CHAPITRE XVI LA VILLE-MUSÉE

– La campagne romaine qu’un grand romancier a si justement appelée la terre d’orgueil !

C’est de cette exclamation que Vemtite salua par la portière du wagon la campagne de Rome. Et comme aucun de ses compagnons ne répondait, il reprit :

– Jadis s’étendaient ici les fertiles prairies du Latium. Plus tard les patriciens couvrirent la plaine de luxueuses villas, qu’entouraient des parcs ombreux, rafraîchis par les eaux courantes, embaumés par les fleurs, où des troupes de musiciens berçaient de leurs chœurs la paresse opulente des maîtres du monde. Que reste-t-il de tout cela ? Un désert rougeâtre, calciné, un sol tourmenté, dont les crevasses livrent, de loin en loin, passage au fût élancé du pin parasol. Des paysans hâves, incessamment secoués par la fièvre paludéenne, la malaria, se traînent péniblement dans cette campagne désolée. Ils vont s’abriter du soleil à l’ombre des ruines du passé. Sur le Monte Rocca di Papa ils se couchent parmi les vestiges du camp d’Annibal ; ils bordent la voie Appia, ce Père Lachaise de l’antique capitale, appuyant leurs têtes brunes aux ruines des tombeaux de leurs ancêtres. Les sépulcres de Cecilia Metella, celui de Publicius Vibus Marianus ont leurs lazzarones, comme Véies, comme Frascati, comme la Villa Torlonia. Ils grouillent, mendiants et superbes, répétant sans cesse deux gestes : tendre la main à l’aumône ; étendre le bras vers l’horizon où le soleil flamboie. Celui-ci destiné à expliquer celui-là. Les deux mouvements signifient : Je suis citoyen du Latium, je suis Romain, issu d’une race si noble, que je ne saurais me condamner au dur labeur. La mendicité leur est un droit, l’obole de la charité devenant pour eux une dîme qu’ils prélèvent sur l’étranger admis en leur pays. Ce sont des poètes sans prosodie, des musiciens sans solfège, de grands hommes en songe, en réalité de grands enfants trop fiers de leurs aînés pour chercher jamais à leur ressembler.

Le secrétaire du ministre de l’Instruction Publique était lancé. Tandis que ses amis, indifférents à ce flot d’éloquence, regardaient défiler le paysage triste mais grandiose, le poète continuait :

– Au surplus, leur orgueil n’est-il pas le plus clair de leur héritage ? Dans Rome même ne trouve-t-on pas constamment ce souci frivole des races décadentes de faire plus grand que ses prédécesseurs ? Quel cirque peut être comparé au Colysée ? Quel palais au Mont Palatin, la colline des Palais, où les empereurs engloutissaient en constructions éperdues les milliards dérobés aux peuples vaincus ? Pygmées nés de Titans, les hommes d’aujourd’hui sont impropres aux héroïsmes ; mais ils ont conservé de l’histoire la vanité frivole de l’enfant, qui oublie sa petite taille en disant avec emphase : mon père était grand ! ah ! Rome ! les Romains… !

– Rome ! les Romains ! répéta la douce voix de Nali.

Lucien, interrompu au début d’une période oratoire qu’il préparait depuis un instant, la regarda de travers, mais l’Américaine ne s’en aperçut pas. Elle parlait :

– Rome, Florence, l’Italie ! Elle a parcouru ce pays ! Elle ? N’est-ce pas moi qu’il faudrait dire ? Je ne sais pas. Il y a du brouillard sur mon souvenir.

Le doigt sur ses lèvres, Anacharsia invita ses amis au silence. La démente reprit :

– Pourtant je me souviens des merveilles, des trésors entassés sur cette terre prédestinée. Parme, Ravenne, Venise, Florence avec ses Médicis, Jean, Cosme surnommé Pater Patriæ, Pierre Ier, Laurent le Magnifique, Pierre II ; Toscane berceau des Étrusques. Et les collections de la Loggia dei Lanzi, autrefois Portique des Priori avec le Persée de Benvenuto Cellini, l’Enlèvement des Sabines de Jean Bologne ; le Palais Strozzi ; le Palazzo Vecchio où brillent les peintures sur ardoises de Ligozzi, Cigoli et Passignano ; la galerie des Uffizzi, la galerie Pitti dont les trésors s’amoncellent dans les salles inoubliables de Vénus, d’Apollon, de Mars, de l’Iliade, della Stafa, du Bain, de Poccetti, des Enfants (dei Putti). Puis l’Académie des Beaux-Arts, avec sa Tribune de Michel-Ange, et le Musée de San Marco, et le Musée National, dans le Palazzo Pretorio, et le Cenacolo di Fuligno. Quelles beautés ! Quelles grandeurs ! Quelles magnificences !

La jeune fille s’arrêta un moment. La Candiote en profita pour se pencher vers Jean et lui murmurer à l’oreille :

– Vous le voyez, elle s’exprime clairement ; sa mémoire lui retrace nettement ce qu’elle a admiré autrefois. Tout cela doit vous donner l’espoir de la guérison prochaine.

Mais le peintre haussa tristement les épaules :

– L’espoir est plus facile quand l’affection est moins grande. Pardonnez-moi de vous répondre ainsi, je suis injuste. Seulement une telle anxiété m’étreint que je n’ose croire au dénouement heureux de cette crise, qui a privé la pauvre enfant de la raison.

– Pourtant il faut croire.

Et comme Jean allait répondre, la fille de Taxidi l’interrompit soudain :

– Chut ! Elle va encore parler.

En effet Nali reprenait son monologue un instant suspendu :

– Rome maintenant défile sous mes yeux. Voici la Villa Borghèse avec ses sculptures antiques, au milieu desquelles trônent l’œuvre de Canova, Pauline Bonaparte, sœur de Napoléon Ier en Vénus victorieuse et le David de Bernin. Tout s’efface, le Palais Torlonia succède. Encore Canova, avec Hercule et Lycas. Puis la Madone de Sassoferrato au milieu de peintures adorables. Maintenant c’est le palais Piombino. Un groupe de premier ordre : Un Gaulois tuant sa femme. Le Palais Farnèse le remplace. Il passe en laissant à peine le temps d’apercevoir les fresques d’Annibal Carrache, pour faire place à la Farnésine avec le Festin des Dieux et le Triomphe de Galathée.

La folle regardait devant elle. Son gracieux visage exprimait l’extase. Durant une minute, elle demeura ainsi, puis elle eut un geste de bouderie mutine :

– Cela aussi disparaît, dit-elle. Qui vient à cette heure ? Ah ! c’est l’Hérodiade de le Pordenone, le chef-d’œuvre du Palais Doria. Oh ! et ces tableaux qui défilent en rangs pressés ; c’est la galerie Colonna.

Elle saluait de la main ces œuvres d’art que son imagination présentait à ses yeux :

– Salut, Palais Albani ! Salut, Palais Barberini ! Salut, ô Fornarina de Raphaël ! Beatrice Cenci du Guido ! Quoi ! vous vous enfuyez déjà ? Ah ! je comprends, les collections ethnographiques du Musée Kircher vous pressent. Je vous reconnais Ciste Ficeroni, Tombes de l’âge de pierre, Trésor de Palestrina. Oui, vous avez hâte de vous éloigner. La Galerie Nationale arrive, conduite par la Petite Bergère de Michetti, les pastels de Nittis, le Messidor de Ciardi.

Elle s’animait en parlant. Des rougeurs montaient à ses joues. Ses yeux prenaient un éclat insolite. Jean voulut essayer de détourner sa pensée, mais de nouveau Anacharsia lui mit la main sur les lèvres.

– Taisez-vous, lit-elle à voix basse. Laissez son idée parcourir le cycle où elle est engagée.

– Mais sa surexcitation augmente.

– Qu’importe. La nature travaille et son but est la santé. Je vous jure que si mon père était auprès de vous, il vous dirait les mêmes choses.

Fanfare courba la tête, et se cachant la figure dans ses mains, demeura immobile. Il voulait ne plus voir, ne plus entendre, car le spectacle de la folie lui faisait mal.

Et Nali continua :

– Ah ! ah ! C’est le Musée de Latran, le Musée National, le Palais des conservateurs, le Musée du Capitole ; à leur tour les Musées du Vatican se montrent. Oui, oui, je vous vois, Chapelle Sixtine drapée des fresques de Michel-Ange, salles et loges de Raphaël, Pinacothèque ! Bonjour Laocoon, Antinoüs géant, Apollon du Belvédère, Apollon Sauroctone, Tueur de lézards de Praxitèle ; Danaïde, Cléopâtre, bonjour ! Et vous aussi, Vénus Anadyomène, Persée, Pugilateurs, bonjour !

L’Américaine s’était tue, et son regard vague disait assez à ceux qui l’entouraient qu’elle ne se souvenait plus de leur présence. Un instant la lumière avait brillé dans son cerveau ; maintenant elle s’était éteinte. La folie avait ressaisi sa proie, et Jean considérait l’infortunée lorsque la fille de Taxidi murmura :

– Les crises de souvenir deviennent plus fréquentes. Mon père ne s’était pas mépris. Nous verrons miss Nali sauvée de l’abîme de la clémence.

– En attendant, observa Frig, elle a fort justement montré le difficulté que nous aurons à rencontrer le fugitive Diane.

À cette exclamation du clown, tous les regards se fixèrent sur lui ; répondant à cette interrogation muette, il reprit :

– Rome est un cité tout rempli de Miousées. Auquel adresser notre visite ? Irons-nous aux galeries de l’État, ou bien à ceux du Vatican, ou bien dans les petits galeries particuliers ? Hé ! Sir Jean, quelle est le pensée de vo ?

Ainsi interpellé, le peintre eut un geste impatient. L’Anglais l’horripilait en cet instant. Parbleu ! Il se rendait compte de la difficulté de l’entreprise ; mais de là à trouver la solution, pratique il y avait loin. Et ce bavard de Frig qui l’obligeait à confesser son ignorance, à étaler devant tous le désarroi de ses idées !

Heureusement Vemtite vint à son secours :

– Ma foi, dit-il, en arrivant en gare, la première chose à faire est de nous mettre en quête d’un hôtel.

– Well, articula le ménage Frig. Découvrir le hôtel et prendre un léger rafraîchissement de viande froide et…

– Miss Nali et Mlle Anacharsia y resteront. Il le faut, ajouta le poète sur un mouvement de la Candiote, il le faut ; notre malade est trop aisément reconnaissable, et l’emmener avec nous serait faire le jeu du coquin qui nous a volés.

– Jacopo !

– Précisément ! Pour nous, nous nous partagerons la besogne. M. Frig et Mrs Lee prendront un musée qu’ils exploreront. M. Vouno opérera de même dans un autre. Jean et moi perquisitionnerons d’un autre côté. En somme, au bout de deux ou trois jours…

– Nous aurons parcouru toutes les collections, s’écria impétueusement Fanfare, et après ? Crois-tu que ce misérable Jacopo va exposer notre Diane, bien en vue, pour qu’au premier coup d’œil nous la voyions et…

– Là là, du calme.

– Puis-je en avoir lorsque du succès de nos démarches dépend le salut de Nali ?

– Certainement. Tâche au moins d’en montrer assez pour écouter mon raisonnement.

– Va, va… je me tais.

– Et très bien fais-tu. Jacopo se figure que nous n’oserons pas venir le relancer ici. La teneur de sa lettre l’indique clairement. Il ne doit pas être fixé sur notre identité ; il ne soupçonne pas les raisons qui ont déterminé l’enlèvement de la statue. Pour lui, comme pour tout le public, des voleurs se sont introduits au Louvre et se sont emparés d’un objet d’art. Tu saisis bien l’exactitude de ces prémisses ?

– Mais oui, éternel bavard. Quelles conséquences prétends-tu tirer de cette situation qu’aucun de nous n’ignore ?

– Tu vas voir. Dans son esprit, Jacopo s’est fait le petit discours que voici : Voler des voleurs est louable. Je vais ramener la Diane en Italie, en faire don à un musée et réclamer une récompense que l’on m’accordera : le monopole de la reproduction photographique…

Le jeune homme s’interrompit pour se frapper le front :

– Et même cela va faciliter nos recherches.

– En quoi ?

– En ceci, que le drôle doit naturellement s’adresser aux musées les plus importants, ceux dans lesquels il aura le plus à glaner et par lesquels il sera le mieux protégé. Voilà qui restreint le cercle de nos investigations…

Chacun était frappé de la justesse des déductions du poète.

– Ceci posé, le Jacopo, à peine arrivé à Rome, s’est mis en quête d’un conservateur, d’un directeur assez épris d’art pour passer sur la provenance de la Diane et pour lui accorder l’hospitalité. Il a dû affirmer que le gouvernement français ignorait absolument ce qu’était devenue la statue, ce qui est vrai d’ailleurs. Puis il a ajouté que nous, qui sommes sous le coup de poursuites judiciaires, nous n’élèverons jamais la moindre réclamation. En présence de tels arguments, étant donné en outre que toutes les puissances européennes ont plus ou moins revendiqué la possession de l’œuvre d’art en question, le faquin a sûrement réussi dans sa négociation.

– Mais enfin, où veux-tu en venir, s’exclama Jean, incapable d’écouter plus longtemps les phrases que son ami enfilait complaisamment les unes au bout des autres ? Où veux-tu en arriver ?

– À cette conclusion, qu’un homme plus raisonnable que toi tirerait tout seul. La Diane figure déjà, ou est sur le point de figurer dans une collection romaine, et les considérations que je viens d’exposer me permettent d’affirmer, avec la quasi-certitude de ne pas me tremper, que nous la découvrirons, soit au Vatican, soit au Musée National, soit enfin…

Peut-être une discussion se serait-elle élevée au sujet des suppositions optimistes de Vemtite, mais le train stoppa, et les employés du chemin de fer se présentèrent aux portières en disant d’un ton caressant :

– Roma ! Roma !

Les voyageurs étaient arrivés. Ils descendirent sur le quai, et perdus dans la foule bruyante, bavarde, donnant libre carrière à son exubérance méridionale, ils sortirent de la gare.

Des cochers étaient là, brandissant leurs fouets, prodiguant aux clients les titres les plus ronflants : Prince, Altesse, Seigneur, Excellence ; exaltant les qualités de leurs chevaux, s’engageant à transporter ceux qui se confieraient à eux comme l’éclair ou comme le vent.

C’était un charivari à se boucher les oreilles, et les jeunes gens, un peu étourdis, eurent un regret à l’adresse des cochers parisiens si calmes, si paisibles, encore que des personnes, ignorantes de la verbeuse Italie, les accusent d’être « forts en mots ».

Cependant Vouno avait engagé une courte conversation avec l’un des automédons, et bientôt il appela ses compagnons :

– Le brave homme va nous prendre tous dans son corricolo ; il nous conduira à un hôtel convenable, mais non de premier ordre. Juste ce qu’il nous faut en ce moment. C’est l’Hôtel du mont Capitolin, via Giulia Romana.

Sans observation tous prirent place dans la voiture. Ils étaient un peu serrés, mais bah ! le trajet ne devait pas être bien long, et le véhicule se mit en marche.

Quittant la gare de Termini, il parcourut dans toute sa longueur la large via Cavour, traversa l’extrémité ouest du Forum, près de la colonne de Phocas et s’arrêta bientôt à la porte de l’hôtel désigné.

Dix minutes après, les voyageurs étaient installés sous des noms d’emprunt dans leurs chambres respectives. Ils se débarrassaient de la poussière que l’on récolte toujours en chemin de fer et se réunissaient autour d’une table où une collation abondante leur rendit leurs forces.

Le repas fut rapide. Personne n’avait le désir de s’abandonner aux douceurs de la bonne chère. Quelques bouchées avalées précipitamment et les hommes se levèrent. On se distribua la besogne de reconnaissance de la ville. Vemtite se rendrait au Musée National ; Jean visiterait les collections particulières ; enfin les Anglais assumeraient la lourde tâche de parcourir les musées du Vatican.

Frig aussitôt offrit le bras à son épouse, avec toute la grâce clownesque dont il était capable, et tous deux se mirent en route vers la basilique de Saint-Pierre, de laquelle les galeries sont voisines. À grandes enjambées ils gagnèrent le Corso Vittorio Emanuele, franchirent le Tibre sur le pont qui porte le nom du même roi et par le Borgo Vecchio parvinrent sur la Piazza de Saint-Pierre.

Là, ils s’arrêtaient un moment comme éblouis. La vaste place elliptique, ceinturée d’un portique de quatre rangs de colonnes doriques surmontées de statues colossales, la petite place (Piazzetta) qui fait suite, le perron et la façade de la basilique les écrasaient par leur grandeur.

Leurs regards erraient incertains de l’obélisque d’Héliopolis occupant le centre de la Piazza, aux Fontaines de Carlo Moderna, aux figures grandioses de pierre, au dôme audacieux dont la demi-sphère se dresse sur le tout ainsi que la tiare orgueilleuse de la papauté.

Les clowns avaient beau écarquiller les yeux, ils n’apercevaient rien qui ressemblât à l’entrée d’un musée, selon l’idée que l’on s’en fait en France ou en Angleterre. Des passants, rapetissés par les proportions gigantesques du décor, se dessinaient sur le sol de la place ainsi que des fourmis noires.

– Si nous demandions le chemin de nous ? proposa timidement Lee.

Mais son mari secoua la tête. Il se souvenait de sa burlesque aventure à Hambourg et ne se sentait aucune propension à recommencer ses exercices de linguistique.

– S’il y avait seulement un policeman, grommelait-il.

On sait qu’à Londres, les agents de la police sont les plus aimables gens que l’on puisse rêver. Courtois, affables, ils sont la providence des voyageurs égarés, et le clown en formulant son souhait exprimait clairement sa détresse.

Hélas ! Nul agent de la paix publique ne se montrait. À pas lents, le couple fit le tour du portique et se retrouva bientôt à son point de départ, aussi embarrassé qu’à l’arrivée.

Soudain le clown avisa un garde-noble, qui se pavanait majestueusement dans l’uniforme brillant et bizarre des gardes du Vatican.

– Well ! murmura-t-il, celui-ci est de la maison ; il m’indiquera la porte des Miousées.

En trois enjambées il fut auprès du promeneur, et avec son inimitable accent demanda :

– Pardon ! Monsieur le Signor ; pourriez-vous indiquer a moi le intrance du Miousée ?

Le soldat le regarda, un large sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles, et il s’écria :

– Vous êtes un englishman ?

– Yes, répliqua joyeusement le clown, et vous also ?

Il avait reconnu un compatriote. Désormais sa tâche serait facile. Cependant le garde après une légère hésitation reprit :

– Je suis de Grande-Bretagne, mais non d’Angleterre. Je naquis en Irlande et me nomme Sir Thomas Haddock.

– An Irishman, fit à part elle la gentille écuyère, en avançant les lèvres pour une moue significative disant tout le mépris des insulaires de la grande île pour ceux de la petite.

Mais Frig, s’il partageait le préjugé commun, n’en laissa rien paraître et déclara gravement :

– Irish ou English, c’être le même chose. Je renouvelle la question : Where is the intrance ?

La figure du garde-noble s’épanouit et du ton le plus aimable :

– Voulez-vous que je sois votre guide ?

– Très volontiers. Mais permettez que je comble le lacune du conversation en présentant moi-même : Sir Flower et Mistress Flower, industriels en voyage d’agrément.

Haddock s’inclina, – un Anglais s’incline toujours devant l’homme assez fortuné pour parcourir le monde en amateur, – et il se mit en marche.

– Pourquoi ce nom de Flower qui n’est pas le nôtre, dit tout bas l’écuyère à son mari ?

– Pourquoi ? Vous le demandez, Lee ? Vous oubliez très bien certainement que nous avons à trembler devant les policemen. Ce serait donc très naïf d’indiquer la véritable appellation de nous-mêmes.

Cela était tellement évident que la jeune femme s’excusa aussitôt de son intempestive question, et les trois personnages continuèrent leur route de ce pas digne et allongé qui fait reconnaître en tout lieu le touriste anglais.

Le guide se glissa sous la colonnade, près de l’angle de la Piazza et de la Piazzetta, et montrant une porte qui trouait la façade d’un bâtiment situé en arrière :

– Voici l’intrance demandée, Sir.

Comme Frig s’inclinait, il reprit :

– Vous m’avez dit, je crois, que vous étiez en voyage par plaisir ?

– Yes, répliqua le clown sans deviner où tendait cette question.

– Alors permettez-moi de vous donner un conseil ?

– Ne vous gênez pas, donnez cette conseil, reprit poliment Frig.

Sir Thomas Haddock eut un sourire satisfait et d’un ton pénétré :

– Les collections du Vatican sont si riches, que les traverser en un seul jour ne permet de rien voir. On sort de là, pris de vertige, et l’on n’emporte aucun souvenir. Ce n’est point là ce que vous désirez, j’imagine ?

– Non certainement, murmura l’Anglais qui, on le sait, voulait voir et bien voir.

Le sourire du garde s’accentua :

– Allons, je vois que vous comprenez l’art comme il mérite d’être compris. Voici donc ce qu’à mon avis il conviendrait de faire. Aujourd’hui nous visiterons la chapelle Sixtine, les chambres et loges de Raphaël. Demain, nous prendrons rendez-vous pour parcourir le Pinacothèque et les galeries de tableaux. Ensuite nous passerons au musée de sculpture et enfin à la bibliothèque et au musée Chiaramonti.

Après tout, ce que souhaitait le clown, c’était de ne laisser aucun coin inexploré, et la combinaison de son cicérone avait l’avantage de lui permettre de séjourner assez longtemps dans chaque partie de l’édifice pour atteindre ce résultat. Il souscrivit donc des deux mains à l’arrangement et la visite commença.

Frig pouvait se vanter d’avoir trouvé un guide consciencieux. Par le corridor de Bernin, Thomas Haddock le conduisit à la Scala Regia (Escalier Royal), à la chapelle Sixtine et aux loges. Et vraiment le voyageur avait le loisir de tout examiner en détail. Trop de loisir même, car l’Irlandais ne lui faisait grâce d’aucune explication.

Après avoir salué le gendarme pontifical, qui garde le premier palier de l’escalier royal, et s’être fait délivrer des permis de visiter, le garde-noble se livrait à de véritables conférences sur les fresques de Michel-Ange. Le Jugement dernier, expliqué par lui, agaça le clown et sa blonde compagne. Le défilé des pages inoubliables de l’Ancien Testament les horripila. Aux chambres de Raphaël, à l’Incendie du bourg, devant la Philosophie, ils craignirent de succomber à une crise nerveuse ; aux loges, parmi les cinquante-deux, peintures de Raphaël, ils se sentirent devenir fous.

Jamais dans leur carrière d’hippodromes, on ne les avait autant gavés d’art.

Dire leur joie, lorsque leur impitoyable cicérone leur annonça qu’ils avaient rempli le programme de la première journée, est impossible. Ils en oubliaient que, dans leurs pérégrinations, ils n’avaient rien découvert qui se rapportât à la Diane de l’Archipel.

Ce fut avec un sentiment de délivrance qu’ils se retrouvèrent sur la place Saint-Pierre. Là, le garde-noble tendit la main et reçut, le pourboire que méritait sa belle conduite. Et même, le clown, un peu ennuyé de rentrer bredouille à l’hôtel du mont Capitolin, poussé aussi par un vague désir de rester en bons termes avec Haddock, le pria d’accepter à dîner, ce que celui-ci fit après quelques façons.

Le restaurant del Popolo, bien connu des touristes, était proche. On s’y installa et l’on se sépara fort tard, étant devenus les meilleurs amis du monde.

À l’hôtel, le clown apprit que ses compagnons n’avaient pas été plus heureux que lui, et il en inféra naturellement que, le lendemain, il devrait de nouveau se livrer aux débordements oratoires du garde-noble.

Rien n’était plus vrai. Patiemment, mais vainement, il déambula à travers le Pinacothèque et les galeries de tableaux, mais au beau milieu de la visite, son courage l’abandonna devant la Mise au Tombeau de Michel-Ange de Caravage, et il prétexta un rendez-vous important pour échapper à l’Irlandais, véritable catalogue vivant ; c’était reculer pour mieux sauter. Le troisième jour, il dut reprendre sa promenade à travers les chefs-d’œuvre que sa nature acrobatique ne comprenait pas. Positivement l’honnête garçon se sentait devenir enragé, et la douce Lee elle-même, éprouvait des mouvements de colère qu’elle avait ignorés jusqu’à ce jour.

Chaque fois qu’ils revenaient à l’hôtel, ils espéraient voir finir leur supplice. Peut-être un de leurs compagnons aurait-il découvert la trace de l’introuvable Diane. Mais toujours ils recevaient la même réponse : Rien, encore rien.

Maintenant, quand ils sortaient, ils examinaient les magasins, épluchant la « montre » des marchands d’estampes, de dessins, de photographies, espérant qu’une reproduction de la malencontreuse statue les mettrait au moins sur la piste du larron Jacopo.

Peines perdues ! De guerre lasse, ils commençaient à se demander si le fourbe n’avait pas trompé Vouno en lui indiquant Rome comme le lieu de sa retraite ? L’hypothèse n’avait rien d’impossible malheureusement.

Bref, le quatrième jour, ils résolurent d’en finir. Avec une admirable patience, ils se laissèrent promener dans les galeries de sculpture, poussant des aoh ! laudatifs devant les statues célèbres que leur nommait Thomas Haddock, leur infatigable cicérone.

La Mosaïque et le Jupiter d’Otricoli, le bassin de Porphyre des Thermes de Titus, l’Antinoüs de Palestrina, la Junon du palais Barberini furent l’objet de longues dissertations, qui se continuèrent à propos d’Apollon Musagète, de Pénélope assise, de Posidippe, de Ménandre ! Dans le cabinet des Masques, l’Irlandais reprit haleine ; mais son éloquence se remit à couler à flots devant le Bacchante, le Faune, Vénus Anadyomène, Apollon, les Molosses. Le Mercure du Belvédère, connu sous le nom d’Antinoüs du Belvédère, lui inspira des périodes pathétiques. Puis ce fut le tour du Méléagre, du tombeau de Scipion, d’Auguste, de l’Athlète, de Minerve, de la Pileuse, des Tapisseries de Raphaël ; on avait parcouru les galeries qui entourent le jardin della Pigna.

– Bon, fit tout à coup le clown, ces Vénus, Junon, Diane sont très beautiful, je ne povais pas dire le contraire, et je faisais le souhait à toutes les femmes de leur ressembler ; mais le Daily News a prétendu un jour que le Miousée du Louvre possédait un scioulpture plus jolie beaucoup.

Et comme le garde-noble le considérait avec stupeur en grommelant :

– Le musée du Louvre, à Paris ? Peuh ! qu’est cela auprès des galeries romaines ?

Frig poursuivit paisiblement :

– Je ne savais pas, moi. C’est le Daily News. Il parlait d’un statue en zinc, ou en acier… enfin un métal…

– En aluminium, peut-être ? fit étourdiment l’Irlandais.

– Just ! C’est cela, en aluminium… Attendez… oui, le Diane du Archipel, qui était au Louvre.

– Qui était, répéta sir Thomas en appuyant sur l’imparfait.

Le clown parut ne pas comprendre :

– Oui, sans doute. Je me propose, en revenant, de m’arrêter à Paris pour le voir.

La voix du brave garçon tremblait légèrement. Les répliques de son interlocuteur l’avaient amené à penser que ce dernier connaissait le sort de la Diane. De là une émotion qu’il ne put entièrement maîtriser. Mais Haddock n’était pas un modèle de perspicacité ; il ne remarqua pas le trouble de son compatriote et baissant le ton :

– Inutile de faire un si long trajet.

Il s’arrêta, hésitant à aller plus loin, mais il avait la reconnaissance de l’estomac, le digne gentleman, et Frig l’avait si parfaitement fait dîner au restaurant del Popolo. Et puis, les meilleures natures ont leurs faiblesses ; peut-être songea-t-il à une nouvelle invitation possible. Toujours est-il qu’il continua :

– Dès l’instant que l’Angleterre ne possède pas cette statue, il vous est indifférent, n’est-ce pas, qu’elle se trouve en France ou ailleurs ?

– Absolument, dit le clown en comprimant les pulsations de son cœur.

– Alors écoutez-moi. Surtout ne répétez pas. C’est un secret et mon emploi est en jeu.

– Cela suffit ! On ne fait pas du tort à un compatriote. Du reste, si vous avez le moindre crainte, ne faites pas de moi votre confident.

La meilleure façon de faire parler un bavard est de paraître indifférent à ce qu’il veut conter. La réponse de Frig leva les dernières hésitations du garde-noble :

– Oh ! pas de crainte avec vous, sir Flower, et je le prouve. La statue de Diane a été volée au Louvre par des malfaiteurs.

– Cela est-il possible, clamèrent les deux Anglais avec une surprise bien jouée ?

– Très possible, puisque cela est. Un Italien, photographe voyageant en Crète, a pu la reprendre aux ravisseurs, et moyennant le monopole de la reproduction, il la cédera aux musées du Vatican. Là, on la cachera pendant quelque temps, et dans un an ou deux on la placera tranquillement parmi les autres.

– Devil ! Je n’ai pas le volonté de demeurer un an ou deux à Rome !

– Qui vous parle de cela ? Je suis chargé de me rendre demain soir, à la nuit, chez le détenteur du sujet. Rien ne vous empêche de m’accompagner et vous verrez la Diane de l’Archipel.

Du coup, Frig ne sut pas résister à l’envie de serrer la main de Thomas Haddock. Celui-ci ravi de cette expansion, qu’il prit pour la joie d’un esprit artistique, poursuivit :

– Deux commissionnaires m’attendront près le Colysée, à l’angle de la Via del Colosseo. Soyez là vers six heures. Vous me suivez à quelque distance, vous vous glissez dans les magasins du photographe et le tour est joué.

– Ma foi, c’est toute simplement admirébel et jamais je n’aurais combiné cela aussi parfaitement bien.

– Oh ! nous autres militaires… fit modestement l’Irlandais !

– Ma foi, je ne vous quittais plus, nous allons dîner together… non, ensemble.

Plus encore la face rose du garde s’épanouit :

– Si mon acceptation n’est pas indiscrète…

– Indiscrète, y pensez-vous, dear sir ; après l’amabilité que vous m’adressez. No, no, acceptez, et je serai encore votre most obliged.

En offrant à son cicérone un copieux repas, le clown avait son idée. La bonne chère, arrosée de vins choisis, délièrent la langue du garde-noble, et lorsque les amis se quittèrent fort avant dans la soirée, Frig savait que les commissionnaires avaient été engagés par un scribe du Vatican, de telle sorte que Thomas ne les connaissait pas. De plus, il avait appris que la statue se trouvait chez il Signor Leocadi, fotografo, 35, via Nazionale.

Enfin un plan avait germé dans son cerveau inventif. C’est de ces diverses choses qu’il s’entretint au retour avec ses amis, et tous attendirent avec anxiété la journée du lendemain, qui allait décider de leur sort.

Avant l’aube, ils étaient debout. La matinée fut employée en courses à travers la ville, en visites mystérieuses à des marchands d’habits, et l’on revint à l’hôtel avec des paquets de bardes. Le déjeuner expédié nerveusement, chacun se retira dans sa chambre. À cinq heures du soir, Frig, Jean et Vemtite ressortaient, accompagnés de Vouno. Ils gagnèrent le quai Vallati bordant la rive droite du Tibre. Là, ils se glissèrent dans un étroit passage presque toujours désert et procédèrent à une étrange mascarade.

Dépouillant les pardessus qui les couvraient, les Français apparurent en tenue de commissionnaires ; paletots et chapeaux furent remis à Vouno qui retourna aussitôt à l’hôtel où l’attendaient Anacharsia et l’Américaine. Alors les jeunes gens tirèrent de leur poche des casquettes, les campèrent sur leur tête et regardant le clown bien en face, demandèrent :

– Croyez-vous que l’on nous prendra pour de véritables commissionnaires ?

Frig se gratta le nez, ce qui chez lui indiquait le doute. Enfin il grommela :

– Si le gentleman Haddock était Anglais, peuh ! peuh ! Mais c’est un Irlandais, et ils ne sont pas très clairvoyants dans le Île verte. Je pense qu’il n’est pas malin assez pour découvrir le subterfuge.

Il prononçait subterfiouge.

– Enfin, le temps il était véloce, venez. J’avais encore beaucoup fort à faire.

Sur ces mots, tous trois se dirigèrent vers la rue du Colysée. L’Anglais installa ses compagnons sous une porte, puis il alla se poster à l’angle qui lui avait été indiqué comme lieu du rendez-vous.

Il n’attendit pas longtemps. Bientôt deux commissionnaires à l’allure lourde parurent. Ils regardaient autour d’eux comme s’ils cherchaient quelqu’un. À trois pas du clown, ils s’arrêtèrent. Il n’était pas permis d’en douter, ces hommes étaient ceux qui avaient été mandés pour le transport de la Diane.

Vivement le mari de Lee se rapprocha d’eux.

– Vous avez le rendez-vous avec un guarde du Vatican, demanda-t-il avec un magnifique sang-froid ?

– Si, Signor, yes, gentleman, baragouinèrent les deux hommes, qui ainsi que tous les gens de leur condition à Rome, étaient arrivés, au contact des touristes à parler une sorte de volapuk composé de tous les idiomes d’Europe.

– Well ! Eh bien, la petite course, il était remis à demain. Voici quatre lires (4 francs) pour le dérangement de vo ce soir.

– Alors il faudra revenir, signor ?

– Demain à le même heure.

Les gaillards empochèrent les pièces de monnaie, couvrirent le Signor de bénédictions et s’en retournèrent enchantés de ce profit imprévu. Frig les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Quand leur silhouette se fut effacée derrière les maisons d’une rue latérale, il appela du geste ses compagnons, qui, de leur cachette avaient suivi avec anxiété tous ses mouvements.

– Premier acte terminé, déclara le clown en se frottant les mains. Le substitution de commissionnaires est achevé. À présent, il fallait remplacer le garde-noble également.

Il fouilla dans sa poche, en tira une mince cordelette de chanvre :

– Vo povez voir que j’ai le nécessaire.

Et comme Jean, dans son anxiété, montrait un visage contracté.

– Be quiet, soyez calme, continua le brave garçon. Vous tireriez du sommeil le soupçon. Un commissionnaire portait les packets, mais il ne portait pas les yeux au ciel.

Bon gré, malgré, les Français souriaient de la remarque, quand Frig murmura :

– Attention à vos… Voici le sir Thomas Haddock.

En effet, le garde du Vatican traversait la place.

– Attendez-moi là, ordonna le clown qui, cette recommandation bien faite, marcha à la rencontre du nouveau venu.

Les deux hommes s’inclinèrent, échangèrent une poignée de mains à se rompre les os, selon la coutume cordiale des habitants de la Grande-Bretagne.

– Vos hommes, ils étaient là, fit alors Frig. Mais voulez-vous me permettre de vous retarder quelques minutes ?

Il savait bien que son interlocuteur n’avait rien à refuser à un compatriote qui le bourrait de dîners succulents.

– Je vous en prie.

À cette réponse escomptée d’avance, le brave garçon salua de la tête et doucement :

– Trop aimable, dear Sir. Mais voici le chose, je crains que mon séjour dans Rome soit abrégé, et je désirais mettre les bouchées doubles.

– Vraiment vous pensez partir si vite ?

– Oui, avec le intention de revenir. Enfin je reprends. Me trouvant devant le cirque Colysée…

– Ou amphithéâtre Flavien, compléta Haddock, reprenant aussitôt son attitude de cicérone, construit sous Vespasien et Titus, empereurs de Rome, par les captifs juifs ramenés après la guerre de Judée. Il fut inauguré par des fêtes qui durèrent cent jours, et durant lesquelles plus de dix mille gladiateurs ou esclaves et cinq mille fauves furent égorgés dans l’arène.

Il était lancé, mais son compagnon n’avait pas le temps de l’écouter. Aussi, il l’interrompit pour lui dire :

– Justement ! je voulais profiter de le voisinage, pour faire le tour de l’arène, me faire une idée de le monument pendant le jour, et puis revenir ce soir après dîner.

Les yeux de Thomas brillèrent, ils entrevoyaient un nouveau repas. Et le garde, pauvre comme beaucoup de ses collègues, était sensible à un festin qui le changeait totalement de son maigre ordinaire.

– Allons donc, ce n’est rien cela. Dix minutes suffisent. Nous marcherons un peu plus vite ensuite. Venez donc gentleman, venez.

Intimant aux pseudo-commissionnaires l’ordre de rester où ils étaient, Haddock entraîna son compatriote vers les ruines géantes du Colysée. Par l’une des quatre-vingts arcades, tous deux pénétrèrent dans l’immense cirque, qui, au dire des anciens, pouvait contenir cent sept mille spectateurs.

Pour la première fois, depuis que les hasards du voyage lui faisaient parcourir les milieux artistiques, Frig se sentit ému.

Ce monument gigantesque, où les ordres d’architecture dorique, ionique, corinthien, attique se mêlent et se superposent, ce monument était un cirque. Il avait été élevé à l’usage des acrobates, gladiateurs, clowns de l’antiquité. Frig se redressait malgré lui ; il foulait le sol de l’arène d’un pas triomphal, en songeant que les plus spacieux théâtres ne sont que maisonnettes auprès du vaste hippodrome.

Ma foi, la vue du Colysée valait seule une excursion à Rome. Et Thomas, toujours disert, faisait pleuvoir l’averse intarissable de ses connaissances locales. Il montrait la série de marches et d’escaliers qui accèdent à la terrasse du quatrième étage, d’où l’on découvre un si superbe panorama de la ville et de la campagne environnante ; il nommait les souverains, les papes, qui s’étaient attachés au déblaiement, à la restauration du Colosseum, depuis Macrin, Héliogabale et Alexandre Sévère jusqu’à Napoléon Ier, en passant par le chef normand Guiscard, les papes Pie VII, Léon XII, Grégoire XVI et Pie IX.

Des bouffées d’orgueil montaient au cerveau de Frig. Il assistait en imagination à l’apothéose du Cirque, et même il se surprit à regretter de n’avoir pas été citoyen de l’ancienne Rome. Dame ! c’est joli d’être Anglais, et les Anglais aiment les sports ; mais il faut bien le reconnaître, jamais les citoyens du Royaume-Uni de Grande-Bretagne n’ont songé à construire un Colysée pour jouer au football, au crocket ou au polo.

Brusquement ces fumées vaniteuses se dissipèrent. Le but de la visite, un instant oublié, se représentait à l’esprit de l’époux de Lee. Il s’agissait de prendre la place du garde-noble, et à la faveur de ce changement, d’enlever tranquillement avec le secours des faux commissionnaires la statue de la Diane au photographe Leocadi de la via Nazionale.

Acteur moderne, le clown allait jouer sa scène dans ce théâtre déshabitué des exercices des acrobates ; cela était glorieux, mais difficile. En un instant, le bavardage de Haddock aidant, les ruines se peuplèrent pour l’Anglais des acrobates, danseurs, pugilateurs, gladiateurs de l’antiquité.

Il crut voir un peuple d’ombres envahir les gradins écornés, se suspendre aux corniches, se grouper sur les entablements, sous les portiques. La parole du garde-noble évoquait Alamanus qui, après avoir combattu dix années avec le filet des rétiaires, sous lequel il emprisonnait ses ennemis, tomba enfin dans l’arène. Les mânes des gladiateurs : Karielos venu de Grèce, Ipsis le Thrace, les esprits des captifs voués aux bêtes et transportés à Rome sur les galères venant du Pont, de Syrie, d’Égypte, de Numidie, d’Ibérie ou de Gaule, apparaissaient aux yeux troublés du clown. Puis c’étaient des théories de danseuses thébaines, les musiciennes de Babylonie, les marins qui figuraient des combats maritimes dans l’arène remplie d’eau. Et devant ces spectateurs choisis, Frig craignait de sembler terne, pâle, falot.

Mais ces visions s’effacèrent peu à peu. Le sentiment de la réalité reprit le dessus. Au surplus, la pièce qui allait être « interprétée » avait un but plus noble que toutes les représentations passées. Il s’agissait de reconquérir la raison d’une jeune fille et l’honneur d’un homme.

Galvanisé par cette idée, Frig promena autour de lui un regard inquisiteur ; une bande de touristes était massée à l’extrémité opposée du Colysée, très attentive aux explications d’un guide. À sa droite, le digne garçon avait un trou béant, coupé de murs en ruines. C’était la partie des loges souterraines déblayée par M. Pietro Rosa. C’était là où jadis étaient enfermées les bêtes féroces destinées aux combats de l’arène.

En une seconde, la résolution de Frig fut prise. Sa physionomie, son attitude changèrent. Un sourire distendit ses lèvres ; son index, par un mouvement de bras inexprimable, fut amené en contact avec son nez. Tout bas il proféra son exclamation habituelle : Well !

Après quoi, en deux bonds il escalada un pan de mur, qui dominait la portion du souterrain mise à jour par la pioche des fouilleurs.

– Eh ! que faites-vous, s’écria Thomas Haddock ?

– Je voulais voir les cabanes où on mettait les bêtes dans le temps d’autrefois.

– Nous pourrions remettre cela à ce soir.

– No, déjà maintenant il y faisait noir comme dans une four. Venez, please, je comprenais pas ceci. Un ou deux petits minutes seulement.

L’Irlandais maudit tout bas son compatriote, mais il se rappela aussitôt que l’on dînait bien en sa compagnie, et avec beaucoup plus de peine que lui, il se hissa sur le mur.

Alors le clown, muet jusqu’ici, se mit à interroger son guide avec volubilité. Tout en parlant, il passait d’une muraille sur l’autre, et peu à peu, parcourant les crêtes des cloisons, piliers de soutènement, il s’éloignait de l’arène.

Soudain il s’arrêta. Les deux hommes étaient perchés sur des blocs de pierre dominant de trois mètres environ une cave en partie voûtée. Penché sur le bord, le clown affectait un intérêt considérable pour la maçonnerie, qui avait résisté aux efforts destructeurs de la nature durant tant de siècles. Un geste enthousiaste compromit son équilibre. Il étendit les bras, se cramponna à l’épaule du garde-noble. Tous deux oscillèrent un instant, et finalement emportés par les lois de la pesanteur, durent sauter dans le souterrain.

Avant que Sir Thomas Haddock, étourdi par cette chute, eut repris son aplomb, le clown lui appuyait une main sous le menton, lui passait la jambe, l’envoyait rouler sur le sol et, avec une dextérité que l’honorable corporation des gendarmes lui eut enviée, ligotait, bâillonnait, réduisait à l’état de saucisson, l’infortuné guide du Vatican.

Celui-ci ahuri, terrifié, roulait des yeux effarés. Il se demandait probablement si son compatriote ne venait pas d’être frappé d’aliénation mentale. Son effroi ne connut plus de bornes, lorsque Frig se mit à le dévêtir méthodiquement. Et il perdit connaissance avant la fin de l’opération.

Cela n’émut pas le clown :

– All right ! grommela-t-il, voici le solution le plus simple !

Rapidement il enfilait le pantalon, la tunique de Haddock, il bouclait son ceinturon, se métamorphosant ainsi en garde-noble.

Sa toilette achevée, il traîna l’Irlandais toujours évanoui sous la voûte sombre qui recouvrait une partie de la loge souterraine, plia soigneusement ses propres vêtements qu’il déposa auprès de sa victime, puis s’accrochant aux aspérités de la muraille, il se retrouva en un instant perché sur le pilier où il était tout à l’heure. Regagner l’arène, sortir d’un pas posé de l’enceinte du Colysée et rejoindre les faux commissionnaires qui commençaient à maugréer, fut l’affaire de deux ou trois minutes. Jean et Lucien eurent un serrement de cœur en apercevant l’uniforme du garde-noble, mais ils furent bien vite rassurés en reconnaissant leur fidèle compagnon.

– Tout a bien marché ? firent-ils d’une seule voix.

– Yes, répondit l’Anglais. Mais nous n’avons pas du temps de trop. À plus tard les explanations… no… explications. Filons chez le signor photographe Leocadi, plutôt à le galop que au pas.

À une allure aussi rapide que possible, car il ne fallait pas attirer l’attention des passants, les trois amis parcoururent la via dei Serpenti, la rue Cavour, des ruelles étroites, la via Milano. Ils atteignirent la rue Nationale, et s’arrêtèrent devant un magasin, aux vitrines encombrées de photographies, sur la porte duquel s’étalait, orné d’un paraphe prétentieux, le nom de Leocadi.

– Demeurez muets comme des carpes, souffla le clown à l’oreille des pseudo-commissionnaires.

Sur cette recommandation, il pénétra dans le magasin, où un petit homme brun, sec, arrangeait sur des tablettes, avec des poses d’artiste inspiré, des agrandissements d’instantanés obtenus, ainsi qu’en faisait foi une étiquette superbement calligraphiée, au moyen des appareils photosphères.

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