CHAPITRE XI KRITI

Kriti, ainsi que les Grecs modernes appellent la Crète, était en vue. Après avoir passé au Sud des Cyclades et des Sporades, avoir relevé Milo (Μελος), Polikandros, Santorin, Astkania, Anafi, Karpathos et Kasos, la Néréide, doublant le cap Kavallo, pointe orientale de la grande île, revenait vers l’Ouest en se maintenant à un mille de la côte méridionale.

Les voyageurs regardaient curieusement la silhouette tourmentée de cette terre Crétoise, dont chaque éminence, chaque baie, chaque promontoire rappelle un épisode des poétiques légendes de l’antiquité. Il leur semblait feuilleter un livre de granit, sur lequel la main puissante des hôtes de l’Olympe aurait gravé l’histoire des civilisations défuntes.

C’était les monts de Lassiti, de Sitia, jadis mont Diète, où les Assyriens prétendaient avoir enfoui les armes invincibles du héros Amenort, forgées par le divin artisan Artapht ; où les Hellènes affirmèrent plus tard avoir caché la lance et le bouclier d’Achille, dus au marteau savant du forgeron Vulcain.

Puis venait Hiérapytna où le bœuf Apis reçut d’Osiris les cornes et le globe, emblèmes hiéroglyphiques des astres errant dans l’espace infini.

Plus loin, c’était le cap Lythinos, ou Thétis, blonde fille de l’Océan, se reposait de ses courses nautiques. À l’horizon se dessinait le sommet sourcilleux du mont Ida, où le soleil enfant, au dire des Phéniciens, fut allaité par la cavale Mzaben, tandis que la tradition hellène en faisait le refuge du bébé Jupiter nourri par la chèvre Amalthée.

En ce centre de l’antique Orient se heurtaient les rêves des bardes d’Égypte, d’Assyrie, de Chaldée, de Phénicie, de Grèce. Les Pélasges autochtones combattaient les Dactyles de Phrygie, les colonies tyriennes ; et Alcibiade, très versé dans ces choses d’autrefois, expliquait à ses passagers qu’au début du XIVe siècle avant notre ère une tribu pélasge, vaincue par les envahisseurs hellènes, s’était réfugiée sur ses galères et avait fait voile vers la Syrie.

Les fugitifs avaient débarqué non loin de la terre biblique de Chanaan et s’étaient installés en conquérants ; mais enveloppés par l’armée du pharaon Ramsès III, ils avaient dû reconnaître sa domination et lui payer tribut. Ces vassaux de l’empire niliaque avaient été les ancêtres de la nation des Philistins, qui fortifiée dans Gaza, Azoth et Ascalon, devait par la suite faire couler tant de sang Israélite et phénicien.

Bercés par ces souvenirs, qui, à leurs yeux éblouis, sortaient de l’ombre de l’oubli, ainsi que la comète voyageuse arrivant vers la terre du fond de l’espace, tous écoutaient ces récits, nés de la fantaisie des poètes d’antan, aïeux et précurseurs des romanciers actuels.

Anacharsia, fière de sa qualité de Candiote, ajoutait que la Crète avait été la mère de la Grèce continentale.

– Sous le roi Minos, qui résidait à Cnosse, l’île était déjà parvenue à une apogée de civilisation, alors que l’Hellade continentale naissait à peine à la lumière. Ce furent des essaims crétois qui apportèrent le culte d’Apollon à Delphes, qui concoururent au développement de Sparte, d’Argos, d’Athènes. La Crète était grande, avec ses villes populeuses, Lyctos, Lyction, alors consacrée à Diane, Hiéropytna protégée par Jupiter, Apollonia à la base de l’Ida, la cité sainte de Cnosse, Héracleion, berceau de Candie, Amnysos, Gortyne au sanctuaire d’Apollon, aux murailles pélasgiques formant un circuit de 10 kilomètres, Pergamos, où mourut le sage Lycurgue, Polinhenia dans laquelle la tempête jeta Agamemnon à son retour de la guerre de Troie.

Soudain les vigies firent entendre le cri :

– Un navire à bâbord !

Le capitaine Alcibiade dirigea sa lunette du côté indiqué. Bien loin, une légère colonne de fumée s’élevait au dessus de la ligne d’horizon, et il fallait l’œil exercé d’un marin pour reconnaître un bâtiment dans cette vapeur bleue, que les passagers auraient volontiers prise pour un nuage.

Rangés autour du maître du bord, tous attendaient qu’il formulât une opinion. Suka lui-même dressait les oreilles avec inquiétude comme si son instinct l’avertissait qu’il se passait une chose grave.

Enfin la lunette s’abaissa et Alcibiade, s’adressant à son second, ordonna :

– Faites forcer de vapeur, il s’agit de ne pas nous laisser gagner de vitesse.

– Qu’est donc ce navire, interrogea la fille de Taxidi ?

– Une mauvaise rencontre, mademoiselle.

– Mais encore ?

– Un croiseur turc contre lequel ma Néréide ne saurait lutter.

– Et alors ?

– Nous prenons chasse, pour tacher de rallier un port crétois avant que notre adversaire ait pu arriver à portée de canon.

L’officier grec disait ces choses d’une voix tranquille. L’approche de l’ennemi héréditaire n’accélérait pas les pulsations de son cœur. Il battait en retraite, non par crainte, mais parce que la victoire était impossible. Si son navire avait été plus puissant, mieux armé, c’est avec le même calme intrépide qu’il eût fait mettre le cap sur le vapeur turc.

Tout en admirant le courage paisible de l’aimable descendant de l’héroïque pléiade Hellène, les passagers éprouvaient une anxiété étrange. Ils songeaient que peut-être le Turc allait les joindre, que les canons allaient vomir le fer, et que la Néréide, sloop coquet construit pour les pacifiques promenades et non pour les combats, sombrerait sous l’averse pesante des obus.

Jean, Vemtite, les Anglais étaient braves, mais leur bravoure était celle des terriens qui courent au devant du danger sur le sol ferme. Ici, ils étaient troublés par l’idée qu’une fragile coque de bois les séparait seule de l’abîme. Ils comprenaient l’immense différence qui existe entre la valeur du soldat et celle du marin. Le premier agit, il se meut sur une vaste plaine ; il marche en avant, mais il sait que s’il est repoussé, la retraite lui est permise ; la retraite, c’est-à-dire la manœuvre conforme à l’instinct de la conservation, la retraite qui éloigne de la mort, qui donne aux chefs le loisir de remettre l’ordre dans les rangs disloqués, de renforcer les compagnies décimées ; la retraite qui est parfois le salut d’une armée et la préparation des revanches. Pour le matelot, rien de tout cela. Enfermé dans un étroit espace il doit s’y tenir presque immobile, stoïque entre les projectiles qui pleuvent sur lui et l’abîme prêt à l’engloutir.

Cependant les cheminées vomissaient une fumée noire, l’hélice dont la rotation était accélérée se tordait sous les eaux, poussant le sloop avec une vitesse croissante. On traversait la baie de la Messara pour gagner le port de refuge de Sphakia.

Sans doute le vaisseau turc observait son ennemi, car lui aussi il forçait sa marche, ainsi que le démontrait la colonne de vapeur subitement épaissie qui permettait de suivre sa course.

Au bout d’une demi-heure, le doute ne fut plus possible ; l’ennemi gagnait rapidement.

Bientôt sa coque devint visible ; elle grandit, grandit aux yeux de l’équipage de la Néréide, la distance qui séparait les deux navires diminuait de plus en plus. Tout à coup une fumée apparut le long du bordage du croiseur, suivie bientôt du bruit d’une détonation.

– Ils sont à portée de canon, s’écria Alcibiade avec un juron. Ceci est un avertissement, un coup chargé à poudre seulement pour nous intimer l’ordre de stopper.

– Obéirez-vous, demanda Fanfare ?

– Moi, jamais. Nous sommes à une demi-heure du port. Nous subirons la canonnade, c’est une chance à courir.

Et montrant l’ennemi :

– Attention ! la danse ne va pas tarder.

Il achevait à peine que tout le flanc du croiseur turc s’embrasa. Cette fois, ce n’était plus une manifestation inoffensive. Les boulets rendus visibles par leur masse se montraient. On pouvait suivre leur marche dans l’air où ils se vissaient avec une lenteur relative. À vingt mètres du sloop, ils touchèrent l’eau et passèrent en ricochant à l’arrière de la Néréide.

– Bravo, clama le capitaine grec, et se penchant sur le tube acoustique, chargez les soupapes, maximum de vitesse.

Aussitôt les machines ronflèrent, l’arbre de couche emporté dans une course vertigineuse se mit à tourner follement, communiquant à tout le vaisseau un frémissement continu.

Une nouvelle bordée du turc salue le fugitif. Cette fois les canonniers avaient visé avec attention. Toute la volée d’obus passa dans le gréement du petit navire, coupant les cordages et abattant la flèche du mât.

Mais la Néréide ne ralentit pas sa course. Le halètement de la machine, les coups sourds des pistons, le bruissement de l’hélice disaient que, comme une bête serrée de près, le vaillant petit bâtiment donnait tout ce qu’il pouvait pour distancer le chasseur.

La situation du petit navire grec était dangereuse. Maintenant le croiseur arrivait à bonne portée, et il apparaissait clairement à chacun qu’une prochaine bordée causerait au sloop quelque avarie de nature à arrêter sa marche.

Pour Jean, pour ses amis, cette éventualité prenait les proportions d’un désastre. Capturés par les Turcs, ils seraient gardés prisonniers jusqu’à la fin de la guerre. Que deviendraient pendant ce temps, Nali, la fausse Diane et Taxidi lui-même.

Avec une anxiété croissante, tous suivaient des yeux les mouvements de l’ennemi qui se rapprochait suivant une ligne oblique. Soudain il vira légèrement et présenta à la Néréide son flanc percé de sabords.

La catastrophe était imminente. Le steam d’Alcibiade semblait perdu. Un ouragan de fer allait déchirer sa coque, et chacun, les prunelles dilatées, le cœur bondissant, attendait l’explosion qui serait le signal de l’agonie du léger bâtiment.

À leur grande surprise une détonation ébranla l’atmosphère, mais elle n’était pas produite par l’artillerie du vaisseau ottoman ; le son venait du côté de la terre. Tous regardèrent dans cette direction. Un cuirassé, jusqu’alors masqué par un promontoire s’avançait maintenant de façon à se glisser entre la Néréide et celui qui lui donnait chasse.

Le pavillon italien flottait à la corne du nouveau venu : presque aussitôt il intima par signaux au croiseur ottoman l’ordre de stopper. Celui-ci dut obéir, et le sloop, profitant de cette bienfaisante intervention, reprit à toute hélice sa route vers le port de Sphakia.

Alcibiade exultait :

– L’Europe est avec nous, disait-il. Elle comprend que la Crète, ce berceau de l’Hellade, ne saurait demeurer sous le joug des musulmans. Moins nombreux, moins bien armés, nous vaincrons l’empire ottoman parce que nous représentons l’Idée et que l’idée mène le monde.

Bientôt on eut connaissance des jetées du port où la Néréide allait trouver un refuge. Ralentissant sa vitesse, le steam embouqua la passe, et une heure plus tard, il était à quai en face des docks de la petite cité, bâtie au milieu d’un cirque de montagnes dont les coquettes villas aux murailles blanches escaladaient les premiers gradins.

Sur le quai une foule bruyante était rassemblée, saluant de vivats enthousiastes le drapeau grec hissé à l’arrière de la Néréide. Alcibiade descendit seul à terre, parla à quelques personnes, qu’à leur costume les passagers jugèrent être des fonctionnaires importants. Ceux-ci pressèrent les mains du jeune officier de marine, se livrant à toute la mimique exprimant l’affection et le contentement.

Puis ils se séparèrent. Le capitaine revint à bord, fit haler le sloop à quai, ce que son faible tirant d’eau permettait aisément, et ce devoir rempli, il songea à ses voyageurs :

– Veuillez faire vos préparatifs pour quitter le navire, dit-il, car avant une heure nous nous mettrons en route vers l’intérieur.

– Nous sommes prêts, répondirent Vemtite et Jean, enchantés de mettre le pied sur cette terre crétoise, où chacun devait s’assurer la société d’un être cher.

Mais Fanfare continua :

– Cependant je crains d’avoir mal entendu, capitaine Alcibiade. N’avez-vous pas dit : Nous nous mettrons en route vers l’intérieur ?

– Si, parfaitement.

– Nous continuerons donc à jouir de votre compagnie ?

– Tout le plaisir sera pour moi, Messieurs.

– Ainsi… ?

– Je pars avec vous, nous rejoignons le docteur Taxidi, vous reprenez ce qui vous appartient, ce qu’il a dû vous emprunter momentanément pour le service de la patrie ; puis je vous ramène à la Néréide qui vous conduira à tel endroit qu’il vous plaira de désigner.

– Plût à Jupiter, ce vœu est de saison sur cette terre classique ; plût à Jupiter que nous en fussions déjà au retour.

Un sourire d’Alcibiade souligna cette exclamation :

– N’ayez crainte ; rien ne s’opposera à notre marche, nous serons nombreux, et mon fidèle Suka éclairera la colonne de peur de surprise.

– Nombreux… ? Une colonne ? Que prétendez-vous dire ?

– Que mon sloop est chargé d’armes et de munitions, contrebande de guerre ; que les autorités réunissent à cette heure la troupe qui portera ces marchandises précieuses et celle qui l’escortera pour repousser les partisans turcs s’il s’en présente.

– De la contrebande de guerre !

Tous avaient tressailli en entendant ces mots. À quel dommage ils s’étaient exposés sans le savoir. Si le croiseur turc les avait capturés, ils auraient été traités en contrebandiers ainsi que l’équipage de la Néréide.

Seule Anacharsia ne manifestait aucune surprise. Lucien s’en aperçut et d’un ton de reproche :

– Vous le saviez, dit-il ?

Elle dit oui du geste.

– Et le sachant, vous avez consenti à prendre passage sur ce sloop suspect ?

– Nul chargement ne pouvait m’être plus agréable, murmura-t-elle d’une voix douce.

– Comment ?

– Je suis Crétoise.

Ces mots si simples firent tomber la mauvaise humeur du poète. Oui, elle était fille de Crète, dévouée à sa patrie ; oui, elle avait raison, nulle cargaison ne devait lui plaire davantage que des armes et des cartouches qui permettraient aux jeunes hommes de combattre l’oppresseur.

Et le résultat de ces rapides réflexions fut qu’il s’inclina bien bas devant la jeune fille en balbutiant :

– Pardonnez-moi. J’avais oublié, mais maintenant je ne critique plus, j’admire.

La Candiote le récompensa d’un sourire et l’incident fut clos.

Au surplus l’attente des voyageurs ne mit pas leur patience à une trop rude épreuve. Moins de deux heures après l’arrivée de la Néréide, une longue file d’hommes et de mulets apparut sur le port.

Les hommes étaient armés jusqu’aux dents. Immédiatement un palan fut frappé au-dessus de l’écoutille et un va-et-vient s’établit activement entre le pont du navire et le quai.

Les matelots hissaient du fond de la cale, des caisses de fusils, des barils de poudre, des lingots de plomb, des boîtes de cartouches. Les habitants les transportaient, chargeaient les bêtes de somme ; quand un mulet avait un fardeau suffisant, son conducteur le faisait sortir de la foule et s’éloignait vivement avec le patient animal.

Les passagers s’amusaient de cette scène mouvementée. Leur impatience était satisfaite de la promptitude avec laquelle s’opérait le déchargement du vaisseau. La cale se vidait ; quelques groupes encore se voyaient sur le quai, lorsque un cri retentit :

– Les Turcs, les Turcs !

En effet, le commandant de la place débouchait d’une rue voisine suivi de quelques soldats ottomans.

Fidèle à son devoir, cet officier venait, au nom du sultan, pour s’opposer au débarquement de munitions de guerre dans un port déclaré en état de siège. Mais il n’avait pas de forces suffisantes pour appuyer son interdiction.

Deux petits canons, qui formaient l’armement du sloop furent braqués sur son escorte ; les matelots grecs, agenouillés derrière les bastingages épaulèrent leurs fusils d’un air menaçant, et comme si ces démonstrations ne suffisaient pas, à toutes les fenêtres des maisons du quai apparurent des habitants en armes.

Engager le combat dans ces conditions, c’était aller au devant d’une mort certaine sans la moindre chance de succès.

Le commandant le comprit. Toutefois il ne se retira qu’après avoir adressé aux Grecs les sommations d’usage et avoir protesté contre la violation des traités.

Un éclat de rire homérique accueillit ses paroles. Des huées accompagnèrent sa retraite et le déchargement du sloop fut repris avec une nouvelle ardeur.

Enfin la dernière caisse quitta le bord. Les canons du navire placés sur des affûts de campagne passèrent sur le quai. Des mulets y furent attelés et les entraînèrent au loin d’un trot allongé.

La Néréide avait accompli la mission que lui avait confiée l’Hetniki Hétéria.

Alors le capitaine Alcibiade s’écria d’un ton joyeux :

– Mesdames, Messieurs (Κυρια, Κυριε) plus rien ne nous retient à bord ; si vous le voulez bien nous nous mettrons en route pour Nippo, cette jolie bourgade de la montagne, aux environs de laquelle nous rencontrerons M. le professeur Taxidi.

Depuis longtemps les voyageurs attendaient ce moment. Aussi gagnèrent-ils le quai avec un plaisir véritable, après un adieu sommaire au coquet navire qui les avait amenés en Crète.

Dans les pas d’Alcibiade, ils traversèrent la ville. Leur passage attirait les habitants aux fenêtres ouvertes, sur le seuil des maisons. Les femmes les saluaient du kaliméra (χαλή μέρα – bonjour) si doux quand il est prononcé par des bouches grecques ; les hommes s’inclinaient avec une gravité recueillie. Ils semblaient vouloir prouver leur reconnaissance aux étrangers qui leur donnaient des armes pour lutter contre le conquérant abhorré.

Des enfants, dans l’inconscience du jeune âge, étaient plus démonstratifs encore. Ils suivaient la petite troupe en criant :

– Vive la Grèce ! Mort aux Turcs !

Alcibiade, avec sa faconde hellénique leur répondait :

– Bien enfants ! Vous êtes l’espoir de l’Hellade. Cette fois la Crète sera unie à la Grèce. Nous l’occupons, ses guerriers sont en armes et si les ottomans protestent, nous leur répondrons ainsi que Léonidas à Xerxès : Venez la reprendre !

Et les clameurs des gamins, électrisés par ces paroles, montaient jusqu’au ciel.

Mais brusquement la rue suivie par les voyageurs finit. Un sentier la continuait serpentant à mi-côte de l’une des hauteurs dont la ville est entourée.

À cent mètres en avant, plusieurs hommes immobiles tenaient en mains des ânes, haut sur jambes, caparaçonnés de couleurs voyantes.

– Nos montures, dit seulement le capitaine.

Chacun se mit vivement en selle, et les conducteurs des coursiers aux longues oreilles, trottant auprès de leurs bêtes dont ils stimulaient l’ardeur à coups de bâton redoublés, la caravane s’ébranla à une allure rapide.

Au bout d’une demi-heure de marche, les compagnons de l’officier grec comprenaient l’utilité de leurs humbles coursiers.

La route raboteuse développait ses sinuosités au milieu d’un horizon de hautes collines. Tantôt elle escaladait des rampes de granit sur lesquels les fers des ânes retentissaient en produisant des gerbes d’étincelles ; tantôt elle descendait en pente rapide au fond des vallées. Le paysage changeait à chaque instant. Aux rochers abrupts s’élevant ainsi que des falaises succédaient des coteaux verdoyants plantés d’oliviers, de vignes, des champs de garance ou de mûriers ; puis c’étaient des forêts où les chênes verts, les arbousiers, les cèdres, les pins, les cyprès, les érables entrelaçaient leurs branches. Plus loin, le sentier franchissait sur un pont de bois, un torrent encaissé bordé de myrtes et de lauriers-roses, ou bien traversait des plaines peu étendues où des orangers mariaient leur feuillage à celui des pommiers et des poiriers.

L’aspect de ce pays curieux, tour à tour aride et fertile, tenait à la fois de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, ces trois voisines dont la Crète est également distante. Mais le peuple avait une apparence découragée, misérable. Les villages bâtis de torchis, aux terrasses façonnées avec un mauvais clayonnage semblaient avoir été ravagés par la tempête. Sur quatre maisons, trois tombaient en ruines, et les habitants ne s’inquiétaient pas de pénétrer sous ces abris branlants qui menaçaient de les écraser dans leur chute. Jean exprima son étonnement en présence de cette indifférence absolue du confort. Mais Anacharsia s’empressa de répondre :

– C’est le découragement des opprimés. Que la Crète soit libre et ces masures disparaîtront pour faire place à de coquettes habitations.

Enfin la caravane atteignit un plateau peu élevé, et les jeunes gens aperçurent au dessous d’eux, dans une plaine verdoyante arrosée par une rivière aux eaux claires, une agglomération de quelque importance.

– Rivière Armyro, dit laconiquement Alcibiade ; bourgade de Nippo.

Nippo, le but de leur voyage. Nippo où Fanfare pensait retrouver Nali, où Lucien espérait obtenir du docteur Georges Taxidi la main fine d’Anacharsia.

Les Anglais eux-mêmes eurent un mouvement de satisfaction. Leurs compagnons tirés d’affaire, ils n’auraient plus à continuer leurs pérégrinations à travers l’Europe ; ils seraient libres de regagner l’Angleterre, de reprendre leurs exercices et de se consoler de la mort de leur camarade Frog. Car leur oisiveté relative rendait plus cruels leurs regrets.

Sans s’être donné le mot, tous talonnèrent leurs montures ; les ânes stimulés, moitié par ce traitement, moitié par leur instinct qui les avertissait que l’écurie et la provende étaient proches, prirent un petit galop, que leurs conducteurs eurent peine à suivre, et quelques minutes après faisaient une entrée sensationnelle dans la principale rue du bourg.

Alcibiade retint son coursier et s’adressant à un brave homme, accouru à sa porte pour voir la cavalcade :

– Kuriedèmarquè, lui dit-il ?

– Hein ? prononça Lucien ?

– Il s’informe du démarque ou premier magistrat du dème de Nippo, ce qu’en France vous appelez maire d’une commune. Ce magistrat nous indiquera plus facilement que toute autre personne où mon père a établi sa résidence.

– Kuriedèmarquè, répéta le capitaine ?

Celui auquel il parlait, porta sa main à son bonnet et avec une emphase un peu comique.

– Monsieur le démarque, répliqua-t-il ? (χύριεδήμαρχε) Monsieur le démarque ; c’est moi-même. Agatoclès, pour vous servir.

Il avait à peine achevé que le capitaine sautait à bas de son cheval, faisait au fonctionnaire à l’allure paysanne une révérence respectueuse et se présentait ainsi :

– Alcibiade, capitaine du sloop Néréide, délégué de l’Hetniki Hétéria.

Le démarque fit un mouvement, mais ne répondit pas.

– J’ai apporté une cargaison d’armes, continua le jeune officier. Actuellement des gens de Sphakia les distribuent dans la montagne. Un courrier a dû vous avertir.

– Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, formula le candiote après une légère hésitation.

– Et je viens vous demander un renseignement.

– Vous avez raison de le demander ; si je puis vous le donner, je ne demande pas mieux. Car, voyez-vous pour un homme renseigné, je ne suis pas renseigné, mais pour un homme pas renseigné, je le suis tout de même un peu. Les voyageurs écoutaient avec surprise cette conversation que la douce Anacharsia leur traduisait à mesure.

– Ça c’est fort, remarqua Vemtite. À Athènes, ils sont marseillais de caractère, ici, ils sont normands… peut-être bien que oui, peut-être bien que non.

Sans doute Alcibiade connaissait cette particularité du tempérament crétois, car il ne manifesta pas le moindre étonnement et continua :

– Vous connaissez certainement le docteur Georges Taxidi ?

Avec un haussement d’épaules dubitatif, le fonctionnaire grommela :

– Je le connais sans le connaître.

– Enfin vous l’avez vu à Nippo ?

– Lorsque l’on a des yeux, on est obligé de voir ce qui se passe.

– C’est bien en cette ville qu’il a rassemblé les populations voisines pour leur présenter les deux Dianes attendues et arborer le drapeau grec ?

– Si vous le savez, je ne devine pas ce que vous attendez de moi.

L’officier fronça le sourcil et d’un ton sec :

– Je veux que vous m’appreniez où il se trouve en ce moment. Réfléchissez-y bien. C’est en nous réunissant que l’insurrection a chance de réussir. Sinon, les Turcs seront vainqueurs et ils vous demanderont compte de votre conduite ?

La menace sembla faire impression sur le démarque. Il répondit plus clairement, bien qu’il ne pût dépouiller complètement sa phraséologie prudente :

– Je me suis laissé dire qu’il était sur un plateau près de Prospero, dans la montagne, et que les ottomans l’assiégeaient lui et ses compagnons.

Tous frissonnèrent à cette réplique. Anacharsia dont les joues s’étaient décolorées s’écria :

– Et les Crétois ne tentent pas de le délivrer ?

– On prétend, Mademoiselle, que des volontaires se préparent à marcher à son secours.

– Il faut se hâter, ajouta impétueusement Alcibiade, car Taxidi prisonnier, les Dianes au pouvoir des Turcs, c’est la fin de toutes nos espérances. Je vais parcourir les dèmes voisins, enflammer les courages. Il faudrait aussi un homme sûr pour traverser les lignes ennemies et avertir le docteur que l’on marche à son secours.

Sans hésiter, Vemtite fit un pas en avant :

– Ne cherchez pas, il est trouvé.

– Qui ?

– Moi.

– Toi, clama Jean stupéfait ?

– Vous ? reprit l’officier. Vous, un étranger, vous allez courir le risque…

– Je ne suis pas étranger, fit le poète avec un sourire et jetant un regard attendri sur Anacharsia, je suis Crétois, au moins pour la moitié.

Personne ne comprit ce jeu de mots qui, dans la circonstance présente, devenait héroïque. Seuls les yeux noirs de la Candiote brillèrent et exprimèrent sa reconnaissance au joyeux disciple d’Apollon. Celui-ci, du reste, ne laissa pas le loisir de la réflexion à ses amis.

– En somme, je désire être chargé de cette mission. M. Taxidi nous a sauvés, j’ai une occasion de payer ma dette, j’en use et vous n’avez pas à m’en empêcher.

– Et je t’accompagnerai, déclara Jean remué par ce dernier argument.

– I also, appuya Frig. Je volais être du promenade à travers les militaires Turcs.

Du coup Alcibiade se décida :

– Ils ne s’étaient pas trompés à l’Hetniki, vous êtes de braves gens. Après tout vous aussi avez intérêt à arracher les Dianes aux mains de l’ennemi. J’accepte votre proposition. Je vous confierai Suka, cette bonne bête flaire un osmanli d’une lieue et elle vous aidera à dépister ces musulmans.

– Beaucoup moins bénins que celui de Pontarlier, conclut Vemtite.

– Vous dites ?

– Rien… souvenirs de Paris ; sur ce, trêve de discours et agissons.

L’officier inclina la tête et revenant au démarque :

– Apprenez-moi comment Georges Taxidi se trouve dans cette situation ?

En peu de mots le magistrat raconta que, quelques jours plus tôt, le docteur avait déployé le drapeau grec sur la grande place de Nippo et avait présenté les deux Dianes aux habitants rassemblés à l’occasion d’un marché important.

Le soir même il était averti que les garnisons turques de Vamos et du fort Armyro marchaient contre lui ; alors il n’avait pas tergiversé. Conservant avec lui une troupe de patriotes résolus, il avait renvoyé les autres en les chargeant de soulever le pays environnant. Pour lui, il s’était retiré avec sa bande sur le mont Prospero, colline de granit s’élevant à pic au milieu d’une vallée, accessible seulement par un étroit sentier au sommet duquel se dressait encore une solide muraille pélasgique.

Le lendemain les Turcs étaient arrivés. Maintenant, ils cernaient le mont Prospero et parfois, par un vent favorable, le bruit de la fusillade parvenait jusqu’à Nippo.

Sans l’interrompre, Alcibiade avait écouté.

– Bien, où le docteur était-il descendu en venant ici ?

À cette question le démarque se troubla ; il fallut que l’officier répétât pour qu’il se décidât à répondre :

– L’hospitalité est une vertu. Il avait choisi ma demeure, je ne pouvais l’en chasser.

– Chez vous, parfait !

Et sifflant son chien qui, assis sur son derrière, semblait suivre la conversation avec un réel intérêt.

– Ici, Suka, aux Turcs !

À cet appel, le danois se dressa d’un bond et se prit à gambader autour de son maître avec de sourds grognements.

– M. le Démarque, reprit alors le Grec, conduisez-moi à la chambre qu’a occupée celui que nous cherchons.

Il poussait en même temps le Crétois ahuri dans l’intérieur de la maison, traversait à sa suite deux ou trois salles encombrées et malpropres, et pénétrait enfin dans une pièce relativement bien tenue ; une couchette de fer, une table de bois blanc, quelques escabeaux dessinaient seuls leurs formes sur le fond clair des murs blanchis à la chaux.

D’une main assurée, le capitaine fit sauter les couvertures, les présenta à Suka, en disant :

– Cherche.

L’animal répondit par un aboiement, et tout aussitôt il s’élança hors de la maison.

Alcibiade l’avait suivi.

Il rappela le chien qui déjà s’engageait au trot dans la rue et l’amenant près de Vemtite :

– Tu vas conduire mes amis. Je te retrouverai bientôt.

La bête le regardait de ses yeux intelligents, on eût dit qu’elle comprenait ce que son maître attendait de sa sagacité.

– En selle, mesdames et messieurs, s’écria alors le capitaine, et au revoir.

Un instant après, la petite troupe traversait la bourgade, précédée par Suka qui filait droit devant lui.

Les dernières maisons furent dépassées. De nouveau, on parcourait la campagne.

Les conducteurs des ânes trottaient à côté des patients animaux, mais leurs visages bronzés reflétaient une sorte d’orgueil. Pas un mot du dialogue précédent ne leur avait échappé ; ils savaient qu’ils allaient contre le Turc, et ils en ressentaient une joie qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler.

On suivit d’abord la rivière Armyro, puis on franchit son courant rapide sur une passerelle légère. Sur la rive droite, le sol s’élevait. La caravane escalada une succession de collines boisées ; enfin au moment où elle atteignait le sommet d’une dernière hauteur, les âniers retinrent brusquement leurs bêtes en prononçant ce seul mot.

– Prospero.

Tous regardèrent. La butte descendait en pente douce vers une vaste plaine verdoyante. À deux kilomètres au Nord-Est, on apercevait une agglomération de maisons perdues dans un fouillis d’arbres. À peu près à égale distance vers le sud, un massif rocheux émergeait de la surface de la prairie. Cela ressemblait à un château cyclopéen, dont les contreforts à pic se dressaient sans une anfractuosité à deux cents pieds. Juste en face des voyageurs, une tranchée, reconnaissable aux amoncellements de rochers dont elle était bordée, indiquait le seul passage par lequel on pût gravir la forteresse naturelle où s’étaient réfugiés Taxidi et ses compagnons.

Des tentes étaient dressées dans la plaine.

Tout autour de la montagne des postes de surveillance avaient été établis par l’ennemi, démontrant que le blocus avait été préféré à une attaque de vive force.

Donc les Candiotes n’avaient pas succombé encore. Cette certitude tranquillisa les compagnons d’Anacharsia, car plus d’un, pendant la route, s’était demandé tout bas s’il n’arriverait pas trop tard.

Mais à présent une autre difficulté surgissait. Les précautions des assiégeants étaient bien prises, et les jeunes femmes elles-mêmes se rendaient compte de la difficulté de tromper la surveillance des Turcs pour rejoindre la garnison du Mont Prospero.

Comme s’il faisait des réflexions analogues, Suka s’était couché sur le sol, et le cou tendu, les yeux sanglants, il aspirait en grondant sourdement les émanations qui montaient de la plaine.

– Même la nuit, ce sera difficile, murmura Fanfare, répondant à sa propre pensée.

– Oui, oui, appuya Vemtite. Si encore nous n’étions que des hommes…

Anacharsia ne lui permit pas de continuer :

– Ne vous inquiétez pas de cela. Vous m’avez vue faible au milieu de la débâcle des glaces. Nous autres Candiotes, nous craignons les colères de la nature ; mais nous n’avons aucune peur des batailles.

Selon son habitude, le poète ne protesta pas.

– Mais Mistress Lee ?

– Aoh moi ! protesta l’écuyère, je souis mon méri, M. Frig. S’il allait dans les fiousils des Turkeys, j’irai également. La loi il est formelle ; le femme il doit souivre son époux partout, excepté au delà des mers. Le loi, il ne parlait pas des Turcs.

– Perfectly well raisonné, conclut Frig. Donc, laissons ce petit discussion, et cherchons un good moyen de passer le prochain nouit.

Sur ces sages paroles, tous mirent pied à terre. Les ânes, entravés afin qu’ils ne pussent s’éloigner, se mirent à paître l’herbe courte et drue qui tapissait la colline.

Quant aux voyageurs, ils se couchèrent sur le sol, et les yeux fixés sur le campement ennemi, ils firent un déjeuner sommaire fourni par les âniers.

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