CHAPITRE XVII SUR LE TIBRE

Le photographe avait levé la tête. À la vue de l’uniforme de l’Anglais, il s’inclina profondément :

– C’est vous, révérendissime seigneur, que le musée du Vatican a délégué vers moi, Leocadi ?

– C’est moa, révérendissime gentleman, répliqua Frig qui ne voulait pas être en reste de politesse avec son interlocuteur.

Et désignant ses compagnons qui, à cet instant décisif, enviaient vainement le beau sang-froid du clown :

– Voici les porteurs de le gentil Diane.

L’Italien avait paru frappé de l’accent du pseudo-garde.

– Vous êtes Anglais il me semble, illustre gentilhomme ?

– Yes, Anglais de le Angleterre. Sir Thomas Haddock, baronnet, sans grande fortune malheureusement.

Il se reprit avec un air hypocrite dont ses amis faillirent pouffer de rire : – C’est-à-dire heureusement, puisque ce pauvreté m’a incité à entrer dans le garde noble du Vatican.

Une inclination respectueuse du photographe montra qu’il était dupe de cette explication.

– En ce cas, Excellence, soyez assez bon pour me suivre. La statue est remisée au fond de mes ateliers où vos hommes de peine la prendront.

Sur ces mots, il prit la tête du groupe, et tous, dans ses traces, traversèrent les ateliers, obligés à de continuels détours par les cuves où clapotaient des bains photographiques variés.

Enfin, après un seul accident provoqué par Vemtite qui accrocha et renversa une décoction de bitume de Judée, on parvint au coin retiré dans lequel il signor Leocadi avait caché la statue d’aluminium.

Un rideau de serge, dont les anneaux glissaient sur une tringle de fer rouillée, isolait la mystérieuse divinité.

– C’est ici, dit l’Italien d’une voix grave. Messieurs, remplissez votre mission.

Il écarta le rideau, mais à la profonde stupéfaction de tous, on n’aperçut rien qu’un bloc de bois haut de quelques centimètres. À la rigueur ce billot eut pu servir de support, mais en ce moment il ne supportait pas la moindre sculpture.

Si les voyageurs étaient surpris, le photographe l’était bien davantage. Brusquement il était entré dans le réduit et instinctivement il soulevait le socle où lui-même avait placé la Diane, comme si l’énorme masse de métal avait pu glisser dans le vide étroit qui existait entre le piédestal et la muraille.

– Corpo di Bacco, fit-il enfin, que signifie cela ?

– Quoi, murmura Frig pressentant quelque nouveau malheur…, la statue… ?

– Était là, noble seigneur, et elle n’y est plus.

– On l’a déplacée sans doute ?

– Déplacée, oui, vous dites vrai… On a dû la déplacer.

Aussitôt tous se mirent en quête, explorant les moindres recoins. Cela dura vingt minutes. Après quoi, tous se retrouvèrent dans le magasin.

Jean était livide. À la pensée que Diane allait lui échapper encore une fois, que la guérison de Nali se trouverait retardée, il sentait un vent de démence souffler sur lui. De son honneur atteint, il n’avait cure ; c’était à l’Américaine, à elle seule qu’il songeait, et il fut sur le point de tomber sur le sol quand Leocadi, dont les mains fourrageaient avec rage l’épaisse chevelure, s’écria avec désespoir :

– On m’a volé ! On m’a volé !

En d’autres circonstances, on eût pu lui faire remarquer que lui-même s’était approprié la Diane de façon peu licite, mais à cette heure, les assistants songeaient bien à lui adresser une mercuriale de ce genre. Ils s’indignaient avec lui, maudissant le larron.

– Tenez, seigneur, glapit tout à coup l’Italien, attendez-moi ici, caro mio. Je cours chez le directeur de la police ; je fais mettre toutes les brigades de sûreté en campagne. Il faut que l’on retrouve la signorina d’aluminium. C’est ma fortune, c’est la confiance del Museo Vaticano qui sont en cause.

Prenant en hâte son chapeau, Leocadi se précipita au dehors.

Les conjurés se regardaient ahuris, hébétés par ce résultat inattendu de leur démarche. Le premier, Frig retrouva assez de calme pour murmurer :

– Aoh ! le police. Ce était pas du tout l’affaire de moi.

Parbleu, ce n’était l’affaire de personne ! Vemtite et Jean sentaient bien que l’arrivée des policiers gâterait tout. Ils seraient arrêtés, jugés, condamnés pour s’être livrés sur la personne du véritable sir Haddock à une plaisanterie du plus mauvais goût. L’enquête établirait leur identité. Qui sait si on ne les renverrait pas en France, sous l’escorte des gendarmes ? Sans doute la gendarmerie se recrute parmi de braves gens, mais il n’en est pas moins douloureux d’avoir toujours à ses côtés un représentant de la loi ! Et puis l’arrivée en France sans la statue, preuve de l’innocence de Jean, de la mauvaise foi d’Ergopoulos, ne serait-elle pas fatale au peintre ?

Ces réflexions prirent à peine quelques secondes. Leur résultat immédiat fut cette proposition de Lucien :

– Si nous filions ?

Sans répondre, ses amis se dirigèrent vers la porte, mais au moment où ils l’atteignaient, elle s’ouvrit brusquement, livrant passage à un garde-noble.

Du coup, les conjurés perdirent la tête. Le nouveau venu les considérait curieusement, surpris de voir l’uniforme de sa compagnie sur les épaules d’un homme qu’il ne connaissait pas. Sa mine préoccupée indiquait un commencement de défiance. Cependant il demanda avec politesse :

– Savez-vous, Messieurs, si sir Thomas Haddock est venu dans cette maison ? Son absence a paru longue et l’on m’a chargé de le presser.

Sir Thomas Haddock ! Le garde s’adressait précisément à celui qui avait emprunté le nom de son camarade. Incapables de répondre les trois coupables secouèrent négativement la tête en essayant, par un mouvement tournant, de gagner la porte.

Leur manœuvre donna du corps aux soupçons du soldat. Il se planta carrément devant la sortie et d’un ton railleur :

– Pas si vite, Messieurs. J’ai le plus vif désir de causer avec vous.

– Je bavardais jamais, répliqua sèchement Frig avec un nouveau mouvement vers l’issue ; mais son interlocuteur lui mit la main sur l’épaule et froidement :

– Vous m’accorderez bien un instant. Il est étrange qu’un homme de ma compagnie me soit inconnu, et je désire vivement faire votre connaissance.

Le tonnerre tombant au milieu d’eux n’eut pas terrifié les voyageurs autant que cette simple phrase. Par sa curiosité, le garde-noble les perdait. Leocadi allait revenir avec la police, une explication s’en suivrait, il serait établi que le clown n’avait aucun droit au nom dont il s’était paré, et alors… alors…

Rapide comme la pensée, l’Anglais passa la jambe à l’indiscret soldat, le renversa à terre, lui enleva ses aiguillettes, puis lui appliquant sur la bouche un des coupons de serge noire que les photographes utilisent pour se couvrir la tête, il le bâillonna solidement. Cela fait, il l’emporta au fond de l’atelier, le plaça, un peu rudement peut-être, derrière le rideau où naguère était Diane, puis il revint vers ses amis :

– Maintenant, prenons les jambes de nous à notre cou.

Hélas ! ils jouaient de malheur ; un second garde-noble parut. Lui aussi venait s’enquérir de sir Haddock. Au point où en étaient les choses, il n’y avait plus à hésiter. Avant que le malheureux eût achevé d’exposer le motif de sa visite, il était jeté à terre et subissait le même traitement que son collègue. Frig le fourra entre les pieds d’une cuve.

– Cette fois, pensait-il, rien ne s’opposera à notre fuite.

Erreur ! Un troisième garde-noble fit irruption dans le magasin. C’était trop fort ! Le clown ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche ; il le bouscula, ficela, bâillonna, et comme les minutes étaient précieuses, il le jeta tout bonnement derrière le comptoir occupé durant la journée par la caissière.

Quelle que fût sa diligence, il arriva trop tard à la porte, car au dehors se montrait Leocadi, accompagné de plusieurs agents de la police.

La situation était désespérée. Encore si le clown et ses amis eussent été seuls, ils auraient pu avoir chance de se tirer d’affaire, mais à présent que le magasin était peuplé de gardes-nobles, tout était perdu. Et pourtant, à cette minute critique, l’Anglais parut prendre une résolution :

– Je vais faire sortir vo, dit-il à ses amis. Galopez jusqu’à l’hôtel ; emmenez les ladies et attendez-moi même sur le ancien Forum.

– Que voulez-vous faire ?

– Chut ! pas le temps… les voici.

En effet, Leocadi avait poussé la porte et s’effaçait pour laisser entrer un fonctionnaire équivalent à un de nos commissaires de police. Souriant Frig alla au-devant d’eux :

– J’avais attendu votre venue, gentlemen, fit-il. Mais je craignais que l’on ne s’inquiétât de mon absence prolongée au Vatican, et je demandais vo de renvoyer les porteurs puisqu’ils n’avaient plus rien à porter. Je resterai avec vo pour savoir le mot de l’énigme.

– C’est cela, renvoyez ces hommes, consentit le commissaire.

Et d’un ton protecteur :

– Allez, allez, braves gens. Nous n’avons plus besoin de vous.

Certes les Français étaient désolés d’abandonner leur ami, mais la situation ne leur permettait pas la plus légère observation. Ils tournèrent sur leurs talons, et passant au milieu des agents ils se trouvèrent dans la rue. Ils s’éloignèrent d’un pas nonchalant d’abord, mais aussitôt qu’ils eurent tourné l’angle de la première rue qui se présenta, ils se mirent à courir à toutes jambes. En quelques minutes, ils arrivèrent ainsi dans la rue Giulia Romana, à l’hôtel du mont Capitolin, où ils avaient laissé leurs compagnes sous la garde de Vouno.

Cependant le commissaire faisait entrer les quatre agents dont il était escorté et disait avec la tranquillité qui déconcerte les coupables :

– Nous allons procéder à une enquête sommaire, et bien certainement elle nous mettra sur la trace des malfaiteurs. D’abord où était la statue ?

Du doigt Leocadi indiqua le fond des ateliers.

– By devil, grommela Frig, ils vont trouver le noble-guard !

Mais il n’eut pas le loisir d’exécuter une retraite savante, car le photographe lui prit le bras :

– Permettez-moi, excellentissime seigneurie, de m’appuyer sur vous. Toutes ces émotions m’ont brisé !

Le clown courba la tête. Il était pris. D’ailleurs avant de fuir, il fallait laisser à ses amis le temps de s’éloigner, de prévenir leurs compagnes. Après tout le garde-noble était chargé de liens, bâillonné. Tandis qu’on le débarrasserait, Frig trouverait bien le moyen de s’éclipser.

Pendant qu’il faisait ces réflexions, le photographe l’entraînait doucement vers l’ancienne cachette de Diane. Le rideau fut tiré, et l’industriel se rejeta en arrière avec épouvante :

– Tout à l’heure, cria-t-il, il n’y avait rien là ; maintenant il y a quelque chose.

Oui, il y avait quelque chose. L’infortuné garde évanoui, étendu à terre tout de son long.

Tous regardaient, Frig comme les autres, et tout à coup une idée burlesque germa dans sa tête :

– Un faux garde-noble, grommela-t-il gravement.

– Un faux, répéta le policier, vous en êtes sûr ?

– Tout à fait totalement certain, cet homme ne faisait pas partie de la compagnie du Vatican.

Et tout bas, il ajouta :

– Je vo rendais le monnaie, mon émi. Il n’y a qu’un moment, vous ne reconnaissiez pas moi-même non plus.

Sans défiance, le commissaire se frottait les mains, ravi de sa trouvaille. Sur un signe, deux des agents emportèrent le soldat, et appelant une voiture qui passait, conduisirent le pauvre diable au poste le plus voisin.

– Ce que je ne comprends pas, reprit le fonctionnaire après leur départ, c’est que ce bandit soit ficelé ainsi.

– Cela je ne saurais l’explain, l’expliquer, répondit Frig sans se troubler.

– Et il n’était pas là il y a une demi-heure !

C’était Leocadi qui retrouvait la raison et la voix.

– Bon ! fit l’Anglais, je ne suis pas en état de dire cela. J’étais tellement surpris de la disparition du Diane.

– Mais moi, j’ai bien vu.

– No.

– Comment non ?

– Sans doute. Ce coquine n’avait pas pénétré ici depuis, je n’avais pas bougé seulement un simple minute de le porte.

Du coup, le photographe considéra son interlocuteur d’un air stupide ; il se passa la main sur le crâne ; évidemment il se demandait s’il ne devenait pas fou. Comment se persuader sans cela qu’il n’eût pas aperçu le garde lorsqu’il avait constaté l’enlèvement de la statue de bronze d’aluminium.

Hélas ! le digne homme n’était pas au bout de ses peines… Comme le groupe revenait au magasin, Leocadi, plein de déférence pour le commissaire voulut lui laisser tout entier le chemin étroit ménagé au milieu de ses appareils, et se glisser entre les cuves, bains, séchoirs et ustensiles de virage, avec l’adresse d’un personnage habitué à se mouvoir dans ce chaos photographique.

Tout à coup, il lança dans l’espace une clameur étouffée, et perdant brusquement l’équilibre, il alla tomber la tête la première dans un tonnelet de bitume. Au bruit, ses compagnons se retournent, le tirent de cette situation fâcheuse, avec une forte envie de rire, il le faut avouer, car la face du patient couverte de la matière brune avait pris incontinent l’apparence d’une figure de nègre de cirque.

Avec cela l’infortuné tremblait de tous ses membres, et son bras étendu désignait les dessous obscurs d’un bassin posé sur des tréteaux, tandis qu’il répétait d’une voix étranglée :

– Là ! Là !… Une bête !… Une bête ! là !

À l’instant Frig se souvient que c’est en cet endroit qu’il a jeté irrévérencieusement le second garde-noble. Celui-ci ne sera peut-être pas évanoui comme son camarade, il parlera. Le moment est venu de fausser compagnie aux policiers. Mais entre le désir et son accomplissement il y a un abîme. Le commissaire, ses acolytes, Leocadi qui, pour s’essuyer, l’étalait avec son mouchoir le bitume sur sa figure, barraient l’unique passage laissé libre.

Et cependant les événements se précipitent. Les agents ramènent avec peine le garde-noble dans le chemin. En reconnaissant son uniforme, c’est de l’ahurissement qui s’empare de tout le monde :

– Ah çà, clame le commissaire, c’est une véritable garnison !

Un instant décontenancé, le clown répète pour dire quelque chose :

– Encore un faux guard !

– Faux aussi celui-là, crient les assistants affolés !

Seulement celui-ci n’a pas perdu connaissance. Il roule des yeux furieux, fait des efforts inouïs pour parler malgré le bâillon qui étouffe sa voix.

Sa mimique n’est pas inutile.

– Portez-le dans le magasin, ordonne le policier, je l’interrogerai de suite.

On obéit. Tout le monde se groupe dans la boutique. Les agents se mettent en devoir de détacher le bâillon de la victime de Frig. Ce dernier sent bien qu’il va être accusé, démasqué.

D’un air indifférent, il gagne la porte. Déjà il met la main sur le bec de cane quand un vacarme épouvantable se fait entendre derrière le comptoir. C’est le troisième garde-noble qui, dans un effort désespéré, a rompu ses liens. Il se dresse tout d’une pièce, tel un diable sortant d’une boîte, et hurle en montrant le clown :

– Au voleur !

À cette soudaine apparition, à ce hurlement, les policiers ne sont pas maîtres d’un mouvement de terreur, Leocadi épouvanté tombe assis à terre en invoquant la madone et tous les saints.

Il n’y a plus à hésiter. Prestement Frig ouvre la porte, et à toutes jambes s’élance dans la rue sombre où s’allument un à un les réverbères.

Derrière lui un cri furieux retentit. Les gardes nobles, le commissaire, les agents, le photographe lui-même, revenus de leur premier mouvement de surprise, bondissent dans la via Nazionale en criant :

– Au voleur, arrêtez-le.

Mais le clown est agile. Il est plus facile d’ordonner que d’exécuter son arrestation. Il tourne la tête, constate qu’il a cinquante pas d’avance et il sourit.

– Il s’agissait d’arriver à le Colysée, murmure le courageux époux de Lee, car je ne pouvais abandonner le digne Thomas Haddock. Dans la cave, il trépasserait de faim, et cela serait un grand dommage, car il possédait un très excellent bon appétit.

L’Anglais est arrivé à l’angle de la via Milano. Deux policiers, dont l’attention a été appelée par les cris des poursuivants, lui barrent le passage ; mais ils ont compté sans leur hôte. Un croc en jambe à droite, un croc en jambe à gauche, et les policiers roulent sur le dos avec des gémissements comparables à ceux que poussent, si l’on en croit la légende, les anguilles de Melun quand on les écorche.

L’obstacle est franchi, le clown court avec la légèreté du lièvre serré par les chiens. La pente du mont Viminal, qu’il gravit en ce moment, est impuissante à ralentir sa vitesse.

Il longe une église, il atteint la petite place triangulaire que borde la via di Santo Lorenzo. Il se jette dans une ruelle étroite et sombre.

Allons bon ! Un groupe de commères, assises sur des escabeaux, est installé au milieu du chemin. Elles s’entretiennent de leur prochain, dont elles disent naturellement tout le mal possible, sans s’inquiéter de laisser aux passants assez d’espace pour circuler.

Furieux, Frig fait résonner un formidable : By God !

À sa voix sifflante, à son aspect soudain, les potinières créatures s’épouvantent. Elles se lèvent, enchevêtrant leurs escabeaux les uns dans les autres, formant une barricade vivante, et là-bas à l’extrémité de la rue les poursuivants se montrent.

Il n’y a plus à hésiter. Le clown exécute un saut périlleux de pied ferme qui stupéfie les bonnes femmes. Avant qu’elles soient revenues de leur surprise, il est au milieu d’elles, poussant celle-ci, écartant celle-là. La bande s’affole, pousse des clameurs aiguës, veut fuir. Mais une grosse matrone se prend les pieds dans sa jupe, elle trébuche, se raccroche à une voisine, l’entraîne dans sa chute. Alors comme des capucins de cartes, toutes culbutent. C’est un pêle-mêle de pieds, de mains, de têtes, d’escabeaux. Cela siffle, vocifère, implore les saints, maudit les hommes et retarde un instant la poursuite. Mais le commissaire sent son honneur engagé. Il doit prendre l’homme qui l’a berné. Sur un ordre de lui, les agents saisissent les commères, les déposent à terre contre les maisons, ménageant ainsi un passage libre par lequel tous se précipitent.

En somme l’incident a été favorable au clown ; il a augmenté son avance. Il traverse la via Cavour en renversant seulement quatre personnes. Maintenant il suit le pied du mont Esquilin, sans accorder un regard aux ruines des Thermes de Titus.

Est-ce qu’il a le loisir de songer aux monuments des anciens, alors que des modernes galopent dans ses traces. Il se rapproche pourtant du terme de sa course. Voici la via della Polveriera. Encore un effort.

– Il était temps, murmure-t-il, je commençais à être au bout de mon haleine.

Et le souvenir de son aventure à Hambourg lui revenant à l’esprit :

– Yes, les Italiens couraient mieux que les Allemands. Avec des jambes aussi élastiques, je ne m’étonnais plus que les Romains aient parcouru le monde.

Sur cette appréciation de la gloire antique de la cité puissante que, dans leur orgueil, ses habitants désignaient sous le nom de Urbs, la Ville, comme si aucune autre n’avait existé, Frig précipite ses pas. Il bondit dans la large via dei Serpenti. Il débouche sur la place del Colosseo.

La masse énorme du Colysée est devant lui, avec ses cinq étages aux arceaux superposés. Il a une avance suffisante. Les poursuivants sont à cent mètres de lui. Par une brèche, il pénètre dans le cirque géant. Il rit en traversant l’arène. Il se sent chez lui sur cette terre que foulaient jadis les gladiateurs, ces ancêtres sanguinaires des aimables clowns actuels.

Il cherche à s’orienter. Où donc a-t-il enfermé Sir Thomas Haddock ? Le soir, l’immense amphithéâtre n’a plus le même aspect qu’à la lumière du jour. Il s’y trouve des coins d’ombre, étranges, imprécis, qui troublent les souvenirs du clown.

Enfin il reconnaît l’emplacement. Un saut, un rétablissement, et il est perché sur l’un des murs de soutènement des anciens gradins détruits, où le peuple de la Rome souveraine se réunissait pour applaudir les gladiateurs vainqueurs, ou les fauves déchirant les victimes jetées sans pitié dans l’arène.

Hourrah ! il a trouvé la prison du garde-noble. D’un bond il saute auprès de l’Irlandais garrotté. Avec la promptitude merveilleuse qui le caractérise, il se dépouille de ses vêtements d’emprunt, il reprend les siens. Il va se glisser dans les couloirs obscurs, où jadis les belluaires enfermaient les bêtes féroces. Il se ravise :

– No, dit-il, ce Haddock n’était qu’un Irlandais, c’est vrai ; mais il faisait partie de la Grande-Bretagne. Je volais pas le laisser ainsi, on le trouverait peut-être pas !

Il revient auprès de son captif, qui n’a encore rien compris à ce qui lui arrive. Il tranche les cordelettes qui l’enserrent, et avant que Sir Thomas soit revenu de l’étonnement que lui cause cette action, il a disparu.

Cependant des appels retentissent dans la vaste enceinte ; ce sont les agents, la foule des badauds qui sont parvenus à entrer dans le Colysée, ils cherchent le fugitif. Haddock entend. Il veut attirer les nouveaux venus. Il crie :

– Secourez moi-même. Je étais dans le trou.

Une clameur de triomphe lui répond. Son accent anglais amène une dernière méprise.

– C’est lui, le scélérat, disent les assistants, Leocadi en tête !

Avec peine on tire le garde-noble de sa prison. On ne se demande pas pourquoi il porte son uniforme sur son bras. On le pousse, on le bouscule, on le bourre. Impatienté, il boxe ses adversaires. Il s’ensuit un combat général, après lequel on s’aperçoit que l’individu arrêté n’est pas le coupable, mais bien la première victime de celui que l’on cherche de plus belle.

Trop tard. Il y a longtemps que Frig a quitté le Colysée. De gradin en gradin, il a atteint la corniche du premier étage, et profitant des fentes de la muraille, de l’alvéole des pierres tombées sous l’effort du temps et des intempéries, il est arrivé jusqu’au sol.

Il se dirige tranquillement vers le Forum, de l’allure paisible d’un bon bourgeois qui se promène. On ne soupçonnerait jamais en lui l’homme qui a mis sur pied toute la police romaine.

Il atteint la via del Foro Romano. Là il est au centre du forum, où jadis les compatriotes de Cicéron et de Virgile discutaient les affaires du monde. Il regarde. Indifférent à la forme gracieuse de l’arc de triomphe de Septime Sévère, au rang de colonnes du temple de Saturne, aux Rostres, débris de la tribune de marbre d’où les tribuns haranguaient la foule, il cherche ses amis.

Où sont-ils donc ? Vainement le clown cherche à percer les voiles bleutés de la nuit italienne. Voici bien les assises du Tabularium, où la république romaine enfermait les tablettes de bronze sur lesquelles étaient gravés les décrets du peuple ; voici la Schola Xantha, où les scribes, greffiers de l’époque, délivraient contre espèces les copies des lois. Là bas, se profile l’escarpement de la roche Tarpéienne, piédestal sanglant d’où la justice précipitait dans le vide les condamnés à mort ; mais nulle part ne se montrent les voyageurs.

Auraient-ils été arrêtés ? À cette pensée, l’Anglais frissonne. Mistress Lee, sa femme, et la pauvre petite folle qu’il s’est pris à affectionner en se dévouant pour elle, seraient aux mains de la police ?

Non, des ombres se glissent le long de la balustrade de fer qui sépare la rue du forum des déblais de la vieille place des Césars ; Frig aperçoit des silhouettes connues : Jean, Vemtite, l’écuyère, Vouno, l’Américaine sont là.

On échange des poignées de mains, on se félicite ; mais l’Anglais coupe court aux expansions. Il faut fuir, s’éloigner de Rome.

– Et la statue, gémit Fanfare ?

– Nous le chercherons plus tard. Pour l’heure, le chose indispensable était de ne pas faire accrocher nous mêmes au « clou » comme vous dites en France.

Il a raison, le cligne clown. Il s’agit avant tout de sauver leur liberté menacée. À sa suite, la petite troupe gagne les quais du Tibre. Les bateaux amarrés le long des rives sont silencieux, les berges désertes, et le fleuve lui-même semble être immobile ; on dirait qu’il a arrêté son cours pour consacrer au repos cette nuit paisible. Comme des chapelets d’or bordant la rivière sacrée, les files de réverbères piquent la nuit d’étoiles tremblotantes qui se reflètent en traînées rougeâtres dans les eaux paresseuses.

Des barques sont là. De simples filins les rattachent au bord, et leurs propriétaires indolents ont laissé les avirons fixés sur les tolets.

On s’installe dans un bateau, l’amarre est dénouée. L’embarcation prend le milieu du courant ; lentement elle descend vers la mer, tandis que des hautes maisons, des palais aux fenêtres étincelantes de lumière, s’échappent des chants, des accords de harpes et de pianos. La fête perpétuelle qui, dans les cités italiennes, finit avec le jour pour reprendre avec les ténèbres, bat son plein. La Rome joyeuse devient la complice des fugitifs ; elle couvre du bruit de ses orchestres l’évasion des fidèles de Nali.

Le canot avance, on a dépassé le quartier de Saint-Pierre. En arrière, c’est la ville lumineuse dont les rampes de gaz se reflètent sur les nues en un brouillard orangé ; en avant c’est l’ombre propice de la campagne.

Frig a pris les rames. La course de l’esquif s’accélère. Il file devant San Paolo, devant Sainte-Calixte aux catacombes célèbres, devant la Grotta Perfetta. Chacun à son tour manœuvre l’aviron.

Le jour vient. Tous sont exténués, et Lucien somnolent bredouille cet affreux distique, dont le seul mérite est d’exprimer la pensée générale :

– Quoique bon, dévoué, cœur d’or, Mire aimant, j’ai

Le besoin dominant de dormir et manger.

Il dit vrai le fantaisiste poète. Il faut s’arrêter. D’abord on s’oriente. Une enceinte ruinée fournit aux voyageurs une précieuse indication. Ils sont en face des vestiges d’Ostie, l’ancien port de Rome, aujourd’hui à six kilomètres de la mer. C’est bien cela. À peu de distance le Tibre se divise en deux bras qui entourent la Camargue italienne répondant au nom d’Île sacrée. Les fugitifs ont parcouru trente-deux kilomètres dans la nuit. Évidemment ils sont assez loin ; ils peuvent prendre un repos bien gagné.

Sur la rive gauche se montre la façade engageante d’une osteria – hôtellerie. – On aborde, on dévore avidement un repas improvisé dont voici le menu bizarre :

Sogliola – sole

Tagliatelle – nouilles

Tacchino – dinde

Broccoli – choux-fleurs

Le tout arrosé de vino dolce ou vin doux. La faim apaisée, les voyageurs demandent des chambres, se jettent sur leurs lits et dorment, dorment à poings fermés, oubliant leurs préoccupations, leurs tristesses et jusqu’à la police romaine.

Il était environ la quatorzième heure du jour aux horloges italiennes qui, on le sait, sont divisées non en douze parties comme les nôtres, mais bien en vingt-quatre, c’est-à-dire que deux heures de l’après-midi sonnaient aux beffrois de France, quand Fanfare sortit de son lourd sommeil.

Tout engourdi, il descendit dans la salle commune de l’osteria. Au moment d’y pénétrer, il s’arrêta brusquement. Des voix animées se faisaient entendre. Dans la situation des fugitifs, le moindre incident prenait un aspect menaçant, aussi le peintre prêta l’oreille.

Une petite porte vitrée séparait seule la cage de l’escalier de la salle. Un léger rideau de serge rouge était tendu sur les vitres. Fanfare l’écarta légèrement et regarda.

Plusieurs hommes au teint bronzé, ayant l’allure de mariniers, entouraient un des leurs qui tenait un journal déployé.

– Ainsi, Maso, disait ce dernier en fixant ses yeux noirs sur son voisin, tu voudrais nous faire accroire que tu sais ce qu’est devenue la statue volée hier à Rome ?

Jean frissonna. La statue dont on parlait ne pouvait être que la Diane, et un homme était là qui prétendait connaître le lieu où elle avait été emportée.

– Je ne prétends rien de semblable, répondit l’interpellé. Seulement je dis que le personnage, que j’ai conduit cette nuit par le canal jusqu’au port de Fiumicino, traînait à sa suite une caisse qui répondait bien au signalement de celle que le journal affirme avoir disparu en même temps que la sculpture.

– Bon. Il y avait un moyen bien simple de chasser tes doutes. Sur l’une des faces, à ce que raconte la feuille quotidienne, il y avait en lettres noires l’adresse d’un photographe de la via Nazionale, Leocadi.

– Il y avait aussi quelque chose d’écrit sur la boîte en question.

– Était-ce l’adresse dont il s’agit ?

– Je ne pourrais l’affirmer, Beppo, je ne sais pas lire.

Dans le groupe des rires éclatèrent, et Beppo, pour qui ses compagnons semblaient avoir une certaine déférence, reprit :

– Bon, tu ne sais pas lire ; alors que dirais-tu aux autorités ?

Maso se gratta l’oreille, puis d’une voix hésitante :

– Je dirais… je dirais ce que j’ai vu. Le voyageur était pressé de quitter l’Italie ; sans cela, il ne m’aurait pas fait ramer dans l’obscurité.

– Soit, il était pressé et après ?

– Après, après ? Celui qui a la conscience nette, ne voyage pas la nuit.

Beppo haussa les épaules :

– Tu es jeune, Maso. Autrement tu aurais remarqué que les touristes sont souvent pressés. Attirés par la renommée de notre Italie, ils consacrent quelques semaines à la parcourir, comme si cela suffisait pour connaître la terre la plus riche en belles choses. Ils se rendent compte de cela dès la frontière, et alors c’est une course, ils veulent en voir le plus possible. Tout se brouille dans leur cervelle, ils ne comprennent rien. C’est pour cela, crois-en un vieux guide, que les étrangers restent si froids devant les merveilles que nous leur montrons.

Un murmure approbateur accueillit ces paroles, mais Maso frappa du pied avec une mine obstinée :

– Certainement, tu es sage, Beppo. Tu as vécu plus d’années que nous ; seulement, dis-moi s’il est d’usage que les touristes s’embarquent sur la felouque d’un contrebandier ?

La question embarrassa le marinier, qui se contenta de répondre par une moue expressive.

– Tu vois bien que cela te frappe, continua Maso, encouragé par ce silence. C’est cependant ce qui a eu lieu. À cinq cents mètres de la côte, l’homme m’a fait rallier la rive, juste en face de la cabane d’Andrea Valpoli le contrebandier que vous connaissez tous…

– Tais-toi, ordonna brutalement le vieux Beppo. Andrea est un bon luron ; grâce à lui les mariniers ne manquent jamais de tabac pour eux, ni de rubans pour leurs femmes. Et m’est avis que du moment qu’il est dans une affaire, le mieux est de tenir sa langue. Car enfin, si on lui causait des ennuis avec les chiens de la police, qui y perdrait ? Nous tous ; plus de tabac, plus de parures ! Sans compter qu’Andrea Valpoli est un brave et que son couteau est affilé.

La menace sembla développer chez les assistants un sentiment de prudence, et Maso baissa la voix :

– Je suis un bon marinier, moi, et je ne veux pas nuire à un digne contrebandier qui nous protège contre les exigences du fisc. Nous causons entre amis, voilà tout.

– Soit. Du reste, tout ce que tu dis ne prouve rien.

– Ça, c’est autre chose. Qu’Andrea attende un voyageur au milieu de la nuit, que les bagages soient transportés dans son canot, sans même que l’on aborde, qu’il fasse aussitôt force de rames vers la mer, où sa felouque attendait au large, et que son navire déploie ses voiles aussitôt qu’il y est arrivé ; il me semble que cela trahit l’allure de gens auxquels le sol italien brûle les pieds.

– Eh bien ! il s’agissait de marchandises soumises aux droits…

– Non, non, sage Beppo. S’il en avait été ainsi, la vieille Julia-Anna…

– La mère de Valpoli ?

– Elle-même, me l’aurait dit. Elle a confiance dans les bateliers du canal. Mais pas du tout ; bien que l’étranger m’eût largement payé, elle a renouvelé ma provision de tabac en faisant une croix sur ses lèvres.

– Pour t’engager au silence.

– Parfaitement.

– Alors elle aurait dû faire deux croix, car tu bavardes comme une dame romaine. Là-dessus, mes amis, retournons à nos bateaux, et toi, Maso, mets-toi bien dans la tête que les affaires d’Andrea ne regardent que lui, et que le mieux est d’oublier ce que l’on ne doit pas raconter.

Le jeune marinier courba le front sous cette petite mercuriale, et tous vidant leurs verres alignés sur une table sortirent de l’osteria.

Après leur départ, Jean demeura un instant incertain. Son cœur lui criait qu’il venait de retrouver la piste de la Diane de l’Archipel ; mais sa raison insinuait que, peut-être, Beppo ne se trompait pas en affirmant que le récit du batelier se rapportait à une simple opération de contrebande.

Fallait-il entraîner ses compagnons vers la demeure d’Andrea Valpoli ? Oh ! la cabane serait facile à découvrir. À cinq cents mètres de la côte, avait dit Maso. Ce renseignement même eût-il manqué que la recherche n’eût été ni longue, ni difficile. Il était clair que le contrebandier jouissait d’une notoriété considérable dans le pays.

Oui, mais Andrea était absent, sa felouque avait quitté le voisinage. Sans doute, sa mère Julia-Anna était à la maison, seulement consentirait-elle à parler ?

Tout en monologuant ainsi, Fanfare remontait lentement l’escalier. Comme il arrivait sur le palier, il se heurta contre Frig et Vouno qui sortaient d’une des chambres.

En quelques mots, il leur relata ce qu’il venait d’entendre.

– Diable ! grommela le préparateur, voilà qui est fâcheux.

– Fâcheux ? Pourquoi ?

– Parce que le canal est surveillé par la police.

– Surveillé, dites-vous ?

– Oui, de ma fenêtre, je viens d’entendre des policiers interroger des bateliers qui quittaient l’osteria.

– Ceux dont j’ai écouté la conversation, peut-être ?

– C’est probable. Les gens de la police déclaraient qu’une barque a été dérobée hier soir à Rome ; que l’on accusait du vol des gens recherchés pour une autre affaire, et ils s’informaient si personne n’avait aperçu les larrons.

– Alors nous sommes pris.

– Pas encore. Les mariniers ont répondu qu’aucun individu étranger au pays ne s’était montré. Je comprends pourquoi à présent. Ils ont pensé que l’histoire de la barque se rattachait à celle de leur ami Andrea.

– Soit, grommela Fanfare, nous sommes en sûreté pour l’instant ; mais on suppose assez justement que nous avons enlevé un bateau pour gagner la mer. La côte sera étroitement surveillée, le canal également ; comment atteindre la chaumière du contrebandier ?

– Par terre, dit tranquillement Vouno.

Le peintre le regarda avec surprise :

– Par terre ?

– Dame, puisque la rivière est gardée. Nous allons annoncer que nous voulons visiter l’île sacrée, comprise entre le Tibre et le canal de Fiumicino. C’est un pays curieux, une lande couverte de hautes herbes, où paissent en liberté des troupeaux de bêtes à cornes, absolument comme dans la Camargue.

– Mais quel avantage ?…

– Celui-ci : nous atteindrons ainsi le pont de bateaux qui relie l’isola sacra au bourg de Fiumicino sans être inquiétés. De plus nous aurons l’air de véritables touristes, et la police, qui cherche trois hommes, ne songera pas à arrêter une société composée de quatre hommes et de trois femmes.

Tous reconnurent que la chose était assez vraisemblable. Dès lors on ne perdit pas de temps ; la dépense payée, les fugitifs se firent « passer » dans l’île par un marinier et s’enfoncèrent dans la solitude coupée de marécages, où les poètes d’autrefois se réunissaient pour chanter, en dactyles et en spondées, la gloire des dieux et le bonheur des agriculteurs.

Sur cette terre consacrée par la poésie, Lucien Vemtite trouva une émotion rétrospective curieuse. Il oublia un instant la versification française, pour se souvenir seulement de ses études classiques, et tout en suivant ses compagnons, il monologuait :

– O fortunatos minium sua si bona norint

Agricolas.

Comme cela est vrai. Vivre à la campagne, avoir une petite maison à Asnières, avec une excellente cave, car ainsi que le dit Horace :

Nunc est bibendum.

Ah ! bibendum, boire quand on a soif, et que le soleil vous invite à vivre inter pocula. C’est là le luxe véritable, et l’autre, fait de vanité et d’apparences, n’est que folie. À quoi bon des palais, si les vignobles manquent de place :

Jam pauca aratro jugera regiæ

Moles relinquent, undique latius

Extenta visentur Lucrino

Stagna lacu…

On ne sait combien de temps aurait duré ce choc de citations latines et de réflexions gauloises, si Jean n’y avait mis fin en appelant l’attention du poète sur une étrange occupation à laquelle se livrait le clown. Tout en marchant, Frig exécutait un travail qui intriguait vivement ses compagnons.

Il avait coupé des roseaux, les recourbait en cerceaux, assujettissant leurs extrémités au moyen de ficelles ; puis sur ce cadre circulaire, il fixait d’autres roseaux, ainsi que les cordes d’une lyre d’un nouveau genre.

Aux questions de ses amis, l’Anglais refusa de répondre, se contentant de sourire mystérieusement.

La petite troupe dépassa l’église San Ippolito et s’engagea dans une savane, que coupait, de loin en loin, une barrière souvent incomplète indiquant la ligne séparative des différentes propriétés.

Dans les herbes, sur les éminences, des bœufs aux longues cornes recourbées levaient un instant la tête au passage des voyageurs ; ils renâclaient avec inquiétude, puis se rassurant à mesure que le groupe s’éloignait, ils se remettaient à paître la végétation dure et sèche de ces solitudes.

Déjà on apercevait au loin la ligne noire du pont de bateaux, qui permet de traverser le canal de Fiumicino en face de la petite ville. Tous hâtaient inconsciemment le pas, dans une hâte inexprimée d’atteindre le but de la promenade, cette chaumière d’Andrea, où la vieille Julia-Anna leur dirait peut-être vers quelle destination voguait la Diane de l’Archipel.

Soudain une exclamation du clown les tira de leurs pensées :

– Tous à droite, criait l’époux de Lee !

Instinctivement ils obéirent et se jetant derrière une barrière qui se trouvait là, ils regardèrent.

Sur la route, en avant d’eux, un taureau affolé accourait la tête basse, les cornes menaçantes.

– Pas un mouvement, ordonna encore l’Anglais !

– Mais il va arriver sur la barrière, clama Fanfare, elle ne résistera pas au choc et alors ces jeunes filles…

– No. Tenez-vous paisible, il ne viendra pas ici.

Et avant que personne eut pu prévoir son action, Frig bondit par-dessus la frêle palissade, et brandissant un des cerceaux qu’il fabriquait naguère, s’élança à la rencontre du taureau furieux.

Il poussait de grands cris. Le résultat de cette manœuvre fut d’attirer l’attention de l’animal qui changea de direction et fonça sur le saltimbanque.

Une clameur d’épouvante s’échappa des lèvres des spectateurs, puis un éclat de rire inextinguible. Avec la prestesse d’un « Auguste » travaillant dans l’arène, Frig s’était jeté de côté, évitant le choc de la bête tout en lui plantant sur les cornes son cercle de roseaux.

Et maintenant le taureau courait, mugissant de rage, secouant éperdument la tête pour se débarrasser de cet ornement qui l’aveuglait.

Le clown le regarda s’éloigner ; il revint ensuite vers ses compagnons et de son ton le plus calme :

– Voilà pourquoi je faisais tout à l’instant des cerceaux. Quand on passait pas bien très loin de ces bêtes à cornes, il était prudent d’avoir une petite joujou pour les amiouser quand ils étaient méchants.

Tous voulaient le féliciter de son sang-froid, il ne le permit pas :

– Reprenons le route, songez que le police de ce pays serait contente de nous offrir le hospitalité, cela vous encouragera à marcher rapidement.

Le fait est que, stimulés par cette observation, on franchit en dix minutes la distance qui séparait cet endroit du pont de bateaux et que, au bout d’un quart d’heure, tous prenaient pied sur la rive droite du canal, en face des maisons coquettes de Fiumicino.

Un pêcheur étendait ses filets sur des perches. Interrogé, l’homme indiqua la demeure d’Andrea le contrebandier :

– Descendez vers la mer, Signori, dit-il. Vous apercevrez au bord de la route une cabane peinte en bleu clair, avec une petite madone rouge debout dans une niche au-dessus de la porte. C’est là.

Les indications étaient exactes. Bientôt la chaumière bleue à la Vierge rouge apparut aux yeux des fugitifs.

Sur le seuil, une vieille femme, couverte du pittoresque costume des paysans romains, filait gravement ; sa face brune, son profil de médaille et jusqu’à son occupation lui donnaient l’apparence de ces matrones du temps passé qui expliquaient les présages et préparaient le repas des guerriers.

Elle leva la tête lorsque la petite troupe s’arrêta en face d’elle, et ses yeux noirs se fixèrent sur les nouveaux venus avec une expression défiante et rusée.

– Salut à Julia-Anna, prononça lentement Vouno, car c’est elle sans doute qui se tient à la porte de sa demeure ?

La mère du contrebandier s’inclina légèrement :

– Je te renvoie ton salut, inconnu ; je suis celle dont tu as dit le nom.

Et avec l’accent enveloppant de la commerçante qui flaire une bonne affaire :

– La fatigue vous pousse peut-être à vous arrêter dans cette maison. Je suis pauvre, mais je puis offrir au voyageur lassé du vin d’Aspromonte et du fromage de brebis.

– Nous accepterons volontiers cette offre, s’empressa de répliquer le préparateur, et nous saurons reconnaître largement ton hospitalité.

– Entrez donc, fit la vieille, dont les yeux avaient brillé à l’annonce de la rémunération ; entrez. Jamais ma porte ne restera fermée devant les hôtes envoyés par la Santa Madonna.

Tous pénétrèrent à sa suite dans une salle, au sol de terre battue, garnie seulement d’une table et de quelques escabeaux de bois blanc.

L’Italienne déposa sur la table une fiasque de vin, des verres, une assiette ébréchée contenant un fromage frais et une miche de pain, puis d’un geste large montrant ce festin frugal :

– Mangez, hôtes de la Madone rouge.

– Soit, fit Vouno en prenant place, mais tu ne refuseras pas de partager le vin avec nous.

Un sourire éclaira la face brune de la vieille ; sans répondre elle prit un gobelet et le tendit au préparateur. Celui-ci versa à la ronde, et quand tous eurent bu :

– Maintenant, dit-il, nos verres se sont choqués ; le contenu de la même fiasque a humecté nos lèvres, nous sommes sous la protection de ton hospitalité.

Il faisait allusion à la coutume romaine qui veut que l’hôte doive assistance à l’étranger avec lequel il trinque dans sa demeure.

La mère du contrebandier tressaillit ; elle regarda les voyageurs d’un air soupçonneux et d’une voix sourde :

– Que pourrait la misérable Julia-Anna Valpoli pour de nobles touristes ?

– Pour de nobles touristes, rien ; mais elle peut prêter assistance à des proscrits.

– Des proscrits !

Dire l’intonation qu’elle mit dans ces deux mots est impossible. C’était un mélange de sympathie et de mauvaise humeur.

– Des proscrits, redit-elle encore ?

Vouno s’était levé ; il s’était approché de la vieille femme et baissant le ton :

– Nous sommes recherchés par la police italienne.

Un nouveau tressaillement agita le corps de la paysanne, mais la confiance s’implante difficilement dans l’esprit des Romains, accoutumés aux mille intrigues qui s’agitent dans la Ville Éternelle. Elle secoua la tête d’un air incrédule :

– Des gens qui craignent la police ne se promènent pas tranquillement au grand jour.

– Si, interrompit le préparateur avec force, ils affrontent la lumière, lorsque leur salut dépend de leur audace et de la rapidité de leurs mouvements.

Puis en termes précis, il conta l’histoire de la Diane de l’Archipel, s’étendant sur les incidents de la dernière nuit. Après quoi désignant Nali et Jean :

– Ton fils a reçu à son bord l’homme qui a enlevé l’image de métal, j’en suis assuré. Eh bien regarde cette jeune fille. Sa raison est absente, elle ne lui sera rendue que devant la statue de Diane. Vois ce jeune homme, son honneur est perdu, il ne lui sera permis de le reconquérir qu’en présentant à ses juges la même sculpture. Dis-nous où Andrea l’a emmenée ; demande le prix que tu voudras, il te sera scrupuleusement compté.

Des sensations diverses passaient sur les traits de Julia-Anna. La cupidité, la pitié, le doute apparaissaient tour à tour. Ce dernier sentiment l’emporta :

– Je plains ceux qui t’accompagnent, murmura-t-elle, et je ne les oublierai pas dans mes prières. Mais je ne sais rien de ce que tu demandes. Mon fils Andrea est en mer pour la pêche. Comment un pauvre marin comme lui serait-il mêlé à une histoire pareille ?

Les voyageurs eurent un geste de découragement, mais Vouno, qui semblait connaître à fond les replis de la conscience romaine, reprit :

– Écoute. Tu te méfies de nous. Tu te dis : Ces étrangers sont peut-être des policiers qui causeraient des tracas à mon fils. Je ne puis t’en vouloir de cela. Mais il y aurait un moyen de nous satisfaire et de toucher l’or promis sans mettre Andrea en danger.

Un regard avide indiqua que l’insinuation avait porté.

– Ce moyen le voici. Tu connais sûrement dans Fiumicino un patron de barque en qui tu as toute confiance ?

La vieille fit oui de la tête.

– Bien ! Décide-le à nous prendre à son bord et à nous conduire auprès de ton fils. Lui seul saura le but de la traversée. Lorsque nous serons arrivés devant Andrea Valpoli, il jugera s’il peut ou non nous répondre.

Un silence suivit. Julia-Anna s’était caché le visage dans ses mains ; elle semblait réfléchir. Enfin ses bras retombèrent le long deson corps et dardant un regard perçant sur les voyageurs :

– Cela me paraît raisonnable. Je vais confier la maison à votre garde, tandis que je chercherai un marinier. Mais souvenez-vous que je n’ai pas dit qu’Andrea connût la statue dont vous avez parlé. Vous désirez vous entretenir avec mon enfant, je vous envoie où il est. Voilà tout.

Vouno inclina le chef en signe d’acquiescement, et la vieille, jetant sur ses épaules un fichu, quitta la chaumière. Elle montrait ainsi à une minute d’intervalle les caractères distinctifs du paysan romain : méfiance de la police, confiance en l’hôte.

Au bout d’une heure elle était de retour. Elle avait réussi dans sa mission. Le patron d’une barque consentait à prendre à son bord les fugitifs, moyennant une redevance de vingt lires (20 francs) par personne. Pour elle-même, la mère du contrebandier s’en rapportait à la générosité des voyageurs.

Cinquante francs lui furent remis, et devant cette munificence, toute trace de soupçon disparut. Elle s’empressa autour des compagnons de Jean, les avertit qu’il faudrait attendre la nuit pour s’embarquer et termina par cette déclaration :

– La maison est à vous. Moi je veillerai à votre sûreté.

Elle tint parole, car des agents de la police romaine étant venus à passer par là et l’ayant interrogée, elle leur jura sur la Madone qu’elle avait vu des étrangers dont le signalement répondait à celui des voleurs recherchés, et que ces gens avaient traversé le pont de bateaux conduisant à l’Île sacrée.

Les policiers partis, elle s’agenouilla devant la Madone rouge placée au dessus de la porte de la cabane. Elle lui demanda pardon d’avoir fait un faux serment et termina sa prière par cette explication familière :

– J’ai menti, c’est vrai ; mais, santa Madonna, tu intercéderas pour moi. Car toi qui es la suprême sagesse, tu comprendras que je ne pouvais faire autrement. Les voyageurs m’ont donné cinquante lires, grosse somme pour une pauvre femme, et puis les autres sont de la police !

Cependant le soleil s’était enfoncé sous l’horizon. Le ciel passait du pourpre au violet, puis au gris. La campagne se couvrait d’ombre. L’heure était venue de partir.

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