CHAPITRE IV OÙ TAXIDI DEVIENT MYSTÉRIEUX

Les compagnons de Jean dormaient, mais lui, résistait au sommeil. En entrant dans le compartiment, il avait remarqué que les fenêtres étaient obstruées par les volets de tôle qui, les jours précédents, étaient restés abaissés.

Cette constatation, bien futile en apparence, aviva ses soupçons. Tout bas il se disait que le savant avait eu un but en le sauvant ainsi que ses amis. Certes Taxidi était aimable, prévenant au possible. Indiscutablement il conduisait les passagers là où ils souhaitaient d’aller ; mais il était inadmissible qu’il fit tout cela par pure bonté, sans en attendre une récompense quelconque.

Pendant longtemps le jeune homme monologua ainsi, tantôt se reprochant d’accuser son bienfaiteur, tantôt au contraire se remémorant tous les indices de nature à justifier sa méfiance.

Peu à peu cependant cette lutte contre l’inconnu le fatigua. Ses paupières s’appesantirent ; il allait s’endormir. Soudain un bruit léger le fit sursauter. Il coula un regard prudent vers le point où le son s’était produit, et de suite il referma les yeux, simulant un profond sommeil.

Dans l’encadrement de la porte du compartiment, ouverte avec précaution, il avait aperçu les silhouettes du docteur et de Vouno.

Taxidi entra. À pas de loup il se rapprocha de ses hôtes, les regarda l’un après l’autre, puis se retournant vers son préparateur :

– Ils dorment, dit-il d’une voix faible comme un souffle.

– J’en étais sûr, répondit Vouno. Comment voulez-vous qu’ils se doutent de quelque chose ?

– Je ne sais. Il m’avait semblé, à tort je le reconnais, que M. Fanfare m’observait avec persistance.

– Enfin, vous êtes rassuré, maître ?

– Oui. Il ne faut pas qu’ils voient Myriadès.

– Bon. Admettez qu’ils le voient, pensez-vous qu’ils devineraient ? Nous sommes si loin de là-bas.

– Tu as raison, néanmoins je pense que tout est mieux ainsi. Maintenant en route. Dans vingt minutes, nous atteindrons l’isba.

Sur ces mots, les deux hommes se retirèrent comme ils étaient venus. La porte se referma et Jean, se redressant brusquement, promena autour de lui des yeux effarés.

Cette fois, il n’y avait plus à le nier ; une cause mystérieuse dirigeait les actions de Taxidi, cela ressortait clairement de ses paroles. Mais quelle cause ? Qui était ce Myriadès dont le nom avait été prononcé ? Dans quelle isba attendait-il le docteur ?

Dans son impuissance à résoudre ces questions, le peintre se sentait envahi par une curiosité douloureuse, lancinante. Rien n’est plus atroce que de se rendre compte qu’entre les mains d’un étranger, on est un instrument docile, employé à une besogne ignorée.

Il fallait savoir. Comment ? À quitter le Karrovarka, l’artiste ne devait pas songer. Au moindre mouvement, Taxidi serait prévenu. N’avait-il pas indiqué à ses hôtes que toute l’enveloppe extérieure de la forteresse roulante n’était qu’un énorme conducteur électrique dont les fils aboutissaient au clavier directeur ?

Sans cela, il eût été aisé de grimper sur le pont et de surprendre le secret du docteur.

Tout à coup Jean eut une exclamation étouffée :

– Je suis naïf, murmura-t-il. Je vais ouvrir le volet d’une fenêtre. J’espère que ces plaques mobiles ne sont pas parcourues par les courants. Si elles le sont, tant pis ; qui ne risque rien, n’apprend rien.

D’un mouvement insensible il se glissa le long de la paroi, et se mit en devoir de dévisser les écrous qui fixaient la plaque la plus rapprochée.

Il procédait avec lenteur, prêtant l’oreille, craignant à tout instant d’être dérangé. Pourtant il réussit sans incident fâcheux et le volet s’abaissa, démasquant la vitre sur laquelle le froid de la nuit avait déposé des arabesques de glace.

Quelques frictions énergiques débarrassèrent le carreau de ces floraisons de la gelée, et à travers la surface transparente Jean put voir au dehors.

Toujours le Karrovarka filait entre des marais figés. Au ciel couraient des nuages noirs, qui de temps à autre s’écartaient pour livrer passage aux rayons lunaires. Alors la campagne sombre s’éclairait ; le tapis de neige scintillait ; puis de nouveau les ténèbres régnaient en maîtresses sur la terre.

Mais cette vision fantastique, ce tableau funèbre d’un pays enseveli sous un linceul neigeux, n’intéressaient point le jeune homme. Avec une impatience croissante, il attendait que le chariot stoppât, que l’isba annoncée par le préparateur parût, et surtout que se montrât le personnage désigné par le docteur sous le nom évidemment grec de Myriadès.

Bientôt Jean remarqua que la chaussée s’élargissait. La ligne de roseaux qui marquait la rive du marais s’infléchissait vers le sud, laissant entre elle et la route de vastes champs. Un bois de sapins, dont les aiguilles, couvertes de givre, brillaient ainsi qu’une floraison de diamants, borda le chemin, et cet obstacle dépassé, le peintre eut un geste de satisfaction. La façade sombre d’une ferme se découpait sur le fond blanc de la plaine.

Il n’hésita pas. C’était là que Taxidi allait faire halte, il en était sûr. En effet le chariot modéra sa vitesse et bientôt il s’arrêtait en face de l’entrée qu’indiquait un sentier creusé dans la neige.

Le Karrovarka était attendu, car la porte s’ouvrit aussitôt, et un homme enveloppé d’une pelisse, la tête couverte d’un bonnet de fourrures qui lui descendait jusqu’aux yeux, sortit en courant.

En quelques enjambées le nouveau venu fut près de l’automobile. Il porta à son front ses mains garanties par des moufles, esquissant un salut militaire. Une boule blanche, que l’artiste devina être un papier roulé, tomba aux pieds du personnage. Il la ramassa prestement, salua derechef et rentra dans la maison, tandis que la forteresse roulante se remettait en marche.

Jean regardait toujours. Quoi ! La conférence était déjà terminée et il n’était pas plus éclairé que tout à l’heure ? Et puis, comment le docteur avait-il pu faire passer à l’inconnu son singulier message ? Dans le compartiment d’avant, comme dans les autres, les vitres étaient fixes, elles ne s’ouvraient pas ; force fut au jeune homme désappointé de penser qu’il existait un tube traversant la double paroi pour avoir permis l’expulsion de la boulette de papier.

Cependant il avait bien examiné la salle de direction, il n’avait rien remarqué de semblable. Décidément le Karrovarka renfermait encore plus d’un mystère.

Deux heures encore, il conserva la faction. Enfin il dut se rendre à l’évidence. Le savant avait agi selon ses désirs et il ne se produirait plus rien de nouveau cette nuit-là. Très penaud du succès minime de son espionnage, Fanfare referma soigneusement le volet, puis venant s’étendre auprès de ses compagnons, il ferma les yeux et s’efforça de dormir.

Si moelleuse était la couche d’air, si pure l’atmosphère incessamment purifiée par l’oxygène, qu’en dépit du désarroi de ses pensées, le peintre tomba bientôt dans un profond sommeil.

Au matin il voulut cependant tenter une expérience.

À peine levé, si l’on peut s’exprimer ainsi, il gagna le compartiment d’avant. Taxidi venait de remplacer Vouno au tableau directeur. En apercevant son hôte il eut un sourire que celui-ci trouva railleur :

– Eh bien ! M. Fanfare, la nuit a été bonne ?

– Très bonne, quoique vos dernières paroles en nous quittant m’eussent causé un peu d’inquiétude.

– Quelles paroles ?

– Ne nous aviez-vous pas avertis que nous allions traverser une région difficile ?

– Ah oui ! c’est vrai.

– Il n’y a eu aucun incident fâcheux ?

– Aucun.

– Vous n’avez pas été arrêté une seule fois ?

– Non, pas une seule.

– Parfait ! parfait ! conclut le peintre d’un ton indifférent.

Sa conviction était faite désormais. Il venait de prendre le savant en flagrant délit de mensonge. Il savait pertinemment que le chariot avait fait halte. Donc, tout en ayant l’air de travailler dans le seul intérêt de ses hôtes, Taxidi poursuivait pour son compte une entreprise sur laquelle il ne voulait pas s’expliquer.

Il se promit de veiller, mais il eut beau noter les inflexions de voix du docteur, observer le moindre de ses gestes, scruter ses intentions, il en fut pour sa peine et le mystère qu’il pressentait demeura impénétrable.

Les jours succédèrent aux jours sans apporter aucun changement à la situation des passagers. Au sortir des marais de Pinsk, le Karrovarka avait obliqué vers le nord, traversant les gouvernements de Mohilev, de Smolensk, de Kalouga, suivant la plupart du temps le lit gelé des rivières des bassins du Dniepr ou de la Volga, Matouchka Volga – petite mère Volga – comme disent les Russes.

– Dans la mauvaise saison, répétait souvent le docteur, les meilleurs chemins sont les cours d’eau.

Puis il se livrait à de véritables conférences sur les pays environnants, prouvant ainsi une érudition qui, quoi qu’il en eût, tenait Jean sous le charme.

– La Volga, disait-il, en russe Волга, appelée Ra ou grande-eau par les Morduaus, Edel, Idel ou Atyl par les Kalmoucks et les Tartares, Tamar par les Arméniens, et Rhaa ou Oarous par les Anciens, est nommée Ioul, par les Tchérémisses chez lesquels nous nous rendons actuellement. Ces Tchérémisses sont une peuplade bizarre, et puisque nous sommes obligés d’entrer en relations avec eux, vous me pardonnerez sans doute de leur consacrer quelques minutes. D’origine Finnoise, les Tchérémisses, qui s’intitulent Mari et Méri, c’est-à-dire hommes, forment une population de trois cent mille habitants disséminés dans les forêts et les vallées comprises entre Nijni-Novgorod et Kasan. Les Slaves les désignent sous l’appellation de Черемисьі. Ce sont des sauvages naïfs et superstitieux, dont les femmes se parent de coquillages et de pièces de monnaie.

– Comme les nègres africains alors, remarqua Vemtite ?

– Absolument. C’est la Russie inconnue cela, et elle vaut la peine d’être connue. Leur langue est formée de 3/6 de finnois, de 2/6 de tatar et de 1/6 de russe, c’est-à-dire que moi, qui parle couramment le russien, je suis incapable de comprendre leur idiome. Et leur religion donc ! Ils ont adopté le culte grec et sont orthodoxes, mais d’une façon bien particulière. Dans leurs temples ils ont réuni les saints, les anges, aux cent quarante divinités de leur paganisme, adorant à la fois et la trinité chrétienne et leurs Ioumas, génies du bien, ou leurs Kérémel, génies du mal. Leurs sanctuaires sont entourés de bois sacrés dont nul profane ne saurait franchir la lisière sans être fustigé en place publique.

– Et le gouvernement russe laisse faire ?

– Naturellement. Si la Russie, qui contient tant de races diverses, forme un empire puissant et redouté, c’est que les Lapons ou les Turkmènes, les Russes ou les Mongols, les Cosaques, Tchukuses ou Finnois aiment le gouvernement qui protège leurs coutumes, sans préférence ni parti-pris. Tout le secret de la grandeur russe est dans cette formule intelligente et libérale : « À chacun ses habitudes, sa religion, ses mœurs, pourvu que le dévouement de tous soit acquis à la patrie commune ».

Devisant de la sorte, les journées s’écoulaient rapidement. Seulement, lorsque le docteur Taxidi, occupé de la direction du Karrovarka, faisait trêve à ses savantes dissertations, Jean allait prendre place auprès de Nali ; il lui parlait, cherchant à rappeler son intelligence égarée ; Vemtite recherchait la conversation d’Anacharsia, avec laquelle il entamait d’interminables discussions poétiques, et les clowns se livraient à des exercices variés, afin, prétendaient-ils, de ne pas se rouiller.

Le dixième jour après le départ de Berlin, on franchit la frontière du gouvernement de Moscou et le lendemain, au matin, Taxidi montrait au loin à ses passagers une immense forêt dépouillée, entre les branches noires de laquelle se dressaient d’innombrables clochers à dômes.

C’était Moscou, la ville sainte, la Ville-Mère selon l’expression respectueuse et touchante des grands Russes, Moscou avec ses jardins, avec son amoncellement de villes et de villages, groupés sans ordre, au hasard ; Moscou qui est déjà l’un des premiers entrepôts de commerce d’Europe et qui deviendra sans rivale lorsque le Transsibérien drainera vers elle les richesses du plateau asiatique.

Sur une colline au centre de Kitaï-Gorod, la ville du négoce, on apercevait le Kremlin, merveilleux entassement de monastères, de palais, d’églises, de casernes, tenant à la fois du byzantin, du gothique, du chinois, de l’arabe, donnant l’impression grandiose d’un art ignoré de l’occident, de l’art moscovite.

À l’abri des toits fantaisistes verts ou bleus, étincelants de motifs d’argent ou de cuivre, sous les clochetons bulbeux, les coupoles d’or, les flèches cannelées ou à jour, sous les minarets mauresques, les campaniles aux formes variées, les calottes d’azur, se montre superbement le génie russe, gardé par le rempart crénelé, flanqué de tours, qui enserre cette cité des palais, si justement nommée par Jules Gourdault l’Alhambra du Septentrion.

– Mais cette ville est immense, s’écria Jean !

– Aussi grande que Paris. Moscou (Москва) a la même superficie que la capitale française, bien qu’elle renferme seulement 800.000 habitants. Cela tient aux vastes espaces couverts de jardins.

– Nous y arrêterons-nous ?

– Sans nul doute. Miss Nali nous a appris vaguement que la statue dont nous avons besoin, doit être au pouvoir d’une tribu Tchérémisse, mais laquelle ?

Le peintre étendit les bras avec une expression attristée.

– Ce n’est pas à Moscou que nous le découvrirons.

– Au contraire.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci. La nouvelle de la présence dans le pays d’une image aussi curieuse s’est évidemment propagée, et il est inadmissible que dans la ville sainte, la ville du Sacre, centre religieux de la Russie orientale, on n’en ait pas été avisé.

– Vous prétendez donc interroger les fonctionnaires ?

– Ceux du moins qui s’occupent spécialement d’art, par exemple M. le comte Alexis Komaroffsky, conservateur du Musée du Kremlin, et M. A. Wenevstiécoff, directeur du musée Roumiantzoff. Bien que nous ayons un peu plus de chemin à faire, nous commencerons par le Kremlin.

En prononçant ces derniers mots, Taxidi ne put réprimer un léger sourire. Fanfare s’en aperçut. Il pressentit que le savant avait une raison pour se rendre au Kremlin, mais il ne laissa rien paraître. Seulement il se promit d’observer, de s’efforcer de pénétrer le secret de son hôte.

– Commençons donc par le Kremlin, répliqua-t-il d’un ton indifférent, et puisse notre visite n’être pas inutile à la pauvre Nali.

La conversation en resta là. Tous, préoccupés par des idées différentes s’absorbaient dans la contemplation de la plaine basse et marécageuse que le Karrovarka traversait en ce moment.

Bientôt le véhicule, engagé dans une boucle de la rivière Moskva assez semblable à celle que décrit la Seine entre Billancourt et Argenteuil, s’arrêtait à la barrière du faubourg de Dorogomiliamskaïa.

Là, sur la proposition de Taxidi, Jean et Lucien descendirent avec le savant pour continuer la route à pied, tandis que leurs compagnons restaient à la garde de la forteresse roulante.

– Mon karrovarka, expliqua le docteur, ne pourrait circuler dans Moscou. La ville étrange, bâtie un peu au hasard, contient certes de larges et superbes avenues, mais souvent ces boulevards sont séparés par des ruelles étroites, tortueuses, où une voiture ordinaire passe à grand peine. Partout du reste se retrouve la même opposition. Les quartiers riches confinent aux Tchasti pauvres. À l’ombre d’un palais s’abrite une masure branlante. Le tableau est pittoresque, animé, et nulle part au monde misère plus lamentable ne coudoie luxe plus magnifique.

Tandis qu’il développait à ce sujet quelques appréciations sociales, le savant franchissait la barrière, et suivi des deux Français, s’engageait dans la grande-rue de Dorogomiliamskaïa, traversait la rivière Moskva sur le pont Dorogomilov et parcourait la spacieuse avenue Aratskaïa.

Les voyageurs marchaient. Autour d’eux, malgré le froid, grouillait une foule affairée. Mogols, Tatars, Kalmouks, Cosaques, Tcherkmènes mêlaient leurs costumes. Parmi cette multitude bariolée circulaient gravement des Russes engoncés dans leur houppelande, les pieds chaussés de grandes bottes, le chef protégé par un bonnet de fourrures, ou bien des négociants vêtus à l’européenne.

Tout au spectacle que leur offrait la grande ville, Jean et Lucien ne s’apercevaient pas de la longueur du chemin.

Ils avaient traversé la place Arbatskoï et suivaient maintenant la voie Vosdvijenka, apercevaient les bâtiments de l’Université, longeaient une des faces latérales du Manège et pénétraient dans le Jardin Alexandre près du pont de pierre qui joint la porte Troitsky du Kremlin à la Tour Koutafia.

Devant eux s’étendait la muraille de briques crénelée que dominaient les clochetons, dômes et toitures des palais édifiés sur le plateau du Kremlin.

– Veuillez m’attendre un instant, dit le docteur. Je vais me munir des autorisations nécessaires pour pénétrer dans les palais.

Il disparut sous la curieuse porte Troitski, mélange bizarre d’oriental et de gothique.

Et comme, pour passer le temps, Vemtite s’extasiait sur cet art capricieux, qui mariait l’architecture asiate aux conceptions du moyen âge de l’Île-de-France, Jean oubliant son impatience, pris par toutes ses fibres artistiques, s’écria :

– Eh ! cher ami, la Gaule est le sanctuaire des grandes idées et des grandes choses. Un chaînon mystérieux rattache ses habitants aux nobles populations d’Égypte et de l’Inde. Souviens-toi, ils avaient la même religion astronomique que les pharaons, et le gothique, notre art national, était proche parent des conceptions géantes, fantaisistes, de la vallée du Gange et de celle du Nil. Aussi je déteste les Grecs et les Romains, dont le souvenir a amené chez nous ce que l’on est convenu d’appeler la Renaissance. La Renaissance qui a été la mort de l’inspiration de la patrie. Plus tard on dira : La France a failli à ses destinées parce que les Italiens des Médicis sont venus à Paris. La nation a manqué à sa tradition, elle a maquillé son génie, elle s’est égarée dans le néo-grec, plagiant une civilisation morte, alors qu’elle avait une âme vibrante et vivante, dont le pouvoir, dont l’originalité sont attestés par tant d’admirables créations. Dès ce moment, pour me servir d’une expression qui semble constituer un anachronisme, elle est devenue snob. Elle a imité les Latins, les Hellènes pour arriver plus tard à se mettre à la remorque des Saxons, elle a remplacé l’amour de l’art par la folie du snobisme ; elle s’est ravalée, s’est contrainte à être inférieure à elle-même.

Lucien, toujours plaisant, voulut prendre la défense de la Renaissance. De là une discussion qui durerait encore si Taxidi n’était revenu.

Il était muni d’autorisations de visite des palais, églises et musée du Kremlin, pour lui et ses compagnons.

– Messieurs, leur dit-il, M. le Conservateur du musée des armures, l’Ouroujeinaïa Palata, n’est pas encore à son bureau. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je l’y attendrai ; tandis que vous vous promènerez. Je vous ai trouvé un guide qui parle le français. De la sorte vous ne sacrifierez pas à l’impatience.

Les jeunes gens acceptèrent. Ils comprenaient que la proposition du savant était sage, et puis, pourquoi ne pas l’avouer, il leur était agréable de pouvoir admirer le Kremlin, ce palais de légende, dont la réputation éclipse les conceptions féeriques des récits de la sultane Schéhérazade.

Donc, tous trois gagnèrent la porte Troitsky. Sous la voûte, un employé de tournure militaire les salua :

– C’est votre cicérone, dit le docteur.

– Oui, petits pères, appuya aussitôt l’homme. Nul ne vous expliquera mieux que moi les beautés du Kremlin, j’y suis né. Avant moi, mon grand-père et mon père conduisaient déjà les visiteurs.

Les jeunes gens acceptèrent les bons offices du Russe, et tandis que Taxidi s’engageait à droite dans la rue ménagée entre les deux ailes du palais des armures, ils prenaient à gauche, suivaient la façade de l’Arsenal et gagnaient la place du Sénat, laissant derrière eux la caserne du Kremlin.

Le guide, de son nom Ivan, ainsi qu’il l’apprit aux voyageurs, les força à se retourner pour admirer la rangée de canons alignés devant la caserne. Il leur désigna surtout une pièce monstre, longue de plus de 5 mètres braquée sur un affût massif et richement ornée.

– Ceci, leur dit-il, est l’une des deux étrangetés en bronze du Kremlin. C’est le « Czar des Canons » ; l’autre est le « Czar des cloches ». Ces deux Czars ont ceci de particulier, en dehors de leurs dimensions colossales, que le canon, pesant 39.000 kilogr. et auquel il faudrait une charge de poudre de 2.000 kil., n’a jamais tiré, tandis que la cloche, du poids coquet de 195.000 kil., n’a jamais sonné.

Après ce petit discours humoristique, Ivan reprit sa marche, fit admirer à ses compagnons la porte Nicolas, et contournant les bâtiments du Sénat, suivit le passage resserré entre cet édifice et le mur d’enceinte, qui forme à l’extérieur, l’un des côtés de la Place Rouge. Ils arrivèrent ainsi à la Porte Spasky, la plus belle des cinq entrées du Kremlin. Là s’ouvrait devant eux la place du Tzar ; à leur droite ils avaient les hautes façades des couvents Voznessenski et Tchoudov et du petit Palais, en face d’eux la cathédrale Ouspensky où se trouve la cloison en vermeil à jour, ornée de statues de saints enrichies de pierres précieuses que l’on nomme l’Iconostase.

– C’est sur la plate-forme qui précède cette cloison, indiqua le guide, que les Czars sont sacrés.

Quelles que fussent les préoccupations des jeunes gens, ils se sentaient envahis par une émotion profonde, en se promenant au milieu de ces édifices dont le nom se mêle aux fastes de la Russie et qui, pour les Occidentaux semblent une rêverie orientale entrevue à travers les fumées du narghileh ou les émanations subtiles du Haschich.

Docilement ils se laissèrent conduire dans le jardin plate-forme qui borde l’enceinte le long de la Moskva. De ce point leurs regards errèrent sur le pont Moskvanitsky, sur le fleuve arrondi en un arc gracieux, sur les quartiers de Pianitzkaïa, de Iakimanskaïa, aux constructions perdues dans les arbres, aux coupoles rouges, vertes, bleues, dorées, dont les bulbes polychromes se profilent sur le paysage moscovite, comme pour rappeler qu’ils constituent la ville sainte, où la puissance temporelle et spirituelle des Czars vient chercher son ultime consécration.

Puis Ivan les ramena vers le Grand Palais et le Musée des armures.

Comme tous trois traversaient la place de l’Empereur, ils furent dépassés par un homme maigre, aux cheveux noirs, lequel disparut sous l’une des portes de l’Ouroujeinaïa Palata.

– Le seul étranger employé au Kremlin, fit le guide en désignant ce personnage. C’est un Candiote, du nom de Vasli. Mais suivons-le. Nous parcourrons rapidement les salles du Musée afin de rejoindre votre ami. Il est probable que M. le Conservateur ne tardera plus maintenant.

Pénétrant dans le palais des Armures, on passa rapidement dans les salles emplies des reliques des souverains russes : trônes, globes, sceptres, armes, vaisselle d’or et d’argent. Ivan traduisait à ses compagnons les inscriptions explicatives placées sous chaque objet.

Et soudain, les Français eurent un même mouvement de surprise. Le guide avait lu :

– Lit de Pierre-le-Grand ; lit de voyage d’Alexandre Ier ; lits de campagne de Napoléon Ier, pris au passage de la Bérésina en 1812.

– Quoi, s’écria Jean, Napoléon Ier a sa place dans cette galerie Nationale de la Russie ?

Le gardien le regarda avec étonnement.

– Bien certainement, petit père. L’Empereur Napoléon est aussi populaire chez nous que nos Czars, peut-être plus même, car il a été sanctifié par les moujicks, et dans bien des bourgades riveraines de la Volga, vous trouveriez encore des images du grand général français, le front entouré d’une auréole, devant lesquelles brûlent des lampes qui ne s’éteignent jamais.

Et s’animant :

– Est-il possible que des gens de France ignorent ces choses ? Mais ce Czar d’Occident symbolise la gloire et le triomphe chez tous les peuples d’Europe. En 1815, partout on pleura sa défaite et les Russes, les Prussiens maudirent les vainqueurs de Waterloo. Les Anglais eux-mêmes…

– Oh ! pour ceux-là je vous arrête, s’écria Vemtite. Les Anglais ont mené Napoléon à Sainte-Hélène.

– Le gouvernement anglais, oui, petit père, vous avez raison. Mais la nation anglaise l’en a blâmé.

– Allons donc.

– La preuve est facile. De 1815 à 1821, les clames de l’aristocratie anglaise, les grands seigneurs, portaient des broches ou des épingles figurant une bannière tricolore bordée de noir. Sur cet insigne était inscrite la phrase : « England outlaw » – L’Angleterre est hors la loi.

– Ah çà ! vous parlez anglais ?

– Non, répondit modestement le cicérone, seulement en passant ma vie au milieu de souvenirs historiques j’ai appris certaines choses. C’est ainsi que je sais que l’Europe était peuplée de bonapartistes, c’est le mot français je crois, et qu’en sept ans, les différents gouvernements reçurent quatorze cents pétitions, soixante mille lettres privées, demandant la libération du grand général. L’année de sa mort, il y eut quatorze mille suicides causés par cet événement. Dans ce chiffre la France entre pour 347 seulement.

Jean et Lucien écoutaient avec surprise l’humble employé. L’orgueil de la patrie chantait en eux, car cet homme que l’Europe avait admiré était un Français.

Tout à coup, un bruit de voix parvint jusqu’à eux. Ils se trouvaient dans la cage d’un escalier reliant le premier étage du musée des Armures au rez-de-chaussée. En bas deux personnes parlaient, sans se douter que des oreilles pouvaient saisir leurs paroles.

Jean reconnut Taxidi et le Grec Vasli, qu’Ivan lui avait montré quelques minutes plus tôt.

– Alors, disait ce dernier ; vous désirez, Excellence, que l’Artémis croise en face des boucles du fleuve ?

– Oui, mon ami, répondait le père d’Anacharsia.

– Vous ne craignez pas qu’un obstacle… ?

– Mette à néant nos projets. Non, non, mon bon Vasli, tu peux tout dire au capitaine, cela stimulera son zèle.

Fanfare concentrait toute son attention pour percer le sens de ces phrases. Il sentait qu’il était sur la trace du secret du maître du Karrovarka. Un frisson parcourut tout son être, lorsque le Candiote reprit en accentuant chaque syllabe :

– Prépi na o Elinas iné théni me thio célinis.

C’était, le peintre s’en souvenait, l’inscription étrange qui accompagnait l’image remarquée par lui dans le compartiment d’avant de la forteresse roulante.

Il se répétait la traduction bizarre :

– Il faut que les Grecs soient unis par deux lunes.

Que signifiaient donc ces mots étranges, inexplicables en apparence ? Cependant Taxidi hochait la tête :

– Dis-lui cela, Vasli. Ajoute que je ramène les gages de liberté annoncés.

– Mais eux… Vous suivront-ils ?

L’émotion de Jean redoubla. Eux… n’était-ce pas de lui, de ses compagnons qu’il s’agissait ?

– Eux, continua le savant, ne se doutent de rien. Et eussent-ils un soupçon, comment me résisteraient-ils. Après tout, je les sauve et j’exige d’eux un service. Cela n’est-il pas juste ?

Le Candiote s’inclina, convaincu sans doute par l’accent du docteur, car il conclut :

– Ce soir même, Excellence, j’aurai quitté Moscou.

– C’est bien. J’ai confiance en toi. Serrons-nous la main, frère, et souhaitons que les temps espérés soient venus.

Dans ces mots, il y avait une majesté souveraine. Vasli prit dans les siennes la main que lui tendait le savant en se courbant dans une révérence respectueuse, puis d’un pas rapide il s’éloigna.

– Descendons, dit alors Jean d’une voix mal assurée.

Suivi de Lucien et d’Ivan, il gagna le rez-de-chaussée. Taxidi n’avait pas bougé. En les apercevant il ramena le sourire sur son visage préoccupé, et venant à eux :

– Messieurs, déclara-t-il, j’ai été mal inspiré en vous conduisant au Kremlin. Le Conservateur, que j’ai vu, n’a pu me donner aucun renseignement sur notre Diane. Je pense que nous serons plus heureux au Musée Roumiantzoff, et si vous y consentez, nous nous y rendrons de ce pas.

Il avait repris son aspect tranquille, aimable, impénétrable.

– Quel était donc ce…, commença Vemtite.

Mais Fanfare lui saisit le bras violemment, l’obligeant à interrompre l’interrogation qui allait lui échapper, et il reprit d’un ton indifférent :

– Quel était donc le mobile qui vous poussait à venir d’abord au Kremlin ?

– Oh ! un raisonnement faux. Je supposais être renseigné de suite sur la résidence actuelle de la Diane, mais ne vous inquiétez pas, nous découvrirons sa retraite. Si vous voulez me suivre… ?

Sur un signe d’assentiment des Français, le docteur se mit en marche.

– Dis donc, fit Vemtite en retenant son ami en arrière, pourquoi m’as-tu empêché de m’enquérir de ce Candiote qui m’intrigue follement ?

– Parce que le docteur doit ignorer que nous avons surpris une partie de sa conversation.

– Je ne saisis pas.

– Je t’expliquerai plus tard. Pour l’instant, pas un mot à personne de ce que tu as entendu. Une intrigue nous enveloppe ; il s’agit de la deviner, et à nous deux, nous y arriverons.

Sans prendre garde à l’ahurissement du poète, il l’entraîna dans les traces du savant. Tous trois quittèrent le Kremlin, après avoir glissé deux roubles dans la main tendue du guide Ivan.

De nouveau, ils traversèrent le jardin Alexandre et gagnèrent la rue Moskhovaïa sur laquelle se dresse la façade renaissance du Musée Roumiantzoff (Московскій Пуаличиый и Румяппевскій Музей). Ils la contournèrent pour atteindre l’entrée située sur la rue Vagankovski, et moyennant 20 kopecks par personne entrèrent dans les galeries.

Un employé, auquel ils s’adressèrent, leur annonça que M. le Directeur Venevstiécoff faisait une tournée d’inspection dans le Musée et s’offrit à les conduire vers lui.

Taxidi ayant appris à cet homme que ses compagnons étaient Français, le Russe se confondit en protestations d’amitié, et tout en marchant, il présenta son « Roumiantzoff » sous tous les aspects.

– Le Musée, dit-il, contient une bibliothèque de 600000 volumes, de curieuses collections ethnographiques, numismatiques, minéralogiques, des sections de peinture, gravure, antiquités.

Au passage, il fit remarquer aux voyageurs plusieurs toiles de grands artistes russes. La tête de Saint Jean Baptiste, par Ivanoff (Ивановъ), la délicieuse Dentellière, de Tropinine (Троиининъ), le groupe si vivant des Liseurs de journaux, de Kiprennsky (Ќипирепскій) ; la poétique Mourante, œuvre de Venezianoff (Венеціановъ), ainsi que le tableau si lumineux et si coloré de Bruloff (Врюлловъ), la fontaine de Bakhtchéssaraï.

Taxidi et ses hôtes écoutaient avec plaisir leur cicérone, mais ils étaient impatients de se trouver en face du Directeur du Musée. Si ce dernier ignorait en quel endroit avait été conduite la statue de Diane, leur dernière espérance s’évanouissait ; ils entraient dans l’inconnu ; il leur faudrait continuer leurs recherches au hasard, sans but défini, et ils songeaient aux faibles chances de succès qu’aurait leur exploration à travers les immenses steppes de la Russie Orientale.

Jean remarqua que le docteur paraissait aussi nerveux que lui-même. Quel intérêt avait donc cet homme à retrouver la figure d’aluminium ?

Cette question déjà posée bien des fois demeura sans réponse. Oh ! Ce mystère, qui planait sur lui, agaçait l’artiste, et il ne pouvait rien dire. Un mot imprudent aurait mis le savant sur ses gardes sans éclairer la situation.

Toujours prévenant, le gardien entraînait les voyageurs à travers la galerie des portraits des russes illustres.

Avec orgueil, il les nommait au passage.

– Voyez, petits pères, voici le grand fabuliste moscovite, Kriloff, peint par notre grand Bruloff ; voici Bruloff, fixé sur la toile par lui-même ; plus loin vous apercevez les images de Césamoff, de l’Empereur Alexandre I er enfant, de Levitsky, qui a aussi exécuté un remarquable portrait de son père. De ce côté est Tourguéneff, par Répine, puis Madame de Manitcharoff et l’évêque Michel Dessnitzky, de Borovivoffsky, le prince Potemkin, de Lampy.

L’homme s’interrompit soudain, et désignant un promeneur qui se montrait à l’extrémité de la galerie :

– C’est M. le Directeur. Attendez un instant, je vais le prévenir de votre arrivée.

Il quitta aussitôt le groupe et s’approchant du haut fonctionnaire, il l’entretint à voix basse.

Le directeur sourit, regarda les voyageurs et venant à eux, les mains tendues.

– Vous êtes Français, Messieurs ?

Jean et le poète s’inclinèrent.

– Oui… et vous avez besoin de moi. Laissez-moi vous remercier de m’offrir une occasion d’affirmer l’amitié franco-russe.

Après avoir exprimé leur gratitude d’un aussi aimable accueil, les jeunes gens exposèrent au courtois directeur l’objet de leur visite.

– Bon ! fit joyeusement celui-ci. Je crois que j’ai votre affaire. Un communiqué qui m’est parvenu ces jours derniers. Il est dans mon cabinet… Je vous montre le chemin.

Une minute plus tard, tous étaient réunis dans le bureau du Directeur du Musée Roumiantzoff. Tout en feuilletant une liasse de papiers, le fonctionnaire parlait :

– Nous avons en Russie une foule de propriétaires épris d’art, qui s’intéressent à l’extension de nos collections. C’est ainsi que je suis averti de toute découverte curieuse. Tenez… Voici précisément la lettre à laquelle je faisais allusion.

Il la parcourut du regard :

– C’est bien cela. Une statue en bronze d’aluminium, dont une tribu tchérémisse a fait une image sainte et qu’elle a placé dans un temple.

– Un temple, répéta Jean d’une voix tremblante ?

– Parfaitement. Les Tchérémisses ne sont pas très fixés. Pour eux la statuaire ne doit reproduire que des êtres sacrés. Toute sculpture représente une divinité, et présentement, soyez-en sûrs, ils adorent Diane et lui offrent l’encens. Braves gens au demeurant, ces chasseurs, mais encore à demi sauvages. Ils habitent un pays couvert de forêts et de marécages, où les communications sont presque impossibles. Aussi leur instruction n’avance guère.

– Mais votre correspondant ne vous indique-t-il pas le nom du village où… ?

– Où Diane à ses autels… Je vous demande pardon. C’est à Mangouska, petite bourgade établie sur la rive gauche de la Volga, à peu près à égale distance de Nijni-Novgorod et de Kazan.

– Mangouska, redirent les visiteurs avec un accent impossible à rendre !

– Cela vous satisfait ?

– Plus que nous ne saurions l’exprimer.

– Croyez que j’en suis personnellement très heureux. Et maintenant, ajouta l’aimable Russe, maintenant que nous avons terminé les discours sérieux, voulez-vous, Messieurs, me faire le grand plaisir d’accepter à déjeuner chez moi. Il est l’heure du repas, et les hôtels ne sont pas favorables à l’estomac des voyageurs.

Les jeunes gens avaient grande envie de décliner l’invitation. À présent qu’ils connaissaient le gîte de Diane, le sol leur brûlait les pieds ; ils avaient hâte de rejoindre le Karrovarka et de poursuivre leur route ; mais le moyen de refuser l’hospitalité russe si large, si prévenante, si pleine d’aménité !

Bref ils acceptèrent, et ce fut seulement après un excellent repas qu’ils prirent congé du Directeur du Musée Roumiantzoff.

Vers deux heures après midi, tous trois, harassés mais contents de leur expédition, reprenaient place dans la forteresse roulante.

Les clowns furent mis au courant, et Vouno se plaçant au tableau de direction, le lourd véhicule se déplaça avec une vitesse modérée.

Longeant les habitations du faubourg Dorogomiliamskaïa, l’automobile gagna la berge de la Moskva, traversa la rivière recouverte d’une épaisse couche de glace, passa près du cimetière Vagankovski, à côté du champ de courses, dépassa le parc Pétrovski, l’étang Boutriky, la bourgade du même nom, et ayant ainsi contourné la ville de Moscou, se dirigea vers l’Est.

Durant quatre jours, le Karrovarka roula au milieu des grandes plaines de Moscovie.

Toujours la neige s’étendait à perte de vue sur la campagne déserte. Puis l’aspect du pays se modifia. Au delà de la rivière Oka, le sol devint montueux. C’était une succession ininterrompue de collines entre lesquelles la route serpentait capricieusement.

On perdait beaucoup de temps à effectuer ces détours incessants. Les lacets du chemin irritaient Jean, pressé d’arriver au terme du voyage. Mais Taxidi répondait placidement à ses exclamations rageuses :

– Nous approchons. Nous avons dépassé la ville d’Arzamaas, et ces coteaux démontrent que nous ne sommes pas éloignés de la Volga.

Mais il avait beau dire, le peintre continuait à s’exaspérer. Le terrain du reste devenait de plus en plus accidenté.

Parfois de véritables falaises bordaient la route, qui escaladait les pentes par des courbes sans fin.

Vers le début de la cinquième journée, l’automobile atteignit un plateau élevé du haut duquel on apercevait un immense panorama. Soudain le docteur éleva la voix :

– La Volga, dit-il.

Du doigt il désignait le fleuve dont la surface glacée courait capricieusement au fond de la vallée, ainsi qu’une avenue triomphale couverte d’un tapis d’argent.

En un instant, les Français, Frig, Frog et Taxidi se hissèrent sur la plateforme.

Le spectacle était étrange.

Sur la rive droite, des falaises drapées de neige figuraient les ruines d’une fortification titanesque, tandis que l’autre bord s’élevait insensiblement en une plaine spacieuse bordée de forêts.

Une gorge encaissée, à rampe raide, s’ouvrait devant le Karrovarka. Il s’y engagea lentement, tandis qu’une double muraille de rochers s’élevait de chaque côté, dépassait bientôt le pont et arrêtait la vue des voyageurs.

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