puits composeront le menu. Souhaitons même que les secours espérés par mon père ne tardent pas, car les galettes se font terriblement rares, à ce que l’on m’a dit.
– La famine est-elle à craindre ?
– Oui, dit-elle avec le même sourire. Un repas encore et il ne restera rien.
Il la regarda, étonné de son calme. Elle devina ce qui se passait dans son esprit :
– Vous êtes surpris que j’accepte gaiement un avenir aussi sombre. Vous oubliez que je me suis dévouée à la liberté. Et puis, ajouta-t-elle avec une pointe d’émotion ; la mort ici ne me serait pas cruelle ; je quitterais la terre avec tous ceux qui me sont chers.
– Tandis que moi, interrompit Jean presque sans avoir conscience de ses paroles…
– Vous, c’est vrai, vous êtes séparé de miss Nali. – Mais changeant soudain de ton, la singulière fille poursuivit : – À table, seigneur Fanfare. Nous prononçons notre oraison funèbre absolument comme si le tombeau se fermait sur nous. C’est l’effet de la nuit tombante qui jette de l’ombre dans nos cerveaux. À table, l’espoir ne doit pas encore nous abandonner.
L’expression « à table » était certes quelque peu prétentieuse, car le meuble dénommé manquait totalement sur le plateau. Chacun s’assit à sa guise sur des fragments de pierre et mangea sur le pouce selon la familière locution du peuple.
Après quoi, l’on s’étendit tant bien que mal à terre ; bientôt tout dormit dans le camp insurgé, sauf les factionnaires qui passaient et repassaient lentement devant le mur ruiné.
Comme les autres, Jean céda à la fatigue, mais ses préoccupations le suivirent dans le sommeil.
Vers minuit il s’éveilla. Doucement il se souleva sur le coude et regarda autour de lui.
Sur le sol du plateau il vit des formes immobiles et confuses. C’étaient les soldats de Taxidi qui s’abandonnaient au repos.
Le jeune homme se leva, et avec précaution, pour ne pas déranger, les dormeurs, il alla vers l’endroit où se tenaient les sentinelles.
Un brouillard épais, auquel les rayons des étoiles donnaient une teinte bleutée, cachait la plaine et déferlait en vagues moutonneuses sur les flancs du mont Prospero.
Au loin émergeaient des vapeurs, comme des nuages plus sombres, les sommets environnants, collier rocheux jeté par la nature autour de la vallée. Aucun bruit ne s’élevait dans l’atmosphère tranquille.
Après les fureurs du jour, les hommes eux-mêmes s’abandonnaient au calme de la nuit.
Tout à coup Jean se frotta les yeux.
Là-bas, à l’ouest, il lui avait semblé entrevoir un rapide éclair. Il regarda de nouveau, mais la fugitive lueur avait disparu. Il secoua la tête avec tristesse. Il avait pensé à un signal de secours. C’était fou ! Quelle apparence que des paysans armés à la diable osassent attaquer des troupes régulières turques appuyées par de l’artillerie ?
Plus découragé après cet espoir passager, il allait retourner vers ses compagnons, quand la lumière brilla de nouveau. Cette fois ce n’était pas une illusion. Une flamme s’élevait sur la crête d’une colline. Jean demeura saisi, attendant.
La vision persista.
Alors d’une voix étranglée, il appela les factionnaires :
– Regardez, regardez… le signal !
Les insurgés eurent une exclamation joyeuse :
– Vite, prévenez le commandant Taxidi.
– Il est prévenu, fit auprès d’eux un organe grave.
Tous se retournèrent vers celui qui venait de parler. Le docteur était là. Quand tous dormaient, ses yeux étaient restés ouverts. Il avait reconnu le premier signal, et maintenant il disposait sur ce roc un amas de planchettes pour y répondre.
Il alluma bientôt le bûcher minuscule, et une flamme claire brilla dans la nuit.
Comme si cela avait été attendu, deux autres feux se montrèrent au loin. Le savant poussa un cri de joie :
– Ils attaqueront à trois heures du matin. Ils ont raison, c’est l’instant propice où la surveillance de nuit se relâche ; réveillons nos hommes ; l’instant de vaincre est arrivé.
Déjà il courait vers ses compagnons endormis… Un à un il les réveilla. Quelques mots rapides les mettaient au courant, et tous regardaient les flammes dansant sur les collines.
C’était la fin du rêve douloureux des assiégés ; c’était l’annonce de la délivrance prochaine.
Tous étaient groupés autour de leur chef :
– Trois hommes au rempart. Avec les deux factionnaires et les provisions de pierres, ce sera suffisant pour repousser un assaut possible. Les autres, au puits !
– Au puits, répétèrent les insurgés ?
– Nous allons gagner par les galeries la sortie au pied de la montagne. Dans le brouillard nous nous glisserons vers le campement turc, et tandis que nos amis les attaqueront d’un côté, nous opérerons une diversion.
– Au puits ! au puits ! s’écrièrent les assistants enthousiasmés.
Tous, les trois hommes nécessaires à la garde du sentier exceptés, s’élancèrent vers le puits, disposèrent les cordes.
– Pour vous, Messieurs, reprit le docteur en s’adressant aux voyageurs, rien ne vous oblige à nous suivre. Demeurez ici avec ces dames qui ne sauraient faire partie de l’expédition.
– Allons donc, s’exclama Vemtite, je vous accompagne.
– Vous ?
– Sans doute… il sourit à Anacharsia et d’un ton énigmatique : – Je me sens devenir Crétois ; rien ne me sera plus agréable que de taper sur une tête de Turc. Jean aussi les déteste, puisque ce sont les soldats du sultan qui barrent la route des ruines où se cache miss Nali.
Fanfare opina du bonnet. Le poète, encouragé par ce premier succès, voulut également entraîner Frig ; mais à son invitation l’Anglais répliqua froidement :
– No, cela ne serait pas well. Le Angleterre n’a aucun sujet de mécontentement contre le Turquie. Tout ces choses ne sont pas des affaires britanniques.
Lee approuva cette déclaration. Les Français n’insistèrent pas, et après un adieu amical rejoignirent les insurgés.
Cinq minutes plus tard, toute la troupe du docteur était rassemblée dans le souterrain.