Personne ne parlait. La difficulté de parvenir jusqu’aux assiégés apparaissait à tous les yeux. La plaine était entourée par une ceinture de collines et le mont Prospero s’élevait isolé à un kilomètre environ des hauteurs du Sud.
Pour s’en approcher, il fallait donc traverser mille mètres de terrain plat, sans accidents, sans arbres, et chacun s’avouait à part soi qu’il était peu probable que l’on pût effectuer ce trajet sans être aperçu par les factionnaires des postes d’observation placés par les Turcs autour de la forteresse naturelle.
Les âniers consultés marquaient d’ailleurs peu d’enthousiasme pour une expédition de ce genre. Ils étaient insuffisamment armés. Ensuite, s’ils étaient pris, ils avaient la certitude d’être traités en rebelles, c’est-à-dire d’être fusillés sans forme de procès.
Seul l’un d’eux, superbe gaillard joufflu, consentit à guider les voyageurs. Bombant le torse, arquant ses jambes nerveuses, il déclara que Gargaros – c’était son nom – se souciait des ottomans comme d’une olive sèche, et qu’il irait là où les étrangers lui ordonneraient de les conduire.
Sa déclaration fut accueillie avec reconnaissance, surtout lorsque le Candiote eut exposé à quel prix modique il consentait à servir les voyageurs.
– Pour gagner le point le plus rapproché du Mont Prospero, dit-il, nous aurons à parcourir environ 2 stades ou 2000 coudées royales (2000 mètres). Accordez-moi un salaire spécial de deux diabolos (μια δέ χάρας) par stade, et je suis votre homme.
Vingt centimes par kilomètre ; c’était véritablement pour rien. Aussi la proposition fut-elle acceptée sans discussion.
Du reste vers le soir, Jean remarqua non sans satisfaction que les postes ottomans se repliaient sur le gros de la troupe massée en face du sentier unique conduisant au plateau occupé par les assiégés.
Par cette manœuvre, ils montraient que ce qu’ils craignaient surtout, était une sortie nocturne de leurs ennemis. Pour repousser toute tentative de ce genre, ils groupaient leurs forces en face de l’étroit passage.
Ces nouvelles dispositions facilitaient singulièrement les projets des compagnons d’Anacharsia. Dès l’instant où la hauteur n’était plus cernée par les assiégeants, il leur suffisait de traverser la plaine en arrière de l’éminence, dont la masse cacherait leur marche, et de se glisser dans l’ombre des rochers jusqu’à la sente. Suka, le chien d’Alcibiade semblait comprendre les pensées des voyageurs, et ses yeux intelligents se fixaient sur le campement turc avec une expression ironique.
La nuit complète arrivait, quand Gargaros annonça qu’il était temps de se mettre en route. Les autres âniers prirent congé des voyageurs, et sautant sur leurs montures, partirent à fond de train dans la direction de Nippo. Leur précipitation en disait long sur la peur que leur inspiraient les Turcs.
La petite troupe ainsi diminuée de moitié suivit son guide. Durant deux heures on marcha à travers les rochers, par des sentiers à peine tracés. Heureusement l’obscurité n’était que relative, et les feux scintillants des étoiles versaient sur la terre une clarté suffisante pour qu’il fût possible de se diriger. Néanmoins, à plusieurs reprises, des chutes, par bonheur sans gravité, se produisirent, et tous étaient exténués quand Gargaros s’arrêta devant une misérable cabane, qui dressait ses murs lézardés, sa toiture branlante, au fond d’un vallon encaissé.
– Ceci, dit le Candiote avec emphase, est la demeure que m’ont léguée mes ancêtres. Vous pouvez vous y reposer en attendant l’heure propice à vos desseins.
De sa ceinture de soie, il avait tiré une grosse clef qu’il introduisit dans la serrure. Pénétrant dans la maison, il alluma une chandelle grossière, et ses compagnons distinguèrent les détails du lieu où ils se trouvaient.
Le logis se composait d’une seule pièce assez spacieuse. Sur le sol de terre battue quelques escabeaux de bois composaient tout l’ameublement ; mais par contre les murs disparaissaient sous une profusion d’armes de tous genres. C’étaient des poignards dans leurs gaines de cuir, d’acier, de cuivre, des sabres, des épées au fourreau, des fusils, des pistolets, des lances.
Le Crétois les désigna d’un geste large :
– Gargaros est un guerrier, prononça-t-il gravement. Les armes sont le seul mobilier qui importe à un brave.
– Et le seul qui nous intéresse en ce moment, continua Fanfare ; car je suppose que vous nous avez amenés ici afin qu’il nous fût possible de nous armer, ce que nous avons négligé de faire en quittant la Néréide.
Tout en parlant, il étendait la main vers un fusil. Son interlocuteur l’arrêta vivement :
– Non, telle n’est pas ma pensée.
– Bah ! maintenant que je vous l’ai suggérée.
Le Candiote parut embarrassé, mais reprenant aussitôt son allure conquérante :
– Ces armes ne vous seraient d’aucune utilité.
– Pourquoi donc ? Pensez-vous que nous ne saurions nous en servir ?
– Ce n’est point ce que je prétends dire.
– Alors ?
– Elles ne nous seraient d’aucun secours, parce que les épées, sabres, poignards sont privés de leurs lames et que les fusils n’ont ni chien, ni gâchette.
Et remarquant le mouvement de surprise des voyageurs à cette étrange affirmation, il continua en enflant sa voix :
– Les Turcs ont peur des descendants des Hellènes. Ils ont menacé de battre de verges quiconque aurait en sa possession des armes en bon état. À cette époque j’hésitais à déchaîner la guerre sur mon pays, et pour ne pas céder à ma fureur, j’ai rendu mon arsenal inoffensif.
– Tartarin, va, grommela Vemtite.
– Vous dites, demanda le Candiote qui avait entendu son exclamation sans la comprendre ?
– Je dis, persifla le poète, que les Osmanlis n’ont qu’à bien se tenir avec des adversaires comme vous.
Gargaros prit le compliment à la lettre.
– Ils le savent, Monsieur.
– Vraiment ?
– Oui et ils tremblent.
À grand’peine les voyageurs retinrent un éclat de rire tant était comique la façon de leur hôte. Mais pour ridicule qu’il se montrât, il ne fallait pas le blesser. Telle quelle, sa maison offrait un abri suffisant et tous étaient ravis de se reposer.
Gargaros d’ailleurs se montra prévenant. D’un sac il tira des figues sèches et du pain dur qu’il partagea généreusement avec les étrangers. Le festin était maigre, mais Vemtite exprima la pensée de tous, par une application nouvelle du proverbe connu :
– Le plus vaillant Candiote du monde ne peut donner que ce qu’il a.
Cependant le temps passait. Au dehors l’obscurité semblait s’être épaissie, phénomène tout naturel car le ciel s’était couvert de vapeurs. Ce changement atmosphérique charma Jean. L’ombre était la meilleure alliée en la circonstance présente, car elle cacherait sa marche aux ennemis.
– Je pense que rien ne nous retient plus ici, dit-il enfin.
Le Crétois hocha la tête :
– Plus rien.
Et se débarrassant du long couteau que, suivant l’usage de ses compatriotes, il portait à la ceinture :
– Je suis prêt.
Mais le peintre avait vu son mouvement :
– Que faites-vous ? questionna-t-il. À l’instant où nous allons à l’ennemi, vous vous dépouillez de votre poignard ?
L’autre secoua sa crinière noire :
– Un Grec n’a pas besoin de coutelas pour vaincre un musulman.
Puis d’un ton moins élevé :
– Comme cela, si Jupiter voulait que je fusse renversé dans la lutte, les soldats du sultan de Constantinople ne sauraient me fusiller comme rebelle. Un homme désarmé n’est pas un insurgé.
Vemtite souriant, Gargaros s’échauffa :
– Le véritable courage est doublé de prudence. J’en appelle à tous les héros de l’antiquité. Thémistocle lui-même choisit son terrain pour livrer la bataille de Salamine. Qui donc serait admis à discuter de la bravoure sur cette terre féconde de vaillants ?
Le poète s’empressa de protester de son admiration pour les Candiotes en général et pour le guide en particulier, et celui-ci consentit à s’apaiser. Il se dirigea vers le seuil en s’écriant :
– Quand il vous plaira d’entrer dans la lice, je suis à vos ordres.
Tous sortirent de la cabane. L’ânier referma la porte avec soin, remit la grosse clé dans sa poche et suivant le fond de la vallée, il se dirigea vers le Nord. Suka trottait en avant de la troupe comme pour éclairer sa marche.
Bientôt le chemin s’engagea entre deux murailles de rochers, si resserrées qu’à certains endroits le passage était à peine assez large pour un homme. Puis brusquement, après avoir contourné une aiguille rocheuse, la petite troupe se trouva sur la lisière de la plaine de Prospero. En face d’eux, à quelques centaines de mètres, la hauteur, sur laquelle Taxidi s’était retranché, dressait sa masse sombre et lourde au milieu des prairies voisines.
– Nous sommes du côté opposé au camp turc, dit Gargaros d’une voix légère comme un souffle. Cependant avançons avec précaution, car nous pourrions être surpris par un parti de maraudeurs.
Et avec un soupir :
– Les guerriers du sultan ne se gênent pas pour piller les pauvres paysans de Crète.
Lucien avait déjà saisi le bras d’Anacharsia, tandis que Frig avec la grâce bouffonne dont il lui était impossible de se départir offrait le sien à son épouse.
Jean se plaça à côté du guide et la petite troupe s’ébranla.
À chaque pas c’étaient des émotions nouvelles. On s’arrêtait brusquement à la vue d’un buisson auquel l’obscurité donnait l’apparence d’un homme agenouillé, d’un soldat armé de son fusil. Tous retenaient leur haleine, tremblant d’entendre résonner une voix humaine, puis à la tranquillité du chien d’Alcibiade ils reconnaissaient leur erreur et reprenaient leur marche, pour s’arrêter encore cinquante mètres plus loin.
On n’arrive pas vite ainsi. Il leur fallut plus d’une demi-heure pour atteindre le pied de l’escarpement du mont Prospero.
Ici l’obscurité était plus profonde. Ils soufflèrent un moment avant de poursuivre leur expédition. Ils touchaient à la minute dangereuse. Jusqu’à ce moment la colline s’était étendue ainsi qu’un rideau entre eux et les assiégeants. À présent ils allaient perdre cette efficace protection, car en contournant la base du rocher pour se rapprocher du sentier qui, seul, permettait d’accéder au plateau, ils devaient forcément passer entre l’éminence et le campement turc.
Un contrefort s’avançant sur la plaine ainsi qu’un promontoire masquait encore les mouvements de la petite troupe. Dans l’angle qu’il formait avec la muraille de granit croissait un épais fourré de lauriers.
Longeant ce rempart feuillu, tous arrivèrent à l’extrémité du cap rocheux. Là ils s’arrêtèrent un moment. En avant d’eux, à cent cinquante mètres, ils distinguaient les tentes des Turcs. Évidemment, il était hasardeux de vouloir passer à si courte distance de l’ennemi.
À ce moment tous eurent l’intuition que la réussite de leur projet était bien improbable. Cependant personne n’osa proposer de revenir en arrière. Il fallait essayer, tenter l’impossible. On convint rapidement que chacun parcourrait à son tour l’espace découvert ; une seule personne ayant plus de chances qu’un groupe de ne pas attirer l’attention des factionnaires ottomans.
Qui commencerait ?
À cette question posée par Vemtite on s’entreregarda. Heureusement Frig prit la parole :
– Le chose important, dit-il, est que milord Taxidi soit prévenu de notre visite. C’est donc le gouide qui devait aller en avant.
Gargaros fit une affreuse grimace, mais après tout il réfléchit que, sans armes, il ne courait pas de risques sérieux, et il se déclara prêt à tenter l’épreuve.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le Candiote se couche et sans bruit il dépasse le rempart de pierre. Comme une ombre, il semble glisser sur l’ombre plus épaisse du rocher. Il avance. Ses compagnons anxieux qui, derrière leur abri, suivent ses moindres mouvements, sentent l’espoir renaître. Encore quelques instants et Gargaros aura atteint le sentier abrupt qui monte au plateau.
Soudain un cri s’élève dans la nuit. Le claquement sec d’un fusil que l’on arme frappe les oreilles des voyageurs.
C’est un factionnaire turc qui hèle le Candiote. Du coup celui-ci perd la tête ; il cesse de se dissimuler et à toutes jambes il revient sur ses pas.
Jean pâlit.
– Ce drôle, gronde-t-il, va indiquer notre retraite. Il nous fera faire prisonniers !
Cela est vrai, aux cris de la sentinelle tout le camp ennemi entre en rumeur ; des soldats se précipitent sur les traces du fugitif. Dans deux minutes, ils seront en face de la petite troupe.
– Non, cela ne sera pas, murmura Lucien en entraînant Anacharsia. Ces arbustes peuvent nous dissimuler. Venez, venez vite.
Joignant le geste à la parole, il se glisse avec sa compagne sous l’abri des lauriers. Chacun a compris. Chacun l’imite. Il ne reste plus personne en vue lorsque Gargaros éperdu contourne le promontoire. Leur disparition déconcerte le Candiote ; il promène autour de lui des regards effarés, puis il reprend sa course et s’élance à toute vitesse dans la plaine, avec l’intention évidente de gagner les montagnes d’où il est venu.
Accroupis sur le sol, à l’abri des branches entrelacées, les compagnons de Fanfare ont tout vu. Ils suivent des yeux le Crétois dont la silhouette se perd dans l’obscurité. D’autres ombres paraissent. Ce sont les poursuivants. Ceux-ci se hèlent, s’appellent. Ils passent sans soupçonner la présence des Européens et continuent la chasse commencée.
Les voyageurs se croient sauvés, mais bientôt une nouvelle inquiétude les assaille. Des pelotons turcs prennent place en face de leur cachette. Ils devinent ce qui advient. Troublés dans leur sécurité par l’alerte qui s’est produite, des Turcs établissent un cordon de blocus autour du Mont Prospero.
Alors un découragement les prend. Ils sont captifs dans ce fourré de lauriers, gardés d’un côté par la falaise à pic et de l’autre par les postes de surveillance ennemis.
Impossible de quitter leur retraite, et la nuit s’avance, le jour va se montrer. Est-il certain que sous la clarté du soleil, le taillis sera assez épais pour dissimuler ses nouveaux habitants.
À cette pensée, tous songent à augmenter l’épaisseur de la barrière qui les dérobe aux regards des Turcs. Rampant sur les mains et sur les genoux, ils s’enfoncent dans le fouillis des arbustes ; ils atteignent le rocher qui les arrête, bien qu’ils aient encore le désir d’aller plus loin.
Là, ils se consultent du regard. Leur situation n’est pas meilleure que tout à l’heure et déjà, à l’horizon oriental, une vague lueur éclaire les cimes annonçant l’approche du jour.
Ils sont cernés comme renards en un terrier.
Tous demeurent muets, consternés devant cette pensée qu’ils ne peuvent rien, qu’il leur est même impossible de faire connaître leur situation à leurs amis campés sur le plateau du mont Prospero.
La bande claire de l’horizon s’élargit ; une lumière grise s’épand sur la plaine, frappe le rocher et Lee murmure :
– Tiens, on avait scioulpté une tête de bœuf.
Tous instinctivement portent les yeux sur la paroi. Le roc est entaillé profondément, figurant une tête de taureau aux cornes recourbées. Tout auprès une flèche dont la pointe barbelée est tournée vers l’angle formé par le promontoire et la montagne.
– C’est le taureau sacré des temples, explique Anacharsia, et la flèche indiquerait une entrée.
Ces mots sont accueillis avec indifférence. Jadis il existait sans doute un sanctuaire dans le voisinage, mais depuis longtemps il a disparu et ses ruines ont servi à édifier des cabanes. Mais la jeune fille a fixé son doux regard sur Vemtite. Obéissant à cette prière muette, le poète se lève, il se glisse le long de la falaise, il disparaît parmi les lauriers.
Quelques moments s’écoulent, puis il revient. Son visage exprime l’étonnement. Il désigne de la main l’endroit d’où il arrive.
– Là bas, l’entrée d’une grotte, avec un portique qui rappelle grossièrement le portique des cornes de Délos.
– Bon, commence insoucieusement Fanfare, une caverne.
Anacharsia l’interrompt :
– Non, un temple souterrain peut-être, qui aurait probablement plusieurs issues.
Elle n’a pas besoin d’en dire davantage ; un espoir soudain se fait jour dans le cerveau de ses compagnons. Tous se dressent et elle est obligée de les rappeler à la prudence.
Derrière Lucien, on gagne le portique. Le poète ne s’est pas trompé. Deux colonnes ruinées par le temps supportent des têtes de taureaux. Entre elles se dessine une ouverture noire en partie obstruée par un éboulement sur lequel serpentent des ronces et des pariétaires.
Ce trou ténébreux est peu engageant. Quel mystère recèle la caverne ? Tous hésitent à s’en assurer ; mais le chien d’Alcibiade se dresse brusquement sur ses pattes de derrière, il saute sur les blocs amoncelés, et le cou tendu, il flaire l’ombre impénétrable.
Les amis de Jean observent Suka. Rien dans la bonne bête ne trahit l’inquiétude. Bientôt le danois frétille, fait entendre un petit cri joyeux et s’élance à l’intérieur.
Ce mouvement fait disparaître toute hésitation. L’un après l’autre, les voyageurs escaladent l’éboulis. Ils sont rassemblés maintenant dans un couloir sombre, étroit, dont ils touchent les parois de leurs mains étendues. Ils jettent un regard en arrière. L’entrée qu’ils viennent de franchir est obstruée par un rideau de feuillages, auquel les premiers rayons du soleil levant donnent des transparences d’émeraude. De ce côté c’est la campagne, l’air libre, la lumière, tandis qu’en face d’eux tout n’est que ténèbres et inconnu.
Cependant ils n’ont pas le choix. En s’enfonçant dans le souterrain, ils s’éloigneront des Turcs. Suka d’ailleurs les encourage à sa façon. Le brave danois s’avance dans le corridor, puis il revient invitant par de petits cris ses compagnons à le suivre.
– Le dog était un gouide sûre, déclare Frig ; je le souis sans hésiter.
Lentement on se met en marche ; bientôt la galerie fait un coude. Elle continue dans les entrailles de la montagne, serpentant suivant une couche géologique qui a facilité le travail des ouvriers par lesquels elle a été tracée.
Mais les amis de Jean s’arrêtent. Est-ce une illusion ? Il leur semble que l’obscurité devient moins épaisse. La caverne aurait-elle d’autres habitants ? Non, le chien d’Alcibiade ne manifeste aucune inquiétude. On se remet en marche ; on contourne un énorme pilier rocheux, et un cri de surprise, d’admiration s’échappe de toutes les lèvres.
Dans une lumière indécise qui tombe de fissures du rocher apparaît un temple grec dans sa simple et majestueuse beauté. Le corridor s’élargit en caverne. C’est d’abord le pronaos précédé d’une colonnade dorique qui semble supporter le plafond de granit. Pénétrés d’une sorte de respect, les voyageurs passent sous l’arcade des colonnes ; ils entrent dans une large galerie dallée.
À droite et à gauche des demi-colonnes taillées dans la paroi même de l’excavation, supportent, au lieu de chapiteaux des avant-trains de taureaux, dont les cornes recourbées servent de points d’appui à une frise merveilleusement ouvrée. Au fond un autel géant orné de têtes de taureaux et rappelant le célèbre autel des Cornes (χεράτινος βιομός) de Téménos, que les savants travaux de G. Homolle ont popularisé.
Sur les frises, des dauphins alternent avec des scènes de guerre ou avec des théories figurant la danse sacrée du Géranos (γερανος) farandole dont les méandres représentaient ceux du labyrinthe crétois d’où Thésée s’était échappé.
Personne ne parlait. Devant ce spectacle imprévu, les paroles se figeaient sur les lèvres. Tous avaient l’impression que la foule d’autrefois allait envahir le souterrain ; que les prêtres d’Apollon viendraient célébrer les Mystères empruntés par eux au culte du soleil assyrien, que les poètes se prosterneraient devant l’autel pour solliciter l’inspiration du dieu des vers au rythme mollement cadencé.
Simples imaginations ! Dès longtemps Apollon a été détrôné par Plutus, et les rêveurs du passé dorment en des tombeaux ignorés. Le temple délaissé reste désert, visité seulement depuis des siècles par la clarté grise filtrant des fissures de la montagne.
– Cherchons le porte pour sortir, murmura enfin Frig dont l’attention ne pouvait être longtemps fixée par une admiration artistique. Tout ceci était très fort beau, mais ne nous donnerait pas un moyen d’échapper aux gentlemen turcs.
Il avait raison en somme et ses paroles rappelèrent ses compagnons au sentiment de la réalité. Tous parcoururent le sanctuaire à la recherche d’une issue. Mais partout la muraille rocheuse opposait un infranchissable obstacle. La galerie percée dans le flanc de la montagne aboutissait à un cul-de-sac.
Un à un après une inutile reconnaissance, Jean, Vemtite, Anacharsia, les Anglais revinrent au centre de la salle dallée. Une inquiétude se lisait sur toutes les physionomies. On avait cru être sauvés et il fallait renoncer à cette espérance. Il fallait revenir sur ses pas, regagner le fourré de lauriers et attendre… attendre quoi ?
La même idée avait frappé chacun des fugitifs. Ils n’avaient aucun aliment. Les Turcs bloquaient le mont Prospero ! bientôt la famine contraindrait la petite troupe à se rendre prisonnière. Et Jean songeait avec un déchirement qu’il serait alors séparé de Nali, peut-être pour toujours ! que la statue de Diane tomberait sans doute au pouvoir des Ottomans, qu’elle serait brisée, perdue, si bien que lui ne retrouverait jamais son honneur et que l’Américaine resterait privée de raison.
Cependant il se décidait à donner l’ordre de battre en retraite quand ses yeux furent attirés par le chien d’Alcibiade.
Suka s’était dressé contre la paroi du rocher ; il grondait, grattait la muraille avec ses pattes, comme si derrière ce rempart il sentait une chose insolite.
Bientôt, il fit entendre un aboi joyeux. Instinctivement tous se rapprochèrent. Sous les efforts du danois la croûte calcaire s’effritait. Évidemment le mur en ce point n’était pas formé de granit comme dans le reste du pourtour.
Frig tira son couteau de sa poche et frappa un coup violent à l’endroit égratigné par les griffes de Suka. Tous eurent un même cri :
– Cela sonne le creux !
Il existait donc une ouverture que l’on avait murée autrefois pour une cause inconnue.
En un moment chacun se mit à l’ouvrage. Les bâtons et les couteaux ébranlèrent le mur, formé du reste de pierres friables qui s’émiettaient au moindre choc.
En quelques minutes, plusieurs blocs furent descellés, retirés de leurs alvéoles, et par le trou béant, un courant d’air frais frappa le visage des travailleurs.
Plus de doute, il existait une issue de ce côté. Les travailleurs redoublèrent d’efforts et bientôt la muraille éventrée leur livra passage.
Tous se précipitèrent à travers l’ouverture. Un couloir de peu de longueur les conduisit dans une galerie assez large, vaguement éclairée comme la précédente et bordée de deux rangées de statues. On eût dit que l’Olympe païen s’était donné rendez-vous en ce lieu. Mercure-Hermès, Zeus, Jupiter, Minerve-Athéna coudoyaient Esculape, Junon, Neptune. Puis c’étaient des groupes : Apollon instruisant les Muses ! les Néréides essayant les conques des Tritons ; la Discorde lançant les Harpies sur le monde ; la Beauté implorant les Parques.
Un Panthéon inviolé s’offrait aux regards surpris des voyageurs. Durant quelques minutes, Jean et ses amis oublièrent la situation présente, le but de leur voyage souterrain ! mais Frig, comme toujours plus pratique que rêveur, avait gagné l’extrémité de la galerie. Il cria :
– Come along, please. Venez de ce côté ; un escalier sollicitait les jambes de vo.
À cet appel, chacun se hâta de rejoindre le clown ; celui-ci avait dit vrai. Un escalier étroit, aux marches raides s’enfonçait en spirale dans la masse rocheuse. L’ascension en fut entreprise aussitôt. Jean compta cent vingt degrés. Les voyageurs atteignirent alors un petit vestibule voûté, percé d’une vaste baie que voilait une tenture de lin jaunie par le temps et agrémentée de flammes rouges et bleues.
La curiosité des visiteurs s’aiguisait. Sans respect pour cette draperie suspendue depuis des siècles en ce temple inconnu, Fanfare l’écarta d’une main impatiente, mais il s’arrêta sur le seuil avec un cri d’admiration.
Devant lui s’ouvrait une vaste salle au plafond orné de palmes d’or. Des colonnes polychromes, dont les corniches se perdaient dans un enroulement de fleurs de pierre, soutenaient la voûte de leurs tiges trapues. Sur les murs, des fresques déteintes racontaient les grandes pages de l’Iliade : le départ des Grecs, les remparts d’Ilion, la tente d’Achille, la mort d’Hector, le Cheval de bois, l’enlèvement du Palladium. Au centre une statue colossale d’ivoire et de bronze, Jupiter, couronné et armé de la foudre, dressait sa masse imposante et superbe au-dessus d’un groupe prosterné. C’était une page de la vie antique brusquement tirée de l’oubli. Les modernes introduits par surprise dans ce sanctuaire furent saisis d’un superstitieux respect. Sous leurs yeux, des Grecs d’autrefois, drapés dans leurs tuniques gracieuses, offraient un sacrifice à Jupiter, père des êtres.
Telle était la perfection de l’exécution que nul n’osait parler, craignant de voir ces Hellènes du passé se retourner pour se plaindre d’être troublés dans leur culte.
Quel artiste inconnu avait sculpté ce chef-d’œuvre, animé ces marbres ? Comment le chemin du temple avait-il été oublié ? Pourquoi les populations indifférentes avaient-elles laissé les buissons de lauriers roses cacher l’entrée du sanctuaire vénéré ?
Mystère ! Pourtant des générations avaient usé leurs genoux sur les larges dalles de la salle. Des offrandes nombreuses : vases, pièces de monnaie, figurines étaient amoncelés aux pieds de Jupiter. Des victimes même avaient été immolées en ce lieu, ainsi qu’en témoignaient un bucrane et de nombreux ossements.
Jadis un peuple pieux emplissait le sanctuaire désert à cette heure, et les compagnons d’Anacharsia, jetant un regard sur la belle Candiote, fière descendante des héros de l’Hellade, songeaient avec un serrement de cœur qu’au sommet de la colline, au-dessus de leur tête, une poignée de braves donnait à la Crète grecque le signal de la révolte contre la domination turque. Ici, Zeus ; là-bas, Mahomet. La civilisation d’Europe aux prises avec la barbarie asiatique.
Et en présence de cette lutte commencée au seuil de l’histoire, cette lutte éternelle comme le génie des races belligérantes, les voyageurs sentaient la notion du temps leur échapper.
Étaient-ils à fin de dix-neuvième siècle ou bien étaient-ils contemporains des guerres médiques ? Pour la première fois, ils éprouvaient ce vertige qui pousse les Hellènes d’aujourd’hui à copier un passé que le présent les force à revivre. Lacédémone, Athènes, Léonidas, Thémistocle, Aristide, villes et hommes éternels ; héroïsme constant, toujours actuel d’un peuple placé à l’avant-garde de l’Europe, condamné à la guerre séculaire contre les conquérants Asiates.
Mais les intérêts qui dirigeaient la petite troupe étaient trop pressants pour qu’elle sacrifiât longtemps au rêve. La marche fut reprise, pas longtemps du reste, car la salle traversée, il devint évident qu’elle était sans issue. Cependant le souterrain ne pouvait se terminer ainsi. Quand bien même cette supposition n’eût pas été appuyée par une expérience récente, les compagnons de Jean eussent cherché un passage secret, habilement dissimulé.
Ils se répandirent donc de tous côtés, heurtant les murailles avec l’espoir qu’une résonnance leur indiquerait l’endroit où il conviendrait de creuser.
Cette fois leur exploration fut vaine. Les parois interrogées rendirent partout un son plein. Il fallait revenir en arrière. L’espérance née de la découverte des cavernes s’évanouissait.
Seule Anacharsia s’obstinait dans sa recherche. Soudain, elle se frappa le front :
– Le dallage, dit-elle.
Et comme pour expliquer sa pensée elle se mit à parcourir la salle en heurtant du talon les pierres polies.
Ses amis suivaient ses mouvements avec anxiété. Longtemps ses investigations furent infructueuses. Enfin une sourde résonnance attira leur attention un peu en arrière de l’autel de Jupiter.
Une dalle heurtée en cet endroit trahit le vide. La soulever fut un travail de géants, car les joints étaient faits avec cette précision que les Grecs empruntèrent des peuples d’Égypte. Pourtant la pierre fut descellée. Réunissant leurs forces, les jeunes gens la firent glisser de son alvéole, et un trou noir leur apparut. La pâle clarté qui emplissait la salle permettait d’apercevoir les premières marches d’un escalier.
La Candiote s’y engagea résolument, après avoir recommandé à ses amis d’avancer avec précaution.
L’avertissement était inutile, le chien d’Alcibiade se précipita dans l’ombre avec un aboiement joyeux, et bientôt, du fond de la cage de l’escalier, ses cris montèrent, renforcés par l’écho. On n’en pouvait douter, le fidèle animal annonçait clairement qu’il avait trouvé la voie.
Quarante-quatre degrés furent descendus. Un corridor obscur se présenta, mais à l’extrémité opposée une lueur brillante se montrait. C’était un rayon de soleil. Tous s’élancèrent vers la lumière ; mais en l’atteignant, une même exclamation désappointée s’échappa de leurs lèvres. Un abîme interrompait le corridor.
C’était un puits. En se penchant, les voyageurs apercevaient la surface de l’eau à quelques pieds au dessous d’eux ; mais leur désillusion fut courte. Leurs yeux suivirent la direction du rayon lumineux. À quatre ou cinq mètres au dessus du corridor s’ouvrait une baie circulaire par laquelle on apercevait le ciel bleu.
– Ce puits est creusé sur le plateau du Mont Prospero, murmura d’une voix indistincte Anacharsia dont les mains se crispaient sur sa poitrine comme pour en comprimer les battements. Mon père, nos compagnes sont là, tout près. Nous les avons rejoints malgré les assiégeants.
– Rejoints, grommela Frig ; vous parlez de cela à votre aise, miss. Pour rejoindre, il fallait sortir du puits comme le Mistress Vérité du fabiouliste. Et probablement le Vérité il avait une échelle qui nous manque.
– Des cordes suffiront.
– Je n’ai pas de cordes du tout non plus.
– Je le sais, mais les soldats de mon père en ont certainement ; il s’agit de les appeler, de leur annoncer notre présence.
– Aoh ! well, ce était juste.
Et pour démontrer qu’il appréciait le conseil, l’Anglais rugit de sa voix la plus extraordinaire :
– Gentlemen rebelles, venez tirer nous du fond du puits !
Personne ne songea à rire de la formule baroque du clown, mais chacun unit sa voix à la sienne.
Suka lui-même parut comprendre la nécessité de faire du bruit et il se prit à pousser des hurlements prolongés.
L’effet de ce tapage ne se fit pas attendre. Des cris répondirent à ceux des voyageurs. Des visages effarés apparurent à l’orifice du puits :
– Qui appelle, demanda une voix forte ?
S’avançant autant que possible au bord de l’abîme, de façon à être vue des Candiotes, Anacharsia répondit :
– Par les cavernes de la montagne, moi, fille de Georges Taxidi, et mes amis sommes venus pour joindre les patriotes crétois. Jetez-nous des cordes pour que nous puissions arriver parmi vous.
Un murmure de surprise suivit cette déclaration, puis celui qui déjà avait parlé, questionna la jeune fille qui brièvement raconta les péripéties de son excursion souterraine.
– Combien de personnes vous accompagnent, interrogea enfin le rebelle ?
– Quatre.
– C’est bien, on va vous lancer des cordes ; mais je vous préviens, à la moindre apparence de trahison nous vous précipiterons dans le vide.
– Appelez mon père, il me reconnaîtra.
– Le seigneur Taxidi est occupé d’intérêts graves. Je ne puis le déranger en ce moment. Si vous avez dit vrai, vous n’avez rien à craindre.
L’homme disparut. Quelques minutes s’écoulèrent. Enfin un appel se fit entendre.
– Garde à vous. Nous descendons l’objet. Attention à la manœuvre.
Presque aussitôt l’extrémité d’une forte corde frappa les parois à hauteur de la galerie où se tenaient les voyageurs.
En un instant, le lien fut solidement amarré autour du corps d’Anacharsia qui, au signal donné par elle-même, fut halée par les Candiotes réunis sur le plateau.
Quatre fois encore cette manœuvre fut répétée avec un plein succès, et Jean, qui avait voulu rester le dernier, prit pied enfin au sommet du mont Prospero où ses compagnons l’avaient précédé.
Quatre révoltés seulement étaient près d’eux. Le reste de la garnison du plateau, une vingtaine d’hommes à peine, se tenait à distance, sans paraître s’occuper de ce qui se passait.
Par la discrétion qu’ils montraient à l’égard de celle qui se présentait comme la fille de leur chef, on pouvait juger du respect que le docteur avait su inspirer à ces vaillants patriotes.
Sur cette poignée de braves, le soleil, spectateur indifférent des révolutions humaines, laissait tomber sa flamme en un poudroiement d’or.