À toute électricité, le Karrovarka poursuivait sa route. Ainsi que l’avait promis le docteur, la frontière russe fut franchie sans difficulté à Powidz.
– Maintenant, déclara alors le savant, les routes sont moins encombrées et nous pouvons forcer la vitesse.
– C’est-à-dire ?
– Marcher à cinquante kilomètres à l’heure. Dans dix jours nous serons à Moscou.
Et de fait le Karrovarka prit une allure rapide, invraisemblable. Ce n’était plus une automobile, mais un train lancé à toute vapeur. Les journées s’écoulaient rapides avec des horizons sans cesse nouveaux. Si le voyage se fût effectué durant la belle saison, il eût été charmant ; mais en hiver le manteau neigeux qui couvrait la campagne lui imprimait un caractère fatigant d’uniformité.
Cependant les passagers du chariot-barque ne s’ennuyaient pas, et Jean notamment éprouvait un grand plaisir à causer longuement avec le docteur.
Taxidi était un homme universel. Les problèmes de mécanique, de médecine, d’astronomie qui avaient occupé sa vie ne l’avaient point détourné des choses artistiques, ainsi que cela arrive trop souvent à certains hommes de science.
Dans ses voyages à travers le monde, il avait visité tous les musées, toutes les collections, tous les monuments remarquables. Et visité, non pas comme le touriste vulgaire, mais en connaisseur émérite, en dilettante délicat. Non sans surprise, Fanfare l’entendait désigner, avec une sûreté incontestable, les œuvres maîtresses de chaque galerie, ce que lui peintre n’aurait su faire sans de longues réflexions.
Ainsi, l’artiste ayant exprimé le regret d’avoir été entraîné par les circonstances, sur une route qui passait en dehors de Munich, Dresde, Vienne, Saint-Pétersbourg, ces villes délicieuses, dans les musées desquelles sont accumulés d’inestimables trésors, que lui, Jean ne connaissait que par les reproductions photographiques, le docteur lui répliqua tranquillement :
– Vous en avez une idée suffisante. Les photographies que l’on fait aujourd’hui sont presque aussi belles que les toiles elles-mêmes. Elles donnent l’impression de la couleur, sinon la couleur elle-même. D’ailleurs dans toutes les peintures anciennes, les nuances ont varié sous l’action du temps ; elles n’assurent plus la gamme rêvée par leurs signataires et empruntent leur principal intérêt à la ligne et à la composition, toutes choses que la photographie rend facilement.
Et avec une éloquence abondante, il se mit à passer en revue les différentes galeries citées par son interlocuteur :
– À Munich, quatre toiles sont pour moi supérieures à toutes les autres : La Nativité, d’Albert Dürer, conception originale dans un décor intéressant ; la Légende de Sainte-Anne, Quentin Matsys pinxit, le Saint Maurice et Saint Érasme, par Grunewald, deux œuvres naïves et sincères ; enfin la Fête de paysans de Breughel le Vieux, d’un réalisme qui ne recule pas devant la caricature.
– Mais à côté de cela, insinua Jean, il y a…
– Une infinité d’œuvres de valeur, mais ayant…, comment dirai-je, une personnalité moins puissante, une conception moins particulière.
Là-dessus une discussion s’engagea. Vemtite, qui écoutait, y mit fin en demandant :
– Je vois que Munich ne développe pas en vous l’instinct de la concorde. Que pensez-vous du musée de Dresde, Monsieur Taxidi ?
– De Dresde, reprit bénévolement le savant, avec un coup d’œil railleur à l’adresse de l’artiste ? Trois tableaux : Un Dürer, l’admirable portrait de Bernhard van Orley’s ; un Raphaël, la Madone Sixtine ; un Lucas Cranach, le Melanchton.
Et taquin, pressant son débit comme pour empêcher Fanfare de lui répondre, le docteur poursuivit :
– À Vienne, trois œuvres également, toutes trois au premier étage des Musées Impériaux : La Madone aux champs, de Raphaël ; la Légende de Justine, de Moretto et la Jeune Vénitienne de Rubens.
Les jeunes gens ne songeaient plus à l’interrompre. Ils s’étonnaient de l’instruction extraordinaire de leur interlocuteur qui semblait avoir fait une étude spéciale de toutes choses.
– Et maintenant, dit celui-ci, voulez-vous que nous passions à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, en russe Императорскій Эрмитажь ? Nous laisserons de côté, bien entendu, les sculptures antiques de toute beauté contenues dans les salles dites, de Jupiter Nicéphore, des Muses, de la Vénus de l’Ermitage, de Kertch ; les collections de dessins où les Français tiennent la plus large place ; les armures et antiquités de l’arsenal et de la collection Basilevski, pour nous occuper seulement des galeries de peinture. Ici le choix est difficile, car les chefs-d’œuvre abondent. On peut dire qu’en ce qui concerne les maîtres espagnols, d’un côté, et les maîtres français de l’autre, seuls les musées du Prado à Madrid, et du Louvre à Paris, sont plus riches. Pour la peinture flamande, l’Ermitage peut soutenir la comparaison avec les principales galeries flamandes. Sa caractéristique est sa supériorité incontestable sur toutes les autres collections en ce qui concerne l’école hollandaise et particulièrement Rembrandt. Cependant je mets hors de pair les portraits de ce dernier, les Philippe IV et Olivarez, de Velasquez et l’Assomption, la Fuite en Égypte, le Pierre en prison, de Murillo.
Les journées s’écoulaient ainsi rapides, remplies par d’intéressantes conversations. De temps à autre, les passagers, désireux de prendre l’air, déroulaient l’échelle mobile rangée dans le compartiment d’arrière, et par la trappe ménagée à la partie supérieure du Karrovarka, gagnaient le toit du véhicule. On dressait alors tout autour un léger balcon de fer qui d’ordinaire était rabattu, et la toiture devenait un véritable pont, d’où les touristes pouvaient considérer le paysage qu’ils traversaient.
Mince distraction. La neige couvrait la terre d’un manteau blanc sans limites. Les provinces polonaises, le gouvernement de Grodno offraient sans cesse le même aspect monotone et glacé.
Parfois à la traversée d’un bourg, un gendarme russe arrêtait le véhicule, lisait attentivement les passeports de Taxidi, les trouvait en règle, et la course folle recommençait.
Pour renouveler les provisions, le docteur s’adressait aux relais de poste. Alors c’étaient des discussions sans fin, où le maître de poste, le smotritiel, ou surveillant (смотритель) etles postillons (ямшикь) ou iamstchiks, s’efforçaient à l’envi d’exploiter les voyageurs, dont le véhicule concurrençait victorieusement leurs kibitkas ou traîneaux de louage.
Après de longs pourparlers, on tombait d’accord ; mais alors les employés du relais faisaient de leur mieux pour tromper les passagers du Karrovarka sur la route à suivre. Ils confondaient avec un acharnement comique les chaussées (Дорога тоссейияя), les grands chemins (Ооіьпіая-дорога) les chemins vicinaux, parlaient d’obstacles infranchissables, ravins, voies défoncées, amoncellements de neige ; et quand toutes leurs imaginations avaient échoué, ils prenaient un air affligé pour dire au départ :
– Puisse le danger t’épargner, petit père.
Taxidi souriait. La voiture se remettait en marche à travers le désert de neige, croisée à de rares intervalles par des kibitkas dont les trois chevaux, attelés de front, faisaient tintinnabuler les grelots suspendus à leur cou. Et toujours la plaine blanche se développait au loin.
Un matin cependant, en regardant à travers les vitres, Jean s’aperçut avec surprise que le paysage avait changé.
Le Karrovarka filait sur une large chaussée, bordée de marais couverts de glace. À perte de vue s’étendait la surface gelée, au dessus de laquelle se dressaient ainsi qu’une forêt de lances, d’innombrables roseaux desséchés.
– Qu’est-cela, demanda-t-il à Vouno, chargé en cet instant de la direction du chariot ?
– Marais de Pinsk, répondit laconiquement le préparateur.
– Formés par la rivière Prepet, au sud du gouvernement de Minsk ?
– Oui.
– Il me semble pourtant que la route directe de Moscou doit passer au nord de ces marécages ?
– Possible !
– Alors pourquoi ce détour ?
– Volonté de maître Taxidi.
Évidemment Vouno ignorait le motif qui avait guidé le docteur, ou bien il ne voulait rien dire. Fanfare n’insista pas. Après tout, le savant pouvait bien aussi avoir des intérêts à assurer, et puis l’on ne chicane pas sur la route à suivre un homme qui, après vous avoir sauvé des griffes de la police, vous mène là où vous désirez aller. Pour résister à la tentation, le peintre s’emmitoufla de fourrures et alla prendre place sur la toiture de l’automobile.
Le spectacle était grandiose. Il faisait un temps clair, un froid intense, mais sous les rayons du soleil, le champ de glace se piquait de facettes brillantes. On eût dit un lac d’argent en fusion sur lequel les roseaux se découpaient en noir.
De loin en loin, des groupes de moujicks engoncés dans leurs vêtements d’hiver, glissaient au jeu, avec des cris d’enfants sur le miroir solide des marais. Des traîneaux chargés de roseaux coupés les suivaient. Ces braves gens récoltaient les tiges souples et flexibles, desquelles leurs femmes tresseraient des nattes, des paniers, mille objets dont la vente ferait entrer quelques roubles dans la maison.
Ils saluaient le voyageur d’un : Bonjour, petit père ! rempli de déférence. Puis ils demeuraient au bord de la chaussée, regardant s’éloigner l’étrange voiture dont la marche leur semblait incompréhensible. À ces gens simples, ignorants, les principes élémentaires de mécanique sont inconnus. Dans certaines contrées, les paysans accusent de sorcellerie tout ce qu’ils ne comprennent pas, mais les moujicks sont bons. Devant ce char étrange, ils avaient l’intuition de la supériorité morale de ceux qui le conduisaient, et leur surprise était empreinte de respect.
Jean s’amusa quelque temps du tableau changeant que le Karrovarka faisait défiler sous ses yeux, mais la température ne permettait pas l’immobilité même relative, à laquelle l’exiguïté du « pont » le condamnait. Pour ne pas geler sur place, il fut contraint de revenir tout frissonnant à l’intérieur.
Il trouva Lucien qui, la face appuyée à l’un des hublots, contemplait le paysage avec admiration. Quand aux clowns, ils n’avaient point quitté leur costume de nuit, et à la faveur des électro-aimants toujours actionnés, ils composaient entre plafond et plancher une pantomime endiablée. C’étaient des contorsions, des gambades, des cabrioles à dérider le plus grave des pessimistes.
Nali, adossée à la cloison, oubliait son rêve de folie et riait d’un rire enfantin devant cette bizarre représentation.
– Eh ! Monsieur Fanfare, cria Frig en apercevant l’artiste. Vous ne volez pas venir jouer un petit peu avec nous ?
– Non, merci beaucoup.
– Vraiment ? Vo refusez, là, sans façon ?
– Sans la moindre façon, Monsieur Frig.
– Vous avez tort, je assurais vo. Il manquait un personnage pour le pièce. Autrement nous avions une chose très complet, great attraction. Le titre surtout est exquisite. Voulez-vous savoir le titre ?
– Mais certainement.
– Eh bien ! Cela s’appelait « le Volière de Sir Humbug ». Ce sera le plus immense succès de le Season.
Les clowns reprirent alors leur répétition, mais toute leur fantaisie ne parvint pas à dérider Jean. C’est qu’il avait les yeux fixés sur Nali, dont l’inconsciente gaieté lui faisait mal.
Et comme il s’abîmait dans sa douloureuse contemplation, Frig qui simulait une querelle burlesque avec son cousin, glapit avec son inimitable accent :
– Certainement, gentleman, vo conduisez vo comme une paltoquette, une sauvage, une peau-rouge.
Ce dernier mot fit tressaillir la folle. Elle cessa de rire, promena autour d’elle un regard égaré et balbutia avec animation :
– Peau-rouge ! il ne faut pas l’appeler ainsi. C’est cruel. Elle aimait sa mère la Huronne. Quelle est donc la face pâle plus digne d’être aimée.
Jean tendit les bras vers la jeune fille, mais Lucien l’arrêta :
– Laisse, dit-il. Ce n’est point le réveil de l’intelligence, mais c’est le souvenir qui renaît. Prends garde de la troubler.
Elle continuait :
– Pourquoi les blancs sont-ils honorés… Pourquoi ? Parce qu’ils ont volé la terre aux Peaux-Rouges, ses légitimes possesseurs. Ils les ont chassés, massacrés, spoliés ; les descendants des bandits sont remplis d’orgueil, ils méprisent les fils des victimes. Pourquoi ?
Les clowns avaient suspendu leurs jeux. Flottant dans l’air ils écoutaient la plainte de l’Américaine, et sur leurs faces comiques se peignait une émotion.
Mais brusquement, l’insensée secoua la tête et se tournant vers l’Est elle reprit :
– Chez les Tchérémisses, sur un autel, je la vois. L’isba est peinte en bleu. Les Cosaques Tchérémisses sont là, ils se prosternent… C’est au corps de Diane qu’ils prodiguent leurs génuflexions ; ils la prennent pour une image sainte. Ah ! ah ! ah !
Elle éclata d’un rire argentin, sonore, puis regardant les clowns immobiles, elle joignit les mains et supplia :
– Encore, jouez encore, enfants des oiseaux. Jouez, c’est le matin. Le soleil s’est mis à la fenêtre de l’horizon ; les nids s’éveillent. Jouez, enfants des oiseaux ; vos ébats sont la joie de la terre.
Interloqués les clowns ne bougèrent pas.
– Mais jouez donc, répéta Nali avec impatience.
– Je vous en prie, Messieurs, appuya Lucien, ne contrariez pas notre chère malade.
– Eh ! soupira Frig, je volais pas le contrarier, mais, en vérité, de l’entendre je n’avais plus envie de m’amiouser. Cependant je vais essayer.
Et d’une voix lamentable, avec une mine désolée, l’Anglais gémit :
– Mister Frog, volez-vo jouer avec moa.
La pantomime recommença, languissante d’abord, les acteurs ayant peine à surmonter l’impression de tristesse causée par la scène qui venait d’avoir lieu ; puis bientôt l’amour de leur art fouailla la verve des clowns, et leur imagination fantasque trouva des effets irrésistibles.
Le déjeuner réunit tout le monde à l’avant. Taxidi était là. À l’entrée de Fanfare, il vint à lui et sans autre préambule :
– Vous vous étonnez, m’a dit Vouno, de me voir traverser les marais de Pinsk ?
– Oh ! une remarque à laquelle je regretterais de vous voir ajouter la moindre importance.
– Soyez sans inquiétude à ce sujet. Mais toute question demande une réponse. Je tiens à vous répondre.
L’artiste s’inclina :
– Je vous écouterai avec plaisir, monsieur Taxidi.
– Vous aviez raison. La voie la plus directe de la frontière à Moscou passe au nord des marais, seulement en matière de voyage, le chemin droit n’est pas toujours celui qui permet d’arriver le plus rapidement.
– Je comprends. L’état des routes est meilleur de ce côté.
– Précisément.
Il y avait dans le ton du savant quelque chose de sarcastique qui frappa son interlocuteur. Un instant il regarda fixement Taxidi, mais celui-ci soutint son inspection avec un visage impassible.
– Bon, pensa Fanfare, j’ai dû me tromper. Quel intérêt aurait à m’induire en erreur cet homme qui, pour nous tirer d’embarras, a risqué de se compromettre. Car il n’y a pas à le nier ; si la police nous avait rejoints, il eût été certainement arrêté pour recel de « voleurs ».
Cependant un sentiment de malaise lui resta. En vain, le savant se montra causeur, aimable ; en vain il mit la conversation sur la guérison prochaine de Nali, toujours à l’oreille du jeune homme résonnait l’accent bizarre avec lequel le docteur lui avait parlé.
Malgré lui, Jean observait son hôte à la dérobée. Il cherchait à surprendre un geste, une inflexion de voix qui justifiassent sa vague défiance. Effort inutile ! le père d’Anacharsia demeurait impénétrable.
À la nuit on était arrivé à hauteur de Lousunetz. Au loin la bourgade apparaissait, piquant l’obscurité de lumières. On dîna de meilleure heure que les jours précédents, et après le repas, le docteur insista pour que ses hôtes se retirassent dans leurs compartiments respectifs.
– Nous entrons dans un pays difficile, expliqua-t-il. Vouno et moi aurons besoin de toute notre attention pour diriger la marche de l’appareil, et il nous est indispensable de demeurer seuls.
Il n’y avait pas moyen de résister à une prière ainsi formulée. Dix minutes plus tard, Frig, Frog, Vemtite et Jean, revêtus de leur costume de nuit, perdaient le sentiment de la pesanteur et s’étendaient mollement sur les couches d’air de la salle d’arrière.