Il importait cependant de songer à celle dont la poursuite avait conduit les voyageurs en Crète. Nali, selon les indications de Taxidi, était sous la garde de Vouno, dans des ruines situées au nord de la bourgade de Prospero. C’était là qu’il fallait se rendre.
Aussi la petite troupe se mit-elle en marche, non sans qu’Anacharsia retournât souvent la tête vers l’éminence où son père dormait son dernier sommeil.
En peu de temps on arriva au bourg. Tout y était en mouvement. La garnison – une compagnie de janissaires – s’était retirée après la défaite des troupes ottomanes. Les habitants étaient en liesse. Toute la population mâle, adultes, jeunes gens ou vieillards, avait pris les armes, et quelles armes ! Celui-ci brandissait une hallebarde arrachée à une antique panoplie ; celui-là s’évertuait à faire fonctionner un vénérable fusil à pierre. À côté de rebelles porteurs de carabines modernes, des adolescents se groupaient, qui avec un pistolet, qui avec une rapière. D’aucuns même, n’ayant pu se procurer d’autres ustensiles belliqueux, marchaient une broche, un coutelas, un gourdin à la main.
Sur le seuil des maisons, les femmes se hâtaient d’entasser dans des paniers les objets les plus précieux de leur ménage ; sans nul doute, tous les habitants allaient gagner la montagne.
Anacharsia sourit à la vue de ces préparatifs. Sa petite âme de patriote se réjouissait à la pensée que le sacrifice du savant ne serait pas inutile. Le sang versé faisait germer l’arbre vivace de l’insurrection.
Personne d’ailleurs ne regardait les voyageurs. À cette heure de crise, les étrangers ne pouvaient plus inciter à la curiosité, chacun ayant assez d’occupations et de préoccupations personnelles. Sans être arrêtés, sans avoir à subir le moindre interrogatoire, les compagnons de Jean traversèrent Prospero et se retrouvèrent au milieu des champs.
À cinq cents mètres en avant d’eux, parmi des plants d’oliviers vigoureux se dressaient des murs ruinés, qu’une haute tour décapitée dominait fièrement. Des ouvertures ogivales laissaient passer des flots de verdures qui retombaient en cascades sur les pierres noircies.
– Le couvent de Litzaris, déclara la fille du docteur.
Elle ne se trompait pas. C’était en effet le monastère, mi-parti religieux, mi-parti guerrier, que les chevaliers de Malte avaient autrefois édifié en ce point. Les années avaient passé, la commanderie de Malte avait disparu ; la poussée des vents, les infiltrations des pluies avaient délayé les ciments, rompu l’équilibre des constructions ; des graines s’étaient accrochées aux lézardes, aux cimes effritées, et avaient couvert les ruines d’une parure plus riche que celle dont le vieux château était orgueilleux aux jours de sa splendeur.
Maintenant les amis de Nali marchaient à l’ombre des oliviers. Un étroit chemin, aux innombrables sinuosités, déroulait sa bande jaune au milieu des arbres. Il aboutissait aux fossés comblés. La porte du couvent s’était effondrée laissant dans la muraille une large brèche, d’un côté de laquelle on distinguait encore les crampons d’un pont-levis.
Cette ouverture franchie, les Français et leurs amis se trouvèrent dans une véritable forêt. Les cours, les salles aux plafonds disparus étaient envahis par une végétation vigoureuse ; arbres, arbustes, buissons, ronces, lierres s’enchevêtraient en un impénétrable fourré. Après de longues recherches, les voyageurs découvrirent pourtant un passage tracé probablement par des animaux, hôtes habituels de ce refuge, et ils poursuivirent leur marche. Entre les murs, branlants, évitant les tiges griffues des ronces, ils allaient, lançant dans l’air le nom de Vouno que les échos des ruines répétaient avec d’étranges répercussions.
Rien ne répondit d’abord, mais comme ils arrivaient dans une cour assez vaste, dont le dallage, avait été soulevé par la poussée des plantes, une voix répondit à la leur. Ils pressèrent le pas et débouchèrent dans une sorte de clairière où le Karrovarka, Vouno et Nali leur apparurent.
En face d’eux une percée laissait apercevoir la campagne et indiquait par quelle voie l’automobile avait pénétré dans ce lieu.
L’Américaine cueillait des fleurs en chantant un air monotone. Elle ne se dérangea pas à l’arrivée des voyageurs, mais le jeune préparateur courut à eux. Déjà Jean s’était élancé à sa rencontre, et sans lui donner le temps de parler :
– Miss Nali est ici, vous aussi, le Karrovarka n’a pas été découvert. Ah ! toutes les inquiétudes qui m’assiégeaient s’évanouissent enfin !
Le préparateur avait courbé la tête.
– Je vous remercie, continua Fanfare. Je vous remercie d’avoir si fidèlement veillé sur le dépôt qui vous était confié.
– Hélas ! soupira son interlocuteur.
À cette exclamation, le peintre demeura court. Il considéra Vouno avec attention et s’aperçut que son visage trahissait un malaise évident :
– Qu’avez-vous ?
– J’ai, dit le jeune homme d’une voix sourde, j’ai que l’on m’a volé.
– Volé ?
– Oui, un Italien de Rome, un photographe touriste, que maître Taxidi et moi avions recueilli sur la route au moment où il allait tomber aux mains de soldats turcs qui le poursuivaient. Il nous avait apitoyés, nous affirmant qu’il s’était mis en danger pour avoir favorisé la fuite d’un Candiote condamné à la peine du bâton. Bref, nous l’avions reçu dans le Karrovarka, et sur sa prière, nous avions consenti à l’avoir pour hôte, jusqu’au jour où il pourrait sans crainte regagner l’Europe.
– Achevez donc, interrompit Jean avec impatience.
– Cet homme était un fourbe.
– Mais encore ?
– Chaque jour, je me glissais aussi loin que possible hors des ruines pour me rendre compte de la situation des vaillants bloqués sur le mont Prospero. Hier, Jacopo, c’est le nom de l’Italien, profita de mon absence. Sans doute il avait préparé son coup les jours précédents.
– Enfin qu’a-t-il fait ?
– Il a enlevé la statue de Diane.
– Enlevé !
Ce fut un rugissement qui sortit de la bouche du peintre.
– Enlevé, clamaient à leur tour tous les assistants.
– Oui, répliqua le préparateur avec un accent si humble que Jean lui-même en fut touché. À mon retour, Jacopo avait disparu, laissant à la place de la statue, ce chiffon de papier.
D’une main tremblante Fanfare prit la lettre froissée que Vouno lui tendait et il lut à haute voix :
Illustrissime Signor,
« Venu au monde non fortunato, j’ai sans cesse prié les saints de m’accorder la faveur insigna d’être honnête. Ils ont intercédé en ma faveur, povero que je suis, et m’ont fourni l’occasion d’échapper à la misère maladetta. La Escultura de Diane, pour vous sans valeur, est pour moi la fortuna carissima. Dans la ville de Roma, ma patrie, j’aurai, grâce à elle, une renommée. Car, je ne prétends pas me l’approprier. Il y aurait là un procédé qui manquerait de gentillesse. J’espère obtenir seulement le monopole de la reproduction fotografica, pour avoir retrouvé et ramené au péril de ma modeste existence, un capolavore (chef-d’œuvre) de telle perfection.
« Je ne désignerai pas à la justice les banditti qui recelaient la statue. Je pense, en effet, qu’après les avoir dépouillés du fruit de leurs rapines, la société peut pratiquer à leur égard le pardon des offenses.
« Et je me dis charmé d’avoir fait votre connaissance, encore qu’elle soit compromettante pour un citoyen loyal et sans condamnation.
Signé : « JACOPO. »
Cette bizarre missive atterra les voyageurs. Non seulement la réhabilitation de Jean se trouvait ajournée, mais encore les épreuves successives qui frappaient son entreprise devaient se répercuter sur le cerveau affaibli de miss Nali.
Inconsciente de la présence de ceux qui l’aimaient, l’Américaine continuait sa moisson fleurie. Rien dans l’expression de son visage, dans son attitude n’indiquait que son état se fût amélioré.
Avec cela, le voleur Jacopo, digne compatriote et émule de Machiavel, avait pris soin en sa perfide lettre de montrer la difficulté de le poursuivre. Il s’intitulait le serviteur de la loi, il accusait ceux qu’il dépouillait et leur proposait implicitement un honteux marché : Silence pour silence.
Le Karrovarka, eux-mêmes seraient signalés à la police italienne et, « l’honnête » signor dévaliseur, défendu par la gendarmerie, réaliserait impunément son rêve de fortune.
Seulement cette constatation décevante ne produisit pas le même effet sur tous les voyageurs. Tandis que Jean, Vemtite, Anacharsia semblaient écrasés, Frig et Lee, si sombres depuis le trépas de leur compagnon, reprenaient un air joyeux. Sur leurs traits mobiles passaient des ondulations cocasses. Évidemment ils avaient une énorme envie de rire. Enfin le clown n’y tint plus :
– Je ne comprenais pas le moins du monde du tout pourquoi vous prenez l’aventure de si lacrymale façon, dit-il ?
Jean tressauta :
– Vous ne comprenez pas ?
– No. Le ville de Rome est sur notre chemin.
– Sans doute, mais…
– Mais vo désirez reprendre le statue de miss Diane ?
– Certainement.
– Et vous pensez surely : les agents de le police sont prévenus, on arrêtera nous-mêmes au débarqué.
– Hélas !
– C’est pourtant most aisé de ne pas être reconnu.
– Comment cela.
– On dégouise son personnage.
Comme une commotion électrique, cette idée si simple secoua les assistants.
– C’est vrai ! c’est vrai ! murmurèrent-ils tous, Vouno lui-même se raccrochant à l’espérance.
– Mais alors, questionna Fanfare ?
– Nous avons le voiture Karrovarka, reprit l’Anglais toujours souriant. Nous gagnons le rivage de ce maudit petit île. Nous devenons passengers d’un steamer qui transportait tout le monde à Rome et…
– Bravo.
– On povait partir immédiatement tout de suite.
Le préparateur l’arrêta :
– Non, pas de suite, M. Taxidi n’est pas encore là.
– Mon père, soupira la fiancée de Vemtite soudainement pâlie !…
Elle ne put achever, l’émotion lui coupa la voix, et Lucien dut continuer.
– Le docteur Taxidi dort à jamais sur le mont Prospero, d’où il a donné le signal de l’indépendance crétoise.
Un silence suivit. Le premier, Vouno releva son front penché, et avec une exaltation patriotique :
– Il est mort pour la patrie. Son vœu le plus cher est réalisé. Il est couché dans cette terre libre par lui.
Dans son trouble, Lucien avait pris les mains d’Anacharsia, et sa manie poétique se faisant jour à son insu, il bégayait sous forme de consolation l’immortel refrain des Girondins :
– Mourir pour la patrie, mourir pour la patrie
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.
Elle le regarda, bouleversée par le tremblement de sa voix. Elle le vit, les yeux humides, le visage contracté, et fondant en larmes, elle répondit :
– Je dois vous croire, vous écouter, puisque mon père vous a désigné pour le remplacer auprès de l’orpheline. Vous êtes le maître, ordonnez ; car le chagrin est trop récent, je ne saurais prendre une décision.
– Frig a bien parlé, prononça le poète d’une voix douce.
– Alors au Karrovarka, où irons-nous ?
– Vers la côte Nord. Il ne faut pas songer à rejoindre la Néréide, jamais l’automobile ne franchirait les montagnes que nous avons traversées à l’arrivée.
– C’est juste. Vouno, êtes-vous prêt à partir ?
– Dans cinq minutes, nous serons en marche.
– Allez donc tout disposer pour cela.
Le préparateur escalada aussitôt l’échelle de la forteresse roulante. Nali conduite par Jean, Anacharsia soutenue par Lucien, Frig et Lee le suivirent et se trouvèrent encore une fois réunis sur la plate-forme du chariot. Le peintre à ce moment tendit la main au clown :
– Merci, bon et brave ami. C’est vous qui avez relevé notre courage.
Mais l’Anglais lui coupa la parole :
– Ne prodiguez pas, les remerciements. Mon conduite est toute naturelle. Je suis in a great hurry de revoir le Angleterre.
– Il vous plaît de vous dérober à ma gratitude. Peu importe, elle existe.
– Il n’y avait pas de quoi. Nous avons forcé vous à take… no à prendre le statioue, et nous étions obligés par le moral à le remettre sur le territoire de la French Repioublic. Soyez très assuré que, dans le futur, il ne nous arrivera plus de nous occuper de le sculptioure.
Un appel de Vouno mit fin à l’entretien. Tous descendirent à l’intérieur du Karrovarka ; la trappe supérieure fut refermée, et le préparateur se plaçant au tableau de direction, actionna l’appareil qui lentement quitta les ruines de Litzaris.
À quelque distance du massif d’arbres, les passagers debout devant les hublots jetèrent un dernier regard en arrière sur cette campagne où ils abandonnaient le corps du savant, dont la merveilleuse invention assurait leur salut.
Ils eurent un même cri d’étonnement. Au-dessus de toutes les hauteurs s’élevaient d’épaisses colonnes de fumée.
– Les feux de guerre, fit Anacharsia d’une voix grave. À cette heure toute l’île est soulevée – et avec un accent d’orgueilleux désespoir, elle acheva : – Le sacrifice n’aura pas été inutile.
On filait sur une route large et unie. Bientôt on eut connaissance d’Alikampos, joli village entouré de cultures. Plus loin, on contourna la bourgade de Ehabatha, et laissant Khasa sur la gauche, on atteignit le lit d’une rivière assez importante.
– Le fleuve Armyro, expliqua le préparateur. Il nous mènera à la mer. En effet le Karrovarka flotta peu après sur les eaux claires, et ses aubes le poussèrent rapidement dans le sens du courant.
Ce chemin était bien préférable à la voie de terre. Les passagers de l’automobile en eurent bientôt la preuve. À la nouvelle de la victoire de Prospero, aux signaux faits par les insurgés, la révolte avait éclaté de toutes parts.
Des coups de feu retentissaient de tous côtés. Des villages brûlaient, tandis que des groupes furieux se massacraient dans les prairies, dans les vergers. La forteresse roulante passait au milieu de visions sanglantes.
L’île entière semblait n’être plus qu’un champ de bataille.
À plusieurs reprises, des détachements turcs, fortifiés dans des fermes, sur des mamelons, saluèrent le Karrovarka d’une volée de balles, mais les parois épaisses étaient à l’épreuve de ces projectiles qui s’aplatissaient avec un bruit mat sur les plaques de tôle.
Dans un coude de la rivière, ombragé de grands arbres, Vouno conduisit l’appareil. Au fond d’une petite crique on s’arrêta, non sans que les voyageurs protestassent contre la manœuvre.
Le préparateur eut tôt fait de les amener à résipiscence.
– L’embouchure de la rivière est commandée par un fort turc, le fort Armyro, et notre véhicule n’est pas à l’épreuve des obus. Il faut donc attendre la nuit et passer, sans être vus, sous les canons des ennemis.
L’attente du reste ne devait pas être longue. Déjà le jour baissait. Dans une heure l’obscurité étendrait son voile protecteur sur le chariot-barque et lui permettrait de continuer sa route sans danger.
Tous, avec la crainte de voir des adversaires paraître sur la rive, suivaient les progrès insensibles de la nuit. À leurs oreilles, les décharges lointaines de mousqueterie se mêlaient au clapotis de l’eau contre les cailloux du rivage.
Nali prêtait l’oreille comme les autres. Une expression d’intelligence se peignait sur son visage.
– C’est la guerre, dit-elle soudain, la guerre impie qui fait des cadavres, des veuves, des orphelins, des ruines et des larmes.
Jean s’avançait vers elle, quand Anacharsia le retint par le bras.
– Ne troublez pas sa pensée. Mon père recommandait cela.
Tandis que le jeune homme inclinait la tête en signe de soumission, l’Américaine reprit :
– Pourtant les opprimés n’ont d’autre recours que les armes. Les Indiens sont tous morts pour reconquérir les territoires de chasse de leurs ancêtres. Tous les Peaux-rouges sont partis de l’autre côté de la vie ; tous sauf moi, survivante malheureuse d’un peuple.
Ses traits exprimaient une telle douleur que, malgré la défense d’Anacharsia, Fanfare allait parler ; mais l’angoisse fit place à un sourire.
– Malheureuse, pourquoi dis-je cela ? N’ai-je pas rencontré l’âme amie qui pardonne à la mienne sa race condamnée. Il était bon et doux ; il avait de l’affection pour la petite Peau-rouge. Quel était son nom ? Est-ce singulier d’avoir oublié le nom du seul être qui ait eu pitié ? Il faut que je le retrouve pour le bénir, il le faut.
Un pli profond se creusa entre les sourcils de la folle, montrant la tension de son esprit. Puis la jeune fille secoua la tête :
– Non, je ne me rappelle pas. Il y a un trou noir dans mon souvenir. Cependant je le vois bien, lui. C’était le soir, près d’une rivière. Des amis l’accompagnaient. Des soldats étaient lancés à sa poursuite ; ils voulaient l’emmener en captivité.
Tous demeuraient sans voix. Pour la première fois une scène réelle se retraçait à l’imagination de Nali. Ce qu’elle dépeignait, chacun le reconnaissait, c’était la soirée fatale de leur fuite à travers les rues de Berlin, près de la Sprée, dans le quartier de Stralan.
– Il faut le sauver, continua l’Américaine. Il le faut ! Je cours, je le rejoins. Prenez cette ruelle sombre, elle aboutit au fleuve. Des embarcations sont amarrées au rivage. Vite, vite ! les ennemis approchent, ils viendront trop tard. Lui a disparu dans les ténèbres. Mais s’il n’a pas le temps de traverser la rivière ? Allons, Peau-rouge, dépiste les chasseurs. Quelle course folle dans les rues sombres, avec les pas des hommes méchants qui sonnent sur les pavés ainsi qu’un roulement de tonnerre. Quel est ce bruit ? Un coup de fusil ! Ah ! l’atroce douleur. Ils m’ont tuée. Je veux le voir lui, je l’appelle.
Tout à coup, la folle parut se transfigurer. Ses bras se tendirent vers le ciel, et avec force elle cria :
– Je me souviens, je me souviens. Le nom qui a traversé la nuit, son nom… Jean ! Jean ! Jean Fanfare !
D’un bond le peintre fut auprès d’elle, mais il arriva pour recevoir dans ses bras le corps inanimé de Nali. La folle s’était évanouie. Affolé, il lui prodiguait ses soins, gémissant :
– Nali, c’est Jean qui est auprès de vous, Jean dont l’existence vous appartient.
Presque brutalement, Anacharsia lui imposa silence :
– Pas un mot quand elle rouvrira les yeux. Gardez-vous d’éteindre la lueur de raison qui vient de briller. Les liens qui rattachent l’esprit au corps se sont renoués, mais ils sont faibles encore et une secousse violente les briserait.
Puis d’une voix adoucie, qui alla au cœur de l’artiste :
– Mon père et moi, nous avons contracté une dette vis-à-vis de vous, en vous entraînant en Crète pour la délivrance d’un peuple. Miss Nali guérira, le docteur Taxidi l’a promis et je le promets à mon tour. C’est bien de l’audace à une jeune fille, pensez-vous ? Non, je me souviens des leçons de mon père, de ses paroles durant notre traversée de la Russie, et voilà pourquoi j’ai confiance.
Cependant l’ombre était tombée peu à peu. Dans le voisinage des arbres, tout était plongé dans les ténèbres, et le Karrovarka lui-même n’eût pu être aperçu à dix pas.
– Encore un quart d’heure, déclara Vouno, et nous reprendrons notre marche.
Alors la fille de Taxidi exprima le désir de monter sur le pont, afin de jeter un dernier regard à cette terre qu’elle allait quitter. Tous l’accompagnèrent, sauf Nali qui, revenue à elle, s’était assise et paraissait songer.
La petite crique où s’était réfugié le Karrovarka était creusée dans la rive droite de l’Armyro. Un promontoire l’abritait contre le courant de la rivière, découpant sa silhouette noire sur les eaux plus claires au delà.
En face s’étendaient des prairies, dont les verdures baignées par la clarté expirante, prenaient des tons d’un gris roussâtre curieusement vaporeux.
Les voyageurs regardaient, pénétrés par la poésie douce du crépuscule, et Vemtite, oubliant un moment ses fantaisies versificatrices, murmurait à l’oreille d’Anacharsia ces vers d’un vrai poète :
– C’est l’heure où le jour las, au bandeau de la nuit
Tend son front ruisselant, et c’est l’heure imprécise
Où le monde affairé prend en horreur le bruit :
Le silence devient une harmonie exquise.
Lourdes chauves-souris d’un vol mystérieux
Vont réveiller partout les éclaireurs de l’ombre,
Vers luisants, feux follets, ces reflets radieux
Des astres d’or brillant au fond du grand ciel sombre.
C’est l’instant où l’étoile, en son long voile blanc,
Sourit à sa beauté dans les cours d’eau des plaines,
Où la brise suspend son souffle caressant
De crainte de rider le miroir des fontaines.
– Chut ! fit brusquement Vouno qui, ainsi que Jean, avait les yeux fixés sur l’extrémité du promontoire.
Le poète demeura court. Maugréant il suivit la direction des regards de ses compagnons et il comprit aussitôt le motif de l’interruption.
Des ombres humaines marchaient avec précaution au bord de la rivière. Elles semblaient chercher et sans aucun doute, elles eussent déjà aperçu le Karrovarka s’il n’avait été caché par la bande d’ombre qui s’étendait au pied des arbres. En examinant les étrangers avec plus d’attention, Lucien reconnut qu’il avait en face de lui des soldats turcs.
Parvenus à l’extrême pointe du petit cap, ces hommes s’arrêtèrent et tinrent conseil. Ils étaient à trente pas à peine des voyageurs ; dans le silence de la nuit, leurs voix, étouffées cependant, arrivaient jusqu’aux jeunes gens, et Anacharsia put traduire à ses compagnons cet inquiétant dialogue :
– Tu ne vois rien, Yusuf ?
– Rien, Nizan.
– Ces insurgés ont dû se cacher en amont.
– Cela est certain. Car leur étrange bateau a été signalé à tous les postes de la rivière, et aucun ne l’a vu.
Les passagers du Karrovarka avaient tressailli.
– Serait-ce de nous qu’il s’agit, grommela le préparateur ?
Mais Anacharsia lui fit signe de se taire, la conversation des inconnus continuait :
– Il paraît que ce bateau appartenait à l’homme du mont Prospero ?
– Le Taxidi que Mahomet confonde.
– Il doit transporter des chefs de la révolte, des otages précieux si l’on peut les prendre.
– On les prendra, sois sans crainte. Des yeux vigilants sont ouverts le long des rives ; toutes les routes sont gardées et nos fusils lancent bien la balle.
– Oui, mais je voudrais les atteindre moi-même.
– À cause de la récompense promise.
– Dame ! Allah ne défend pas à ses enfants de songer à leur intérêt.
– Tu as raison. Continuons donc notre reconnaissance.
Les soldats reprirent leur marche en se rapprochant des arbres qui protégeaient le Karrovarka. Ce mouvement angoissa l’équipage de l’automobile. Les dernières paroles des Turcs ne leur avaient laissé aucun doute. Le passage du véhicule avait été remarqué dans la journée ; l’ennemi connaissait sa nature et il voulait à tout prix s’en emparer.
– Ils vont découvrir notre retraite, murmura Vemtite en se plaçant devant Anacharsia comme pour la protéger.
Vouno répondit avec flegme :
– Cela est sûr. Le mieux est d’actionner la machine et de gagner la mer à toute vitesse. Les balles ne sont guère à craindre pour notre appareil…, et puis nous n’avons pas le choix des moyens. Si nous ne leur filons pas entre les mains cette nuit même, demain il sera trop tard.
Déjà il se glissait par la trappe à l’intérieur du chariot. Avec une précipitation bien compréhensible en pareil cas ses compagnons le suivirent.
Une légère secousse leur apprit que l’automobile se déplaçait. À peine la marche était-elle reprise que des clameurs retentirent, des détonations crépitèrent et des projectiles heurtèrent l’enveloppe métallique avec un bruit mat.
– Allez, allez, maladroits, s’écria Vouno, usez votre poudre ; la balle qui percera la coque de la forteresse roulante n’est pas encore fondue.
À une allure modérée, le Karrovarka doubla la pointe, puis il se lança dans le courant à toute vitesse. La nuit était noire heureusement, mais le bruit des aubes frappant l’eau trahissait la présence du chariot. Des cris, des coups de feu retentissaient le long des rives. Ses hublots obturés par les volets de tôle, l’automobile n’avait cure ni des uns, ni des autres.
Les passagers se rassuraient, ils plaisantaient leurs ennemis. Avant une heure, avait promis le préparateur, on serait en mer. Seulement l’endroit le plus dangereux restait à franchir. Sur la droite de la rivière une éminence, couronnée par un mur crénelé, apparaissait. Vouno la considérait d’un œil inquiet :
– Qu’est-ce donc, interrogea Fanfare ?
– C’est le fort Armyro.
– Bah ! ils ne nous verront pas.
– Je l’espère, mais ils nous entendront. Il nous faudra essuyer une volée de leurs batteries, et dame, un boulet malheureux aurait pour nous les conséquences les plus graves.
– Bah ! allons toujours.
Le directeur secoua la tête d’un air soucieux. Il gouverna de façon à se rapprocher de la rive droite : et à raser le pied même de la hauteur qui supportait le fort. Dans cette position, il était difficile d’atteindre le Karrovarka.
Cependant tous étaient émus, le moment critique approchait. Si le véhicule pouvait arriver à une berge boisée située à 200 mètres en avant, il était sauvé, car le rivage s’élevant alors en falaise abriterait l’embarcation ; mais pour cela il était nécessaire de traverser un espace découvert que l’artillerie du fort balaierait aisément.
On allait parvenir au bas de la hauteur, quand un rayon lumineux courut à la surface des eaux.
– Allons bon, maugréa Vouno avec un geste de colère, ils ont un réflecteur électrique.
Et appuyant nerveusement sur les touches du clavier :
– À toute vitesse gronda-t-il ; nous ne saurions espérer passer sans être vus, il s’agit de passer rapidement.
Les aubes battirent l’eau avec plus de force, et de même qu’un coursier longtemps contenu auquel on rend la main, le Karrovarka bondit en avant.
Soudain un cercle de lumière l’enveloppa. Le jet électrique était dardé sur lui ; les murailles du fort Armyro s’embrasèrent ; une épouvantable détonation ébranla l’atmosphère, suivie bientôt de la chute de corps lourds dans la rivière.
Un remous violent secoua l’embarcation, elle dévia ; mais le préparateur était sur ses gardes ; sa main s’abattit sur le clavier, et reprenant sa première direction, la forteresse roulante précipita sa course éperdue.
Deux minutes, deux siècles s’écoulent ; la zone dangereuse est franchie, la rive élevée abrite les voyageurs à l’instant même où une nouvelle salve crible d’obus le sillage de l’automobile.
Une exclamation jaillit des poitrines contractées ; la route est libre maintenant, libre jusqu’à la mer dont les senteurs salines pénètrent par le panneau qu’Anacharsia vient de rouvrir.
Les Français grimpent sur la plate-forme. Le cours de la rivière s’élargit en estuaire. À quelques centaines de mètres, une barre écumeuse s’étend en travers de l’Armyro. Ce sont les vagues qui moutonnent. Bientôt une lente ondulation soulève le Karrovarka. Sauvés, pensent les voyageurs !
Non, pas encore. Un point noir paraît sur les flots. C’est une chaloupe qui se dirige en droite ligne sur l’automobile. La lune se dégage des vapeurs. Les rayons argentés piquent d’éclairs l’acier des armes. Plus de doute, le canot contient des soldats qui veulent arrêter le navire au passage.
Précipitamment Lucien et Jean se laissent glisser le long de l’échelle, ils rejoignent Vouno.
– Une chaloupe ennemie, crient-ils !
Le préparateur, qui regarde à travers les hublots d’avant, se retourne :
– J’ai vu cela. Tant pis pour eux.
Il ouvre une trappe ménagée dans le plancher. Il en tire des câbles enduits de gutta-percha et terminés par de longues tiges de fer armées de boules à leur extrémité. Il déboulonne de petits obturateurs circulaires appliqués aux parois et découvre ainsi des tubes traversant toute l’épaisseur de l’enveloppe de l’embarcation.
– Qu’est-ce ? demandent les assistants étonnés.
– C’est l’artillerie de l’automobile.
– L’artillerie ?
– Oui, des lance-électricité.
– Expliquez-vous ?
Le préparateur jette un regard au dehors par le hublot. La chaloupe turque est à cinquante mètres à peine ; des hommes y sont debout tenant des paquets de grelins. Évidemment ils vont tâcher de jeter des grappins, de prendre le Karrovarka à l’abordage.
– Le temps me manque, déclare le jeune homme.
Et faisant glisser les tiges métalliques par les conduits qu’il a ouverts, il présente à ses compagnons des poignées laquées :
– Tenez ceci. Dirigez les tiges ainsi que des lances contre ceux qui tenteront l’abordage, et vous verrez.
Dominés par son accent, tous obéissent. Ils sont rangés le long des murs, les mains crispées sur les appareils étranges dont l’usage leur est inconnu.
– Attention, dit encore Vouno retourné au tableau de direction, les voici !
En effet, la barque est à une brasse de l’automobile. Les Turcs sont prêts à bondir, les yeux brillants, le visage resplendissant de la joie du triomphe. Leurs adversaires vont tomber en leur pouvoir ; ils toucheront la prime promise par les autorités ottomanes.
Un commandement bref retentit. Les soldats se dressent, ils vont s’élancer.
– Aux lances, ordonne froidement Vouno !
Les passagers poussent leurs tiges de fer. Les deux embarcations sont si rapprochées que les Turcs étendent les mains pour saisir ces armes d’apparence inoffensives. Mais le préparateur presse une touche.
Alors un phénomène terrifiant se produit. Un crépitement strident déchire les oreilles ; l’automobile s’entoure d’une lueur d’aurore boréale ; des lances jaillissent des étincelles électriques longues d’un mètre. Tous ceux qu’elles atteignent sont foudroyés. Une panique épouvantable se déclare dans l’équipage ennemi. Les soldats jettent leurs armes, les rameurs abandonnent les avirons. Ils se précipitent par-dessus le bord. Et le Karrovarka enveloppé d’une ceinture d’éclairs passe, bousculant l’avant de la chaloupe.
Il s’éloigne vainqueur vers la mer. Vouno rit silencieusement. Il couvre d’un regard narquois les passagers stupéfaits, et il prononce d’une voix lente :
– Cela rentre dans les moyens de défense de notre forteresse. Une trouvaille de maître Taxidi ; une simple application de la machine électrique de Clarke. Seulement il fallait trouver la chose.
Ces mots illuminent l’esprit des assistants. Le mort, que gardent les rochers du mont Prospero, vient encore de sauver ceux qu’il a entraînés dans son héroïque entreprise, et des rivages de l’au-delà son bras ami s’est étendu entre eux et leurs adversaires.
Tous les yeux sont humides, toutes les bouches muettes. Quelles paroles exprimeraient les sentiments dont ils sont envahis. Un silence de tombe règne à l’intérieur de l’embarcation. Soudain la voix de Nali s’élève :
– Un navire, dit-elle.
Jean tressaille, il va au hublot. C’est vrai. Un steamer marche à petite vapeur à un kilomètre à peine. La folle l’a reconnu. Son esprit se dégage donc peu à peu des brumes dont il était obscurci. Fanfare a un élan de reconnaissance, mais Vouno arrête sur ses lèvres les mots qui s’y pressent :
– Vite, sur le pont, clama-t-il, des signaux !
Lui-même embrase le fanal obscur jusque-là. Tous ont gravi l’échelle du bord. Ils sont sur la plate-forme. Ils appellent, comme si leurs cris pouvaient franchir la distance qui les sépare du bâtiment inconnu.
Pourtant leur anxiété n’est pas longue. Ils ont été aperçus. Un canot est mis à la mer, et peu après tous sont sur le pont de la Belle Mariette, vapeur de commerce de quatre cents tonneaux qui se rend à Brindisi.
Le Karrovarka, trop lourd pour être hissé à bord, est amarré à l’arrière. Exténués, les voyageurs se retirent dans les cabines mises à leur disposition. Ils s’endorment lourdement.
Au matin, on a perdu de vue les côtes de Crète, mais un malheur s’est produit. Les amarres qui retenaient la forteresse roulante ont cédé. Le chariot-barque a disparu, et les yeux, les lunettes ont beau interroger la surface de la mer, on ne le distingue nulle part.
Vouno essaie vainement de consoler ses amis. Il a les plans de Taxidi. Rien de plus facile que de reconstruire un autre exemplaire de l’automobile. Ils restent sombres, le préparateur renonce alors à les tirer de leurs pensées chagrines. D’ailleurs il a à répondre aux questions du capitaine, dont la curiosité a été mise en éveil par l’arrivée des passagers.
Le brave garçon forge une histoire. Ses amis et lui faisaient une excursion archéologique en Crète. Ils ont été surpris par l’insurrection, traqués par les Turcs et les Candiotes, obligés de fuir précipitamment.
Puisque le hasard les conduit à Brindisi, ils profiteront du temps dont ils disposent encore pour parcourir l’Italie, cette terre des merveilles, où du moins d’inoffensifs admirateurs du beau n’auront pas à craindre les coups de fusil.
Le capitaine se laisse prendre à ses discours. Il rit de bon cœur au récit des aventures imaginaires du préparateur et fait de son mieux pour bien recevoir les voyageurs sur son navire, qui malheureusement n’est pas distribué pour transporter des passagers.
Enfin ! la traversée n’est pas longue. Au bout de trois jours, le phare de Brindisi est signalé. Jean et ses amis prennent congé de l’aimable marin, débarquent et sautent dans un train pour Rome, où ils espèrent retrouver la statue de Diane qui si souvent leur a glissé entre les doigts.
Pour tous, pour Fanfare surtout, la possession du bloc d’aluminium doit raffermir la raison encore chancelante de Nali. Et à l’idée que l’Américaine le reconnaîtra, que son doux visage s’éclairera d’un sourire, le peintre sent les larmes monter à ses paupières. Il ne songe plus à son honneur engagé, à l’accusation qui pèse sur lui. Il a un seul but, une unique espérance : rendre l’esprit à celle qui a souffert pour lui.