Chapitre IV Les galères

Monstruosité légale. – Recrutement de la chiourme. – La chaîne. – La vogue. – Le combat. – Persécution des forçats huguenots. – Galériens, société d’honnêtes gens. – Les derniers forçats pour la foi.

Si parfois les portes des prisons s’ouvraient, quand les cachots regorgeaient de prisonniers dont l’entretien devenait une trop lourde charge pour le trésor royal, il n’en était pas de même pour les Galères, ce dernier cycle de l’enfer qui ne lâchait jamais sa proie, du moins quand il s’agissait de forçats pour la Foi, de huguenots mis à la rame pour cause de religion.

Pour maintenir au complet l’effectif de ses galères si laborieusement recruté, Louis XIV n’éprouvait aucun scrupule à retenir les forçats qui avaient fait leur temps « ceux, dit Bion, en parlant des faux-sauniers, qui ne sont condamnés aux galères que pour un temps. Mais quel bonheur serait encore le leur si, après avoir fait leur temps, on leur tenait parole, et si on les renvoyait ; mais il n’en est pas des galères comme du purgatoire, les indulgences n’y trouvent point de places et, quelque terme qu’on ait fixé dans les sentences, le terme est toujours à perpétuité, surtout si un homme a le malheur d’avoir un bon corps ».

En 1675, l’évêque de Marseille intervient en faveur de forçats dont on avait arbitrairement doublé ou triplé le temps de galères. Huit ayant été condamnés, de 1652 à 1660, à deux, quatre et cinq ans étaient encore aux galères en 1674, et vingt autres avaient fait de quinze à vingt ans au-delà du temps auquel ils avaient été condamnés.

Il y a aux archives du Vatican, beaucoup de suppliques de forçats catholiques qui se plaignent au pape de ce qu’on les retient pour ramer sur les galères jusqu’à la mort, alors qu’ils ont fini leur peine depuis dix, vingt et trente ans.

L’intendant des galères, Arnoul, conseillait de relâcher de loin en loin quelques-uns de ceux qui avaient fait leur temps, quand bien même il leur resterait quelque petite vigueur, pour guérir la fantaisie blessée de ceux qui ont passé le temps de leur condamnation, que le désespoir saisit et qui commettent sur eux-mêmes des excès pour recouvrer leur liberté.

Ces conseils étaient parfois suivis, et c’est sans doute à la suite de l’application momentanée de cette mesure calculée d’équité, que Dangeau écrit : « Le roi a résolu d’ôter de ses galères beaucoup de ceux qui ont fait leur temps, quoique la coutume fût établie depuis longtemps, d’y laisser également ceux qui y étaient condamnés pour toute la vie et ceux qui étaient condamnés pour un certain nombre d’années. »

Il semble impossible d’aller plus loin dans la voie de l’arbitraire et de l’iniquité. Cependant l’intendant Arnoul avait trouvé mieux, il accordait au forçat ayant fait son temps, la faveur de se faire remplacer à ses frais par un Turc fort et valide ; si c’était un forçat de bonne maison, il lui fallait fournir deux esclaves turcs pour être mis en liberté. Blessis, l’amant de la Voisin, qui avait fait cinq ans de galères au-delà du temps que portait sa condamnation, faute de 500 livres pour acheter un Turc qui le remplaçât, ne put obtenir d’être mis en liberté.

Quant aux forçats invalides, on les déportait comme esclaves en Amérique, à moins qu’ils n’obtinssent l’autorisation de se faire remplacer par un Turc payé de leur bourse.

Cette faveur, pour le forçat valide qui avait fait son temps, ou pour l’invalide, d’acheter un Turc pour ramer à sa place, était impitoyablement refusée à tout huguenot qui, pour être envoyé aux galères n’avait commis d’autre crime que d’avoir tenté sortir du royaume ou d’avoir assisté à une assemblée de prière.

En effet, par un règlement particulier des galères, Louis XIV avait décidé qu’aucun homme condamné pour cause de religion ne pourrait jamais sortir des galères.

Ce règlement resta en vigueur après la mort du grand roi, et en 1763 encore, Saint-Florentin, après avoir rappelé cette décision royale au duc de Choiseul, ajoutait : « si Sa Majesté s’est écartée des dispositions tant de ce règlement que des déclarations, ce n’a été que fort rarement, par des considérations très importantes, et en faveur de quelques particuliers seulement, de sorte que la rareté et les circonstances mêmes des grâces accordées, n’ont fait, pour ainsi dire, que confirmer les édits et déclarations, et prouver la résolution où était Sa Majesté d’en maintenir la rigueur ».

Voici un exemple des bien rares exceptions faites à la règle, exemple qui mérite d’être relevé. En 1724, le comte de Maurepas écrit : « Sur la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au sujet du nommé Jacques Pastel, forçat dont le roi de Prusse fait demander la liberté, pour le faire servir dans ses grands grenadiers, j’ai pris les ordres de Monseigneur le duc pour expédier ceux nécessaires pour cette liberté, et je les envoie à Marseille. Mais comme ce forçat a été condamné pour le fait de religion, qu’il peut être un prédicant, et que, en le libérant, il serait à craindre qu’il ne restât dans le royaume, S. A. R. estime qu’on ne doit point le faire sortir des galères, que quelqu’un ne soit chargé de le conduire sûrement à la frontière. »

Nul doute que le roi de Prusse, eût-il pour cela dû se priver momentanément des services de son valet de chambre, n’ait trouvé le moyen de faire conduire sûrement à la frontière son forçat grenadier. En effet, il attachait un tel prix au recrutement de ses grenadiers, qu’au roi de Danemark, lui réclamant l’assassin du comte de Rantzau, il répondait : qu’il ne rendrait le meurtrier que si on lui donnait en échange, six recrues de cinq pieds dix pouces pour ses grands grenadiers.

En vertu du règlement royal décidant que tout forçat condamné pour cause de religion ne devait jamais être mis en liberté, c’était lettre morte pour les huguenots que la loi prescrivant de mettre en liberté, quelque crime qu’il eût commis, tout forçat qui avait été blessé dans un combat.

Ainsi, le huguenot Michel Chabris, blessé par un boulet devant Tanger, est remis à la rame une fois guéri, et, pour n’avoir pas voulu se découvrir pendant la célébration de la messe sur sa galère, il reçoit une si terrible bastonnade que, dit un témoin oculaire, « sa jambe était si enflée qu’elle faisait peur ; il y a de quoi s’étonner qu’il n’en soit pas mort »

« M. de Langeron dit Marteilhe demanda au comité par quel sort j’avais été estropié. – Par les blessures, repartit le comité, qu’il a reçues à la prise du Rossignol devant la Tamise. – Et d’où vient, dit le commandant, qu’il n’a pas été délivré comme les autres ? – C’est, dit le comité, qu’il est huguenot. » Si les huguenots étaient exclus du bénéfice de la loi accordant la liberté à tout forçat blessé dans un combat, on tenait de même à leur égard, pour lettre morte, la jurisprudence établissant que la peine des galères devait être commuée pour les condamnés trop jeunes ou trop vieux, ne pouvant faire le dur service de la rame.

On mettait donc à la rame des huguenots de quinze, seize ou dix-sept ans et même de plus jeunes encore car l’amiral Baudin, sur une feuille d’écrou du bagne de Marseille, a relevé cette annotation en face du nom d’un galérien : « Condamné pour avoir, étant âgé de plus de douze ans, accompagné son père et sa mère au prêche. » On agissait de même quand il s’agissait de vieillards huguenots ; on envoya aux galères le baron de Monbeton à soixante-dix ans, le sieur de Lasterne à soixante-seize ans, Pierre Lamy à quatre-vingts ans. Quant à Jacques Puget, condamné à l’âge de soixante-dix-sept ans, il était encore au bagne à quatre-vingt-dix ans. Le baron de Monbeton qui disait : « ce qui me fâche, c’est qu’ayant toujours servi notre grand monarque, en avançant, je sois obligé de le servir dans les galères de reculons » ne fut pas longtemps à la rame, on dut le mettre bientôt à l’hôpital avec les invalides. Un jour les évêques de Montpellier et de Lodève se rendent à bord de la galère sur laquelle était enchaîné le vieux baron de Salgas ; à qui son âge et sa santé rendaient bien difficile le maniement de la rame. La galère était à l’ancre et le cap à terre ; mais les évêques ayant manifesté le désir de voir le baron de Salgas à l’ouvrage, pour satisfaire leur barbare curiosité, le capitaine fit armer le banc de Salgas ; au troisième coup de rame, voyant le baron déjà tout haletant, le comité, plus humain que ces deux prélats, fit cesser la manœuvre.

Louis XIV, qui avait d’abord édicté la peine de mort contre les huguenots qui assisteraient aux assemblées ou tenteraient de sortir du royaume pour éviter d’être violentés à se convertir, avait bientôt substitué à cette peine, celle des galères, « parce que, disait-il, nous sommes informé que cette dernière peine, quoique moins sévère, tient davantage nos sujets dans la crainte de contrevenir à nos volontés. »

En réalité, à raison du nombre de ceux qui contrevenaient aux volontés royales, il était impossible d’appliquer la peine de mort aux coupables, et, en outre, il était de l’intérêt du roi d’épargner la vie de ses sujets, pour les envoyer ramer sur ses galères ; c’est ce que montre bien ce passage des mémoires du marquis de Souches : « Le 27 février 1689, dit-il, on eut la nouvelle qu’on avait tué en Vivarais trois cents huguenots révoltés et quelques ministres à leur tête, et le roi témoigna en être fâché, disant qu’il aurait mieux valu les prendre et les envoyer aux galères. Il était plus de son intérêt d’augmenter sa chiourme que de tuer ces insensés, car il voulait armer cette année trente galères, et ce nombre était à peine suffisant pour résister aux galères d’Espagne et de Gênes, si elles venaient à se joindre contre la France, comme on le craignait avec raison.

Les galériens mouraient vite, sous la triple influence des mauvais traitements, de la mauvaise nourriture et d’un travail excessif.

Les galériens mourant vite, le gouvernement ne reculait devant aucun moyen pour maintenir au complet le personnel de sa chiourme, d’autant plus qu’il lui fallait toujours un nombre de forçats bien supérieur à celui des rameurs nécessaires au service de ses galères, car il y avait toujours un grand nombre d’infirmes et de malades dans le personnel de la chiourme. – Ainsi, en 1696, pour le service de 42 galères exigeant chacune 310 rameurs, soit un personnel valide de 12 600 forçats, il fallait qu’il y eût au moins 15000 condamnés aux galères à la disposition du gouvernement. Beaucoup de peines étant laissées à l’arbitraire des juges, on invitait les magistrats à condamner le plus possible aux galères, en sorte que cette peine était appliquée aussi bien au meurtrier qui avait mérité la roue ou la potence, qu’au mendiant, au vagabond ou au contrebandier, au déserteur, au faux-saulnier ou au braconnier qui avait osé toucher au gibier de son seigneur. – « Les déserteurs, dit Jean Bion, aumônier des galères, sont quelquefois des gens de famille qui, ne pouvant supporter les fatigues de la guerre, ou bien par légèreté ou libertinage, désertent. S’ils sont pris, ils sont condamnés aux galères à perpétuité. Autrefois on leur coupait le nez et les oreilles, mais parce qu’ils devenaient punais et qu’ils infectaient toute la chiourme, on se contente à présent de leur fendre tant soit peu le nez et les oreilles. – Les faux-saulniers qu’on envoie aux galères sont la plupart du temps de pauvres paysans qui vont acheter du sel dans les provinces où il est à bon prix. Comme dans le comté de Bourgogne ou celle de Dombes, on sait assez qu’en France, la pinte de sel qui pèse quatre livres, vaut quarante-deux sous et qu’il y a de pauvres paysans et des familles entières qui demeurent quelquefois huit jours sans manger de la soupe, qui est néanmoins la nourriture ordinaire des personnes de la campagne en France, et cela faute de sel. Un père, touché de compassion de voir ses enfants et sa femme languir et mourir d’inanition, s’aventure d’aller acheter du sel blanc dans ces provinces, où il est les trois quarts à meilleur marché. S’il est surpris, il est condamné aux galères. »

Pour les braconniers, c’étaient des paysans ayant commis le crime de tuer le gibier qui venait dévorer leurs récoltes sur pied. Les seigneurs ecclésiastiques n’étaient pas plus indulgents pour cette insolence que les autres ; ainsi un jour l’évêque de Noyon fit, sous ses yeux, attacher à la chaîne des forçats, deux paysans qui avaient méconnu ses droits sur le gibier de ses propriétés…

Colbert, dans son ardeur de maintenir au complet le personnel des galères, avait été jusqu’à écrire aux présidents de tous les parlements de France : « Sa Majesté, désirant rétablir le corps de ses galères et en fortifier la chiourme, par toutes sortes de moyens, son intention est que vous teniez la main à ce que votre compagnie y condamne le plus grand nombre de coupables qu’il se pourra et que l’on convertisse, même la peine de mort, en celle de galère. »

Quand il y avait eu beaucoup de condamnations aux galères, le ministre témoignait sa satisfaction. « C’est une bonne nouvelle pour Sa Majesté, écrit-il, qu’il y ait trente bons forçats dans la conciergerie de Rennes. »

C’était une émulation de zèle chez tous les fonctionnaires pour arriver à pouvoir donner le plus de bonnes nouvelles de cette nature.

L’intendant du Poitou dit à Colbert : « J’écrirai aux officiers des présidiaux afin qu’ils condamnent le plus qu’ils pourront aux galères. Si l’on donne la peine des galères aux faux-saulniers de la Touraine, l’on en aura beaucoup par ce moyen-là… J’ai jugé à Bellac avec les officiers du siège royal, les gens attroupés du marquis de la Ponse. Il y en a cinq condamnés aux galères. Il n’a pas tenu à moi qu’il y en eût davantage, mais l’on n’est pas maître des juges. »

Un avocat au Parlement de Toulouse, faisant connaître l’envoi au bagne de quarante-trois condamnés, dit : « Nous devons avoir confusion de si mal servir le roi en cette partie, vu la nécessité qu’il témoigne d’avoir des forçats. »

Arnoul, l’intendant général des galères de Marseille, à qui sa grande passion pour le corps avait fait donner une extrême extension à l’arrêt contre les bohèmes et les vagabonds, se vante en écrivant à Colbert, d’avoir fait arrêter et mettre à la rame cinq individus ; « les habitants lui avaient dit que ces gens-là ne faisaient que rôder à l’entour du village, cherchant peut-être, je n’en sais rien, à dérober. »

Le chevalier de Gout écrit d’Orange au ministre : « J’ai un bon forçat que j’ai fait condamner aux galères ; si je puis attraper encore deux huguenots qui ont fait les insolents à la procession de la Fête-Dieu, je les enverrai de compagnie. »

L’archiprêtre Duglan adresse cette supplique à Châteauneuf : « La douceur que le huguenot Madier a trouvée à la Réole, l’a rendu si insolent qu’il n’y a pas moyen d’en tirer rien de bon pour la religion, quoiqu’il ait abjuré. Le marquis de Laury lui a donné déjà trois logements pour l’obliger à vivre en catholique, il se moque de tout… Je supplie Votre Grandeur, d’envoyer quelque ordre au Parlement pour qu’il soit conduit aux galères… c’est une brebis galeuse et un petit démon incarné, qui a bon corps et servirait bien le roi sur la mer. »

La correspondance administrative, dit Michelet, montre avec quelle facilité on envoyait aux galères des gens non condamnés, et il rappelle qu’un malheureux, entre autres, y fut envoyé, malgré l’opposition du Parlement de Toulouse. En tout temps, du reste, sous l’ancien régime, les rois se souciaient fort peu de l’autorité de la chose jugée. Ainsi en 1754, le pasteur Teissier est condamné aux galères, mais ses trois enfants, impliqués dans la poursuite, sont acquittés. Le roi défend de les mettre en liberté, son intention étant, dit une pièce qui est aux archives nationales, q u’on les fit garder en prison.

Quant au Parlement de Metz, il avait absous du crime d’émigration, deux huguenots, Marteilhe et son compagnon, arrêtés sur les frontières ; « mais, dit Marteilhe, comme nous étions des criminels d’État, le Parlement ne pouvait nous élargir qu’en conséquence des ordres de la Cour. » Après échange de correspondances entre le ministre et le Parlement qui ne voulait pas se déjuger, la Vrillière clôt le débat par cet ordre : « Jean Marteilhe et Daniel le Gras s’étant trouvés sur les frontières sans passeport, Sa Majesté prétend qu’ils seront condamnés aux galères. » Et sur le vu de cet ordre, le Parlement se déjugeant, rend un arrêt qui condamne Marteilhe et Gras aux galères perpétuelles, comme atteints et convaincus, de s’être mis en état de sortir du royaume.

Quelle que fût la pression du gouvernement sur les juges et le zèle de ceux-ci pour donner satisfaction aux désirs du roi en multipliant les condamnations aux galères, les condamnations ne faisaient pas encore un assez grand nombre de forçats.

Pour compléter le personnel de la chiourme des galères, on recourait à toutes sortes de moyens.

On mettait à la rame, non seulement tous ceux qu’on trouvait sur les navires turcs ou algériens qu’on capturait sur l’Océan et dans la Méditerranée, mais encore les prisonniers de guerre anglais ou hollandais qu’on faisait sur terre ou sur mer.

On enlevait des nègres sur la côte d’Afrique pour en faire des forçats, et, un jour même, le roi fit écrire au gouverneur du Canada de lui envoyer des Iroquois pour ses galères. Celui-ci, ayant attiré dans un guet-apens un certain nombre de chefs iroquois, s’en empara et les envoya en France où ils furent mis à la rame. Mais il avait, en agissant ainsi, provoqué une guerre d’extermination telle contre les Français au Canada, que, pour y mettre fin, il fut obligé de demander qu’on renvoyât dans leurs tribus les chefs iroquois, et ces forçats trop coûteux pour la France, furent ramenés dans leur pays.

Mais le principal élément du recrutement des galériens était, en dehors des condamnations, l’achat d’esclaves turcs fait aux impériaux, à Venise et à Malte, même à Tanger, ainsi que le constate cette lettre de Colbert : « Sa Majesté veut être informée du succès qu’avait eu l’affaire de Tanger, pour l’achat de cinquante Turcs qui étaient à vendre. » On n’y regardait pas de si près quand on procédait à ces achats d’esclaves, et parfois on prenait un Polonais pour un Turc. Seignelai écrit, en effet, en 1688 : « Le roi a accordé la liberté aux douze Turcs invalides qui se sont faits chrétiens, aux huit forçats étrangers et au nommé Grégorio, Polonais acheté comme Turc. »

Il semblait, du reste, tout naturel de traiter les schismatiques comme des Turcs, et Colbert écrivait : « Sa Majesté, estimant qu’un des meilleurs moyens d’augmenter le nombre de ses galères serait de faire acheter à Constantinople des esclaves russiens (russes ou polonais) qui s’y vendent ordinairement, veut que l’ambassadeur s’informe des meilleurs moyens d’en faire venir un bon nombre. »

L’intendant des galères tente ainsi de justifier cet achat de chrétiens que l’on met à la rame comme esclaves : « Les Russes qui demeurent dans la captivité des Turcs, deviennent, pour la plupart, des renégats, il vaut donc mieux les acheter pour les chiourmes de la France, au moins ils y pourront faire leur salut comme chrétiens. »

Le Turc était une marchandise courante valant de 450 à 500 livres, on comptait environ soixante Turcs sur les trois cents forçats qui composaient le personnel de chaque galère. Pour faire sa cour au roi, on lui offrait un ou deux Turcs comme on lui eût fait cadeau d’une paire de chevaux de prix. Le duc de Beaufort écrit à Colbert : « J’ai donné pour les galères du roi, deux grands Turcs dont le vice-roi m’avait fait présent et, s’il m’était permis, j’y mettrais jusqu’à mes valets. » Moins généreux, le consul de France à Candie propose à son gouvernement qui l’accepte, de lui assurer à perpétuité la commission de son consulat, en échange de l’engagement qu’il prend de livrer chaque année, cinquante Turcs à prix réduit (340 livres par tête au lieu de 500) et d’en donner gratuitement dix.

Quant au duc de Savoie, n’ayant pas de galères, il vendait ses forçats au roi de France, il lui fit même cadeau, après l’expédition du pays de Vaud, de cinq cents de ses sujets pour les chiourmes de France.

En édictant la peine des galères, contre les huguenots qui tenteraient de sortir du royaume, Louis XIV avait assuré le recrutement de sa chiourme, car cette peine, quelque crainte qu’elle inspirât, ne pouvait empêcher les huguenots de contrevenir à ses volontés, en tentant de gagner au-delà des frontières, une terre de liberté de conscience.

Huit mois après l’édit de révocation les bagnes de Toulon et de Marseille renfermaient déjà douze cents religionnaires, prisons et couvents regorgeaient de huguenots, hommes, femmes, enfants et vieillards.

La seule geôlière de Tournay, quinze mois après la révocation, avait déjà eu à loger plus de sept cents fugitifs, hommes ou femmes, pris dans les environs. De tous les côtés du royaume, dit Élie Benoît, on voyait ces malheureux marcher à grosses troupes, des protestants accouplés avec des malfaiteurs, des protestantes enchaînées à des femmes de mauvaise vie. « Jamais, dit une demoiselle d’honneur de la duchesse de Bourgogne, je n’oublierai le spectacle que j’eus sous les yeux près de Marseille. Là, je vis cinq malheureux traînés à la chaîne sur la grande route, suivis par les dragons qui les piquaient de leurs sabres quand ils ne voulaient pas avancer. Et cela parce qu’ils n’avaient pas voulu renier le Dieu de leurs pères. » Il en était ainsi par toute la France. Nissolles, marchand de Ganges, mené ainsi par des archers avec d’autres fugitifs, demandait à l’un de ces archers la faveur de les faire aller plus lentement pour que les malades pussent suivre. L’autre lui répond que s’ils ne marchent pas, on les attachera à la queue des chevaux de l’escorte.

Ceux des fugitifs qui étaient condamnés aux galères étaient dirigés soit sur la prison d’une des villes que devait traverser la grande chaîne de Paris à Marseille, soit sur la prison des Tournelles, à Paris où se formait cette chaîne.

Et, pour arriver à destination, on avait soin de leur faire prendre le chemin le plus long, pour les mener en montre, enchaînés aux pires malfaiteurs, dans le plus grand nombre de villes possibles. Pour aller de Dunkerque à Paris la troupe de galériens dont Martheilhe faisait partie, dut passer par le Havre.

Voici ce que dit de la prison des Tournelles, Louis de Marolles, conseiller du roi qui y était enfermé en 1686, attendant le départ de la chaîne devant l’amener aux galères de Marseille : « Nous couchons cinquante-trois hommes dans un lieu qui n’a pas cinq toises de longueur et pas plus d’une et demie de largeur. Il couche, à mon côté droit, un paysan malade, qui a sa tête à mes pieds et ses pieds à ma tête, il en est de même des autres. Il n’y a peut-être pas un de nous qui n’envie la condition de plusieurs chiens et chevaux. Nous étions bien quatre-vingt-quinze condamnés, mais il en mourut deux ce jour-là ; nous avons encore quinze ou seize malades, il y en a peu qui ne passent par là. »

Louis de Marolles était encore parmi les privilégiés de la Tournelle, ainsi que l’on peut le voir par la description que fait Marteilhe de cette prison, digne vestibule de l’enfer des Galères : « C’est une spacieuse cave, dit-il, garnie de grosses poutres de bois, posées à la distance les unes des autres, d’environ trois pieds ; sur ces poutres épaisses de deux pieds et, demi, sont attachées de grosses chaînes de fer, de la longueur d’un pied et demi et au bout de ces chaînes est un collier de même métal. Lorsque les galériens arrivent dans ce cachot, on les fait coucher à demi pour que la tête appui sur la poutre. Alors on leur met ce collier au col, on le ferme et on le rive sur une enclume à grands coups de marteau. Un homme ainsi attaché, ne peut se coucher de son long, la poutre sur laquelle il a la tête étant trop élevée, ni s’asseoir et se tenir droit, cette poutre étant trop basse ; il est à demi couché, à demi assis, partie de son corps sur les carreaux et l’autre partie sur cette poutre ; ce fut aussi de cette manière qu’on nous enchaîna, et tout endurcis que nous étions aux peines, fatigues et douleurs (Marteilhe et ses compagnons réformés avaient déjà ramé sur les galères à Dunkerque) trois jours et trois nuits que nous fûmes obligés de passer dans cette cruelle situation, nous avaient tellement roué le corps et tous les membres que nous n’en pouvions plus… »

L’on me dira peut-être ici : comment ces autres misérables que l’on amène à Paris des quatre coins de la France, et qui sont quelquefois obligés d’attendre trois ou quatre, souvent cinq ou six mois que la grande chaîne parte pour Marseille, peuvent-ils supporter si longtemps un pareil tourment ? À cela je réponds, qu’une infinité de ces infortunés succombent sous le poids de leur misère : et que ceux qui échappent à la mort par la force de leur constitution, souffrent des douleurs dont on ne peut donner une juste idée.

« On n’entend dans cet antre horrible que gémissements, que plaintes lugubres, capables d’attendrir tout autre que les bourreaux de guichetiers qui font la garde toutes les nuits en ce cachot et se ruent sans miséricorde sur ceux qui parlent, crient, gémissent et se plaignent, les assommant avec barbarie à coups de nerf de bœuf. »

Grâce à l’intervention d’un nouveau converti, riche négociant de Paris, Marteilhe et ses compagnons huguenots obtinrent d’être délivrés du cruel supplice de dormir assis, le corps à moitié sur les carreaux, à moitié sur une poutre. Moyennant un prix débattu avec le gouverneur et pour le paiement duquel ce négociant se porta caution, nos huguenots obtinrent la faveur d’être enchaînés par un pied auprès du grillage des croisées. Marteilhe resta ainsi deux mois ; comme sa chaîne longue d’une aune, lui permettait de se mettre debout, de s’asseoir ou de se coucher tout de son long, il dit à ce propos : J’étais dans une très heureuse situation, tant il est vrai que le bonheur est une chose essentiellement relative !

Cependant tous, favorisés ou non, avaient hâte, ainsi que le dit Louis de Marolles, de voir arriver l’heure où le départ de la chaîne leur permettrait de quitter la prison de la Tournelle. Le moment du départ venu, ces condamnés étaient enchaînés deux par deux par une lourde chaîne de deux pieds de long, allant du collier de fer de l’un à celui de l’autre ; il y avait au milieu de cette chaîne un anneau dans lequel passait la longue chaîne reliant tous les couples ensemble, et faisant de trois ou quatre cents galériens un véritable chapelet humain.

Pour chacun, le poids à porter était d’environ 150 livres, en sorte que, de ses mains restées libres, chaque galérien devait soutenir la chaîne dont la pesanteur eût, sans cela, entraîné sa chute. On attachait sans pitié à la chaîne des huguenots vieux, malades ou infirmes. « À une chaîne, dit Chavannes, où se trouvaient un sourd-muet et un aveugle, on attacha deux septuagénaires, Chauguyon et Chesnet, lesquels, arrivés à Marseille, durent être envoyés à l’hôpital où ils moururent bientôt ; à Bordeaux, on mit à la chaîne un huguenot impotent depuis trente ans, lequel ne pouvait marcher qu’avec des béquilles, et qu’il fallut bientôt jeter plus mort que vif dans une charrette. À Metz un arquebusier, travaillé de la goutte, fut contraint, à coups de bâton, de marcher à travers la ville et demi lieue au delà, sa fille, son gendre et un de ses parents, le soutenaient par-dessous les bras ; une faiblesse le prit et après l’avoir rançonné le conducteur de la chaîne consentit à le mettre sur une charrette. Il y passa un quart d’heure puis rendit l’âme, une demi-heure après ; il en mourut encore trois ou quatre de la même chaîne. »

Ce n’était qu’après leur avoir fait subir l’épreuve du nerf de bœuf que le maître de la chaîne consentait à mettre sur une voiture les galériens se trouvant à l’article de la mort ; quand un de ces malheureux, roué de coups, se trouvait dans l’impossibilité absolue de marcher, on les détachait de la grosse chaîne, et, le traînant comme une bête morte par la chaîne qu’il avait au cou, on le jetait sur la charrette, laissant ses jambes nues pendre au dehors ; s’il se plaignait trop fort on l’accablait encore de coups, parfois jusqu’à ce qu’il passât de vie à trépas.

Cette inhumanité des conducteurs de la chaîne s’explique par ce fait qu’il leur était plus profitable de tuer en route un galérien qui, livré vivant à Marseille ne leur eût rapporté que vingt écus, que de le voiturer de Paris à Marseille, ce qui leur eût coûté plus de quarante écus. Ils étaient animés d’un tel esprit de rapacité que pour mettre dans leur bourse, dit Élie Benoît, la moitié de ce qu’on leur donnait pour la conduite de la chaîne, ils ne nourrissaient leur bétail humain qu’avec du pain grossier et malsain qu’ils ne leur donnaient encore qu’en quantité insuffisante.

Nous avons déjà vu que dans les prisons et dans les hôpitaux on trouvait partout cette spéculation meurtrière, sur la nourriture des prisonniers et des malades ; nous retrouverons la même spéculation sur les galères. Là, les forçats recevaient pour nourriture du pain, de l’eau et des fèves dures comme des cailloux, sans autre accommodement qu’un peu d’huile et quelque peu de sel. « Chacun, dit Marteilhe, reçoit quatre onces de ces fèves indigestes, lorsqu’elles sont bien partagées et que le distributeur n’en vole pas. » L’aumônier Bion dit, en outre, que pour le commis d’équipage chargé de fournir des vivres aux forçats malades, la plus grosse partie entre dans sa bourse, en sorte qu’il s’enrichit en cinq ou six campagnes. Bion ajoute que les malades préféraient de l’eau chaude, à la ressemblance de bouillon qu’on leur donnait et que les chirurgiens revendaient dans les villes, où ils abordaient, les drogues qu’on leur avait fournies pour leurs malades, et dont ils avaient économisé l’emploi au détriment de ceux qu’ils avaient à soigner.

Le peu de souci que les conducteurs de la chaîne avaient pour la vie des condamnés qu’on leur confiait, se manifestait cruellement quand il s’agissait de procéder à la visite des effets, visite qui se répétait plusieurs fois au cours du voyage.

Voici, par exemple, comment à Charenton on procéda à cette visite, au mois de décembre, à neuf heures du soir, par une gelée et un vent de bise que tout glaçait, pour la chaîne de quatre cents condamnés dont Marteilhe faisait partie.

« On nous ordonna, dit Marteilhe, de nous dépouiller entièrement de nos habits et de les mettre à nos pieds. Après que nous fûmes dépouillés nus comme la main, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à l’autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au vent de bise pendant deux grosses heures, pendant lequel temps les archers fouillèrent et visitèrent tous nos habits… La visite de nos hardes étant faite, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à la place où nous avions laissé nos habits. Mais, nous étions raides du grand froid que nous avions souffert, qu’il nous était impossible de marcher. Ce fut alors que les coups de bâton et de nerfs de bœuf plurent, et ce traitement horrible, ne pouvant animer ces pauvres corps, pour ainsi dire tout gelés, et couchés, les uns raide morts, les autres mourants, ces barbares archers les traînaient par la chaîne de leur cou, comme des charognes, leur corps ruisselant du sang des coups qu’ils avaient reçus. I l en mourut ce soir-là ou le lendemain, dix-huit. Pendant la route, on fit encore trois fois cette barbare visite, en pleine campagne, avec un froid aussi grand et même plus rude qu’il n’était à Charenton. »

Il mourait bien d’autres condamnés tout le long de la route.

Les galériens mal nourris, sans cesse cruellement maltraités, écrasés sous le poids des fers qu’ils avaient à porter, devaient chaque jour faire de longues étapes sous la pluie ou la neige. Arrivant à leurs lieux d’étapes harassés de fatigue, transis et mouillés jusqu’aux os, il leur fallait s’étendre sur le fumier d’une écurie ou d’une étable au râtelier de laquelle on attachait la chaîne. On leur refusait même de la paille, qu’il eût fallu payer pour couvrir les excréments des animaux, et c’est sur ce lit répugnant que rongés de poux, qu’ils enlevaient à pleines mains ; ils devaient tenter de prendre un peu de repos. Mais c’était chose presque impossible, car le moindre mouvement que l’un faisait réveillait douloureusement celui qui était attaché à la même chaîne, et le supplice de l’insomnie, s’ajoutant à tant d’autres souffrances, venait à bout des plus rigoureux.

Marteilhe était accouplé avec un déserteur avec lequel il couchait dans les écuries ou les étables ; à chaque étape de la chaîne, ce déserteur, dit-il « était si infesté de la gale, que, tous les matins, c’était un mystère de me dépêtrer d’avec lui, car, le pauvre misérable n’avait qu’une chemise à demi pourrie sur le corps, que le pus de la gale traversait sa chemise, et que je ne pouvais m’éloigner de lui tant soit peu ; il se collait tellement à ma casaque qu’il criait comme un perdu lorsqu’il fallait nous lever pour partir, et qu’il me priait, par grâce, de lui aider à se décoller. » Quand après avoir passé une nuit sans repos à l’étape on se remettait en route, on n’avait à attendre nulle pitié, ni du conducteur de la chaîne qui vous rouait de coups, ni des passants que l’on rencontrait et qui vous injuriaient quand ils ne faisaient pas pis encore. Un gentilhomme de soixante-dix-ans, Jean de Montbeton, est impitoyablement insulté par la population fanatique que rencontre la chaîne à laquelle il est attaché. Martheilhe et ses compagnons de chaîne, mourant de soif en traversant la Provence, tendent en vain leurs écuelles de bois en suppliant qu’on y verse quelques gouttes d’eau. « Marchez ! leur répondent les femmes, là où vous allez, vous ne manquerez pas d’eau ».

Louis de Marolles, bien que le conducteur de la chaîne se fût montré pitoyable envers lui et l’eût voituré, soit en bateau, soit en charrette, arriva demi-mort à Marseille. Tourmenté par la fièvre pendant les deux mois qu’avait duré le voyage, il lui avait fallu, sur le bateau « coucher sur les planches, sans paille sous lui et son chapeau pour chevet », ou en charrette « être brouetté jusqu’à quatorze heures par jour et accablé de cahots, car tous ces chemins-là ne sont que cailloux. » « C’est une chose pitoyable, dit-il en arrivant à Marseille, que de voir ma maigreur ! » Cependant on le mène à la galère où on l’enchaîne ; mais un officier, touché de compassion, le fait visiter par un chirurgien et il est envoyé à l’hôpital où il reste six semaines. Bien des malheureux forçats, une fois entrés à l’hôpital, n’en sortaient plus que pour être enfouis tout nus dans le cimetière des esclaves turcs, comme les bêtes mortes qu’on jette à la voirie. Ainsi, le forçat huguenot Mauru étant mort à l’hôpital, ses compagnons lui avaient fait une bière et l’y avaient enfermé ; mais, l’aumônier des galères trouvant que c’était faire trop d’honneur à un hérétique, fit déclouer la bière et le corps fut jeté à la voirie.

Quand la chaîne arrivait à Marseille, elle était bien allégée, les privations, la fatigue et les mauvais traitements après quelques semaines de route, ayant fait succomber les moins robustes des condamnés. Le conducteur de la chaîne, chaque fois qu’il perdait un de ceux qu’il était chargé d’amener au bagne, en était quitte pour demander au curé du lieu le plus prochain, une attestation du décès qu’il devait fournir, à la place de celui qu’il ne pouvait plus représenter vivant. Ainsi, sur une chaîne de cinquante condamnés partis de Metz, cinq étaient morts le premier jour et bien d’autres moururent en route.

Le galérien huguenot Espinay écrit : « Nous arrivâmes mardi à Marseille au nombre de quatre cent un, y en ayant de morts en route par les maladies ou mauvais traitements une cinquantaine ». « Il arriva ici, écrit Louis de Marolles, une chaîne de cent cinquante hommes, au commencement du mois dernier, sans comptertrente-trois qui moururent en chemin. » Quant à Marteilhe, après avoir constaté que beaucoup de ses compagnons de chaîne étaient morts en route, il ajoute : « il y en avait peu qui ne fussent malades, dont divers moururent à l’hôpital de Marseille ».

Un jour on écrit de Marseille à Colbert : « Les deux dernières chaînes que nous venons de recevoir sont arrivées plus faibles, par suite des mauvais traitements de ceux qui les conduisent, la dernière, de Guyenne, outre la perte qui s’est faite dans la route… est venue si ruinée, qu’une partie a péri ici entièrement et l’autre ne vaut guère mieux. »

Un autre jour ; l’intendant chargé de recevoir à Lyon, les chaînes en destination de Toulon, lui dit : que sur quatre-vingt-seize hommes d’une chaîne, trente-trois sont morts en route et depuis leur arrivée à Lyon. Que sur les trente-six restant, il y en a une vingtaine de malades, qu’il garde cette chaîne quelques jours à Lyon, à cause du grand nombre de malades et de la lassitude des autres. Quand la chaîne se remit en route pour Toulon, elle ne comptait plus que trente-deux hommes, huit forçats étaient morts pendant ce rafraîchissement

C’étaient encore les plus heureux que ceux qui mouraient au seuil de l’enfer des galères, car ceux qui le franchissaient, mal nourris, accablés de fatigue et cruellement maltraités, avaient à souffrir mille morts avant que leurs corps épuisés et déchirés, fussent jetés à la voirie, voici, en effet, ce qu’était, suivant une lettre de l’amiral Baudin, le régime des galères au temps de Louis XIV :

« Le régime des galères était alors excessivement dur, c’est ce qui explique l’énorme proportion de la mortalité par rapport aux chiffres des condamnations. Les galériens étaient enchaînés deux à deux sur les bancs des galères, et ils y étaient employés à faire mouvoir de longues et lourdes rames, service excessivement pénible. Dans l’axe de chaque galère, et au milieu de l’espace occupé par les bancs des rameurs, régnait une espèce de galerie appelée la coursive (ou le coursier), sur laquelle se promenaient continuellement des surveillants appelés comités, armés chacun d’un nerf de bœuf dont ils frappaient les épaules des malheureux qui, à leur gré, ne ramaient pas avec assez de force. Les galériens passaient leur vie sur leurs bancs. Ils y mangeaient et ils y dormaient sans pouvoir changer de place, plus que ne leur permettait la longueur de leur chaîne, et n’ayant d’autre abri contre la pluie ou les ardeurs du soleil ou le froid de la nuit qu’une toile appelée taud qu’on étendait au-dessus de leurs bancs, quand la galère n’était pas en marche et que le vent n’était pas trop violent… »

Aussi longtemps qu’une galère était en campagne, c’est-à-dire pendant plusieurs mois, les forçats restaient enchaînés à leurs bancs par une chaîne longue de trois pieds seulement.

« Ceux, dit Michelet, qui pendant des nuits, de longues nuits fiévreuses sont restés immobiles, serrés, gênés, par exemple, comme on l’était jadis dans les voitures publiques, ceux-là peuvent deviner quelque chose de cette vie terrible des galères. Ce n’était pas de recevoir des coups, ce n’était pas d’être par tous les temps, nu jusqu’à la ceinture, ce n’était pas d’être toujours mouillé (la mer mouillant toujours le pont très bas), non, ce n’était pas tout cela qui désespérait le forçat, non pas encore la chétive nourriture qui le laissait sans force. Le désespoir ; c’était d’être scellé pour toujours à la même place, de coucher, manger, dormir là, sous la pluie ou les étoiles, de ne pouvoir se retourner, varier d’attitude, d’y trembler la fièvre souvent, d’y languir, d’y mourir, toujours enchaîné et scellé. »

« Je te dis ingénument, écrit le martyr Louis de Marolles à sa femme, que le fer que je porte au pied, quoiqu’il ne pèse pas trois livres, m’a beaucoup plus embarrassé dans les commencements que celui que tu m’as vu au cou à la Tournelle. Cela ne procédait que de la grande maigreur où j’étais ; mais, maintenant que j’ai presque repris tout mon embonpoint, il n’en est plus de même ; joint qu’on m’apprend tous les jours à le mettre dans les dispositions qui incommodent le moins. »

À un bout de la galerie, sur une sorte de table dressée sur quatre piques, siégeait le comité, bourreau en chef de la chiourme, lequel donnait le signal des manœuvres avec son sifflet : d’un bout à l’autre de la galère régnait un passage élevé appelé coursier, sur lequel circulaient les sous-comités, armés d’une corde ou d’un nerf de bœuf, dont ils se tenaient prêts à frapper le dos nu des rameurs assis, six par six, sur chacun des bancs placés à droite et à gauche du coursier.

Dès qu’il fallait faire marcher la galère à la rame, en effet, pour permettre aux comités de maltraiter plus aisément les forçats, on obligeait ceux-ci a quitter la chemisette de laine qu’ils portaient quand la galère était à l’ancre ou marchait à la voile, ainsi que Louis de Marelles l’écrit à sa femme :

« Si tu voyais mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J’ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car elle n’est ouverte qu’à demi par devant ; j’ai, de plus, un beau bonnet rouge, deux hauts de chausse et deux chemises de toile grosse comme le doigt, et des bas de drap : mes habits de liberté ne sont point perdus et s’il plaisait au roi de me faire grâce, je les reprendrais. »

À un premier signal, les forçats enchaînés et nus jusqu’à la ceinture, saisissaient les manilles ou anses de bois qui servaient à manœuvrer les lourdes rames de la galère, trop grosses pour être empoignées et longues de cinquante pieds .

À un nouveau coup de sifflet du comité, toutes les rames devaient tomber ensemble dans la mer, se relever, puis retomber de même, et les rameurs devaient continuer sans nulle interruption pendant de longues heures, ce rude exercice qu’on appelait la vogue .

« On est souvent presque démembré, dit une relation, par ses compagnons dans le travail de manœuvre, lorsque les chaînes se brouillent, se mêlent et s’accourcissent et que chacun tire avec effort pour faire sa tâche. »

« Il faut bien, dit Marteilhe, que tous rament ensemble, car si l’une eu l’autre des rames monte ou descend trop tôt ou trop tard, en manquant sa cadence, pour lors, les rameurs de devant cette rame qui a manqué, en tombant assis sur les bancs, se cassent la tête sur cette rame qui a pris trop tard son entrée ; et, par là encore, ces mêmes rameurs qui ont manqué, se heurtent la tête contre la rame qui vogue derrière eux. Ils n’en sont pas quittes pour s’être fait des contusions à la tête, le comité les rosse encore à grands coups de corde. »

Marteilhe décrit ainsi ce rude exercice de la vogue : « Qu’on se figure, dit-il, six malheureux enchaînés et nus comme la main, assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la pédague, qui est une grosse barre de bois attachée à la banquette, et, de l’autre pied, montant sur le banc devant eux en s’allongeant le corps, les bras raides, pour pousser et avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant qui sont occupés à faire le même mouvement ; et, ayant avancé ainsi leur rame, ils l’élèvent pour la frapper dans la mer, et, du même temps se jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis sur leur banc. Il faut l’avoir vu pour croire que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude ; et quiconque n’a jamais vu voguer une galère, en le voyant pour la première fois ne pourrait jamais imaginer que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure. – On les fait voguer, non seulement une heure ou deux, mais même dix à douze heures de suite. »

« Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre heures sans nous reposer un moment. Dans ces moments, les comités et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de biscuit trempé dans du vin sans que nous levassions les mains de la rame, pour nous empêcher de tomber en défaillance. »

« Pour lors, on n’entend que hurlements de ces malheureux, ruisselants de sang par les coups de corde meurtriers qu’on leur donne ; on n’entend que claquer les cordes, que les injures et les blasphèmes de ces affreux comités ; on n’entend que les officiers criant aux comités, déjà las et harassés d’avoir violemment frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu’un de ces malheureux forçats crève sur la rame, ainsi qu’il arrive souvent, on frappe sur lui tant qu’on lui voit la moindre apparence de vie et, lorsqu’il ne respire plus, on le jette à la mer comme une charogne. »

Un jour la galère sur laquelle se trouvait Marteilhe, faisant force de rames pour atteindre un navire anglais, et le comité ne pouvant, malgré les coups dont il accablait les rameurs, hâter suffisamment la marche de la galère au gré du lieutenant, celui-ci lui criait : « Redouble tes coups, bourreau, pour intimider et animer ces, chiens-là ! Fais comme j’ai vu souvent faire aux galères de Malte, coupe le bras d’un de ces chiens-là pour te servir de bâton et en battre les autres. »

Un autre jour le capitaine de cette galère ayant mené jusqu’à Douvres le duc d’Aumont qu’il avait régalé, celui-ci voyant le misérable état de la chiourme, dit qu’il ne comprenait pas comment ces malheureux pouvaient dormir, étant si serrés et n’ayant aucune commodité pour se coucher dans leurs bancs.

« J’ai le secret de les faire dormir, dit le capitaine, je vais leur préparer une bonne prise d’opium », et il donne l’ordre de retourner à Boulogne.

Le vent et la marée étaient contraires et la galère se trouvait à dix lieues de ce port. Le capitaine ordonne qu’on fasse force rames et passe vogue, c’est-à-dire qu’on double le temps de la cadence de la vogue (ce qui lasse plus dans une heure que quatre heures de vogue ordinaire). La galère arrivée à Boulogne, le capitaine dit au duc d’Aumont qui se levait de table, qu’il lui voulait faire voir l’effet de son opium ; la plupart dormaient, ceux qui ne pouvaient reposer feignaient aussi de dormir, le capitaine l’avait ordonné ainsi. Mais quel horrible spectacle ! « Six malheureux dans chaque banc accroupis et amoncelés les uns sur les autres, tout nus, personne n’avait eu la force de vêtir sa chemise ; la plupart ensanglantés des coups qu’ils avaient reçus et tout leur corps écumant de sueur. » Ce cruel capitaine voulut encore montrer qu’il savait aussi bien éveiller sa chiourme que l’endormir et il fit siffler le réveil. « C’était la plus grande pitié du monde… Presque personne ne pouvait se lever, tant leurs jambes et tout leur corps étaient raides, et ce ne fut qu’à grands corps de corde qu’on les fit tous lever, leur faisant faire mille postures ridicules et très douloureuses. »

Ce n’était, du reste, qu’en faisant de la manœuvre de la rame un cruel supplice, qu’on pouvait obtenir de ceux qui y étaient employés le travail surhumain qu’on appelait la vogue des galères. On tenta de faire manœuvrer quatre demi-galères (dont les rames n’avaient que vingt-cinq pieds de long au lieu de cinquante) par des mariniers exercés. Avec ces rameurs libres, qu’on ne pouvait impunément martyriser, à peine put-on mener ces demi-galères du port à la rade de Dunkerque, après quoi il fallut regagner le port. On essaya alors de mettre à chaque rame, au poste le plus pénible, un forçat, pour seconder les mariniers libres. Ce ne fut que bien difficilement qu’on put aller de Dunkerque à Ostende, le comité n’osant pas, en présence des mariniers, exercer ses cruautés habituelles sur les galériens. On dut reconnaître que seuls, les forçats pouvaient être employés à faire marcher les galères à la rame, parce que seuls ils pouvaient être torturés sans merci, jusqu’à la mort au besoin.

Quand il fallait faire campagne, presque chaque jour les galériens étaient appelés à faire la terrible manœuvre de la vogue, et beaucoup d’entre eux ne pouvaient y résister. « Pendant le voyage, écrit l’intendant de la marine à Colbert, il n’est mort que trente-six forçats, ce qui est un bonheur incroyable, car l’année dernière nous en perdîmes plus de quatre-vingts, et autrefois les galères de Malte en ont perdu des trois cents, en faisant la même navigation que nos galères ont fait cette année ». Il n’est pas nécessaire de faire ressortir la barbarie de cette instruction donnée par Seignelai au directeur général des galères : « Comme rien ne peut tant contribuer à rendre maniables les forçats qui sont huguenots et n’ont pas voulu se faire instruire que la fatigue qu’ils auraient pendant une campagne, ne manquez pas de les faire mettre sur les galères qui vont à Alger. »

Les aumôniers qui s’entendaient à trouver les meilleurs moyens de tourmenter les forçats pour la foi, laissaient mettre de toutes les campagnes les plus opiniâtres, – Mauru, par exemple, bien que la santé de ce malheureux fût mince et que son corps fût épuisé.

Quand une galère avait à soutenir un combat en mer, la situation des rameurs, réduits à l’état de rouages moteurs de la galère, était horrible ; enchaînés à leurs bancs, ayant dans la bouche un bâillon en liège, appelé tap, qu’on leur mettait pour les empêcher, s’ils étaient blessés, de troubler leurs voisins par leurs plaintes et leurs gémissements, ils devaient, bon gré mal gré, attendre impassiblement la mort au milieu d’un combat auquel ils ne prenaient point part. La mitraille et la fusillade de l’ennemi frappaient sur les rameurs, car tuer ou blesser les galériens, c’était immobiliser la galère en la privant de l’usage des jambes redoutables qui lui permettaient de marcher sans le secours du vent. Pendant ce temps, deux canons de la galère étaient braqués sur la chiourme, que tenaient en respect cinquante soldats, prêts à faire feu à la moindre apparence de révolte ; les malheureux forçats étaient donc placés entre deux feux. Ils attendaient ainsi la mort, sans savoir pour lequel des deux combattants (leur galère ou le navire ennemi) ils devaient faire des vœux.

Un jour la galère où se trouvait Marteilhe, ayant échoué dans la tentative qu’elle avait faite, de clystériser avec son éperon d’avant, une frégate anglaise, se trouva bord à bord avec ce navire qui la retint dans cette situation périlleuse avec des grappins de fer.

« Ce fut alors, dit Marteilhe, qu’il nous régala de son artillerie… tous ses canons étaient chargés à mitraille… pas un coup de son artillerie, qui nous tirait à brûle-pourpoint, ne se perdait. De plus, le capitaine avait sur les hunes de ses mâts plusieurs de son monde avec des barils pleins de grenades qui nous les faisaient pleuvoir dru comme grêle sur le corps… ; l’ennemi fit, pour surcroît, une sortie de quarante à cinquante hommes de son bord qui descendirent sur la galère, le sabre à la main, et hachaient en pièces tout ce qui se trouvait devant eux de l’équipage, épargnant cependant les forçats qui ne faisaient aucun mouvement de défense. »

Les rames de la galère s’étant trouvées brisées par suite de l’abordage entre les deux navires, les Anglais n’avaient plus, du reste, aucun intérêt à frapper les forçats qui ne pouvaient plus mettre les rames en mouvement.

Quant à ceux-ci, enchaînés à leurs bancs, les menottes aux mains et le bâillon à la bouche, ils eussent eu bien de la peine à faire quelque tentative de défense. L’eussent-ils pu, ils auraient été bien sots de le faire, ainsi que le montre l’exemple suivant.

Un jour, dans une rencontre entre les galères de l’Espagne et celles de la France, les galères françaises ayant le dessous, on remit aux forçats français des corbeilles de cailloux, leur promettant la liberté si l’ennemi était repoussé. Les forçats firent pleuvoir sur les Espagnols une telle grêle de pierres qu’ils les repoussèrent et que les galères françaises furent dégagées ; mais on ne tint pas parole aux forçats qui, le danger passé ; restèrent à la rame et furent traités comme devant.

Marteilhe poursuit ainsi l’émouvant récit du combat entre sa galère et la frégate anglaise, dans la terrible situation faite aux forçats-rameurs, par l’abordage des deux navires : « Il se rencontra, dit-il, que notre banc, dans lequel nous étions cinq forçats et un esclave turc, se trouva vis-à-vis d’un canon de la frégate que je voyais bien qui était chargé ; en m’élevant un peu, je l’eusse pu toucher avec la main… Ce vilain voisin nous fit tous frémir ; mes camarades de banc se couchèrent tout plats, croyant échapper à son coup… Je me déterminai à me tenir tout droit dans le banc, je n’en pouvais sortir. J’y étais enchaîné ! Que faire ? … Je vis le canonnier, avec sa mèche allumée à la main qui commençait à mettre le feu au canon sur le devant de la frégate, et, de canon en canon, venait vers celui qui donnait sur notre banc, je ne pouvais distraire mes yeux de ce canonnier.

« Il vint donc à ce canon fatal ; j’eus la constance de lui voir mettre le feu, me tenant toujours tout droit, en recommandant mon âme au Seigneur. Le canon tira et je fus étourdi… le coup de canon m’avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s’étendre… Il était nuit ; je crus d’abord que mes camarades de banc se tenaient couchés par crainte du canon… Le Turc du banc, qui avait été janissaire, restant couché comme les autres : Quoi ! lui dis-je, Isouf, voilà donc la première fois que tu as peur ; lève-toi ! et en même temps je voulus le prendre parle bras pour l’aider. Mais, ô horreur ! qui me fait frémir quand j’y pense, son bras détaché du corps me resta à la main. Je rejette avec horreur ce bras… lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme chair à pâté… Je perdais beaucoup de sang, sans pouvoir être aidé de personne, tous étaient morts, tant à mon banc qu’à celui d’au-dessous, et à celui d’au-dessus, si bien que de dix-huit personnes que nous étions dans ces trois bancs il n’en échappa que moi, avec trois blessures. »

Le combat fini, on porta les blessés dans la cale sombre et basse du navire, et l’on jeta à la mer ceux qui paraissaient morts. Dans la confusion et l’obscurité Marteilhe, à qui le sang coulé de ses blessures avait fait perdre connaissance, faillit être ainsi jeté par-dessus le bord : heureusement pour lui, un des argousins qui le déferraient, appuya si fort sur une de ses plaies que la douleur le tira de son évanouissement et lui fit pousser un grand cri.

On l’emporta à fond de cale avec les autres blessés, et on le jeta sur un câble roulé, dur lit de repos pour un malheureux blessé souffrant cruellement. Il resta trois jours dans cet affreux fond de cale, sans être pansé qu’avec un peu d’eau-de-vie et de camphre. « Les blessés, dit-il, mouraient comme des mouches dans ce fond de cale, où il faisait une chaleur à étouffer et une puanteur horrible, ce qui causait une si grande corruption dans nos plaies que la gangrène s’y mit partout. Dans cet état nous arrivâmes, trois jours après le combat, à la rade de Dunkerque. »

C’est dans cette cale que les malades étaient placés au cours d’une campagne et qu’ils avaient à passer, non trois jours, mais des semaines et des mois entiers.

Voici la lugubre description que fait de cette infirmerie des galères l’aumônier Jean Bion : « Il y a sous le pont à fond de cale un endroit qu’on appelle la chambre de proue, où on ne respire l’air que par un trou large de deux pieds en carré et qui est l’entrée par où on descend en ce lieu. Il y fait aussi obscur de jour que la nuit. Il y a au bout de cette chambre deux espèces d’échafauds, qu’on appelle le taular, sur lequel on met, sur le bois seul, les malades qui y sont souvent couchés les uns sur les autres, et quand ils sont remplis, on met les nouveaux venus sur les cordages… Pour leurs nécessités naturelles, ils sont obligés de les faire sous eux. Il y a bien, à la vérité, sur chacun de ces taulars une cuvette de bois, qu’on appelle boyaux, mais les malades n’ont pas la force d’y aller, et d’ailleurs elles sont si malpropres que le choix en est assez inutile. »

« On peut conjecturer de quelle puanteur ce cachot est infecté… dans ce lieu affreux, toutes sortes de vermines exercent un pouvoir despotique. Les poux, les punaises y rongent ces pauvres esclaves sans être inquiétés et quand, par l’obligation de mon emploi, j’y allais confesser ou consoler les malades, j’en étais rempli… Je puis assurer que toutes les fois que j’y descendais, je marchais dans les ombres de la mort, j’étais néanmoins obligé d’y rester longtemps pour confesser les mourants et, comme il n’y a entre le plancher et le taular que trois pieds de hauteur, j’étais contraint de me coucher tout de mon long auprès des malades pour entendre en secret la déclaration de leurs péchés ; et, souvent, en confessant celui qui était à ma droite je trouvais celui de ma gauche qui expirait sur ma poitrine. »

C’est dans ce triste réduit que les aumôniers des galères, de durs lazaristes que les huguenots appelaient avec raison les grands ressorts de cette machine à bâtons et à gourdins, faisaient jeter après leur avoir fait administrer une terrible bastonnade les forçats huguenots qui avaient refusé de lever le bonnet pendant qu’ils célébraient la messe.

Quand la galère désarmée hivernait dans le port, les aumôniers, par un raffinement de cruauté, obtenaient que l’on donnât pour cachot aux invalides huguenots, l’infecte cale de la galère. « Sur la vieille Saint-Louis, dit le Journal des Galères, où il y a bon nombre de nos frères, vieux, estropiés ou invalides, on les a confinés dans la rougeole, endroit où l’on ne peut se tenir debout et où passent des ordures et les immondices de chaque banc, sans avoir égard à leur vieillesse et à leurs incommodités. M. André Valette est un de ces fidèles souffrants. Pendant l’été, on l’avait placé auprès du Fougon, lieu où l’on fait du feu, afin que la chaleur et la fumée l’incommodassent, et présentement, dans l’hiver, on le fait venir dans la rougeole, où l’eau des bancs coule et où le froid entre plus qu’ailleurs, afin de le mieux affliger. »

Les aumôniers ne se résignaient qu’à regret à laisser porter à l’hôpital les huguenots qu’ils avaient fait maltraiter. Ainsi, Jean L’hostalet ayant reçu une cruelle bastonnade pour n’avoir pas levé le bonnet, l’aumônier le retint cinq ou six jours sur la galère, bien que le chirurgien eût ordonné de le transporter à l’hôpital. Quand on l’en retira enfin, il était mourant. C’est à cet hôpital que les forçats malades, chargé de lourdes chaîne, n’ayant ni capote, ni feu par les plus grands froids, allaient achever de mourir. Un Cévenol, dit Élie Benoît, y mourut de faim, l’aumônier de l’hôpital ayant défendu de lui donner à manger pour le punir d’avoir refusé de se laisser instruire. C’est là que vint mourir le huguenot Mauru, après avoir craché tous ses poumons : il expira sur un grabat où il grelottait sans feu et sans capote. Pendant dix années, Mauru avait été tourmenté cruellement par l’aumônier de sa galère, et la haine de cet aumônier le poursuivit jusqu’après sa mort, car il fit retirer son corps de la bière dans laquelle on l’avait mis, et le fit jeter tout nu à la voirie.

Les invalides, incapables de manier la rame, restaient enchaînés à leurs bancs comme les autres forçats pendant que la galère était en campagne ; à la rentrée dans le port, moyennant un sou payé aux argousins ils obtenaient comme leurs compagnons valides, la faveur d’être déferrés pendant le jour. Cette faveur accordée aux malfaiteurs et aux meurtriers, était refusée aux huguenots. Louis de Marolles écrit en 1687, que, depuis plus de trois mois, il est à la chaîne nuit et jour sur la galère la Fière.

Un des commis de l’intendant, lit-on dans le journal des galères, son rôle à la main, constate si tous les religionnaires sont à la chaîne. Quant à l’argousin trop pitoyable qui avait déferré un huguenot, il était condamné à trente sous d’amende, pour avoir épargné à ce malheureux le supplice de l’éternelle immobilité. Quand on avait un trop grand nombre d’invalides au bagne, on les envoyait en Amérique, et Louis de Marolles, désigné deux fois pour la transportation, eut la malchance de voir rapporter son ordre d’embarquement ; on l’envoya mourir dans un des plus affreux cachots de Marseille.

Les aumôniers ne se bornaient pas à faire donner de rudes salades à ceux qui refusaient de lever le bonnet, mais encore ils faisaient si cruellement bâtonner les huguenots qui entretenaient ces correspondances avec le dehors et distribuaient des secours à leurs coreligionnaires, que plusieurs furent emportés demi-morts à l’hôpital. Pour arriver à découvrir les coupables, les aumôniers, dit le Journal des Galères, avaient aposté certains scélérats de forçats pour leur tenir toujours les yeux dessus ; parfois même ils mettaient les suspects en quarantaine, interdisant à toute personne étrangère de leur parler et de les approcher.

Grâce au dévouement des esclaves turcs et de quelques forçats catholiques qui leur servaient d’intermédiaires, les huguenots, commis pour régir la Société souffrante des galères, purent continuer à distribuer les sommes qui étaient recueillies en Suisse, en Hollande et en Angleterre, puis envoyées à des négociants de Marseille pour être données en secours aux forçats pour la foi. En vain Pontchartrain, ayant découvert que c’était un pasteur de Genève qui faisait l’envoi des fonds, voulut-il couper le mal dans sa racine, en enjoignant aux magistrats de Genève d’avoir à faire cesser ce désordre. Le seul résultat qu’il obtint, fut de faire substituer une nouvelle organisation à l’ancienne, si bien que jusqu’au jour où le dernier forçat pour cause de religion, sortit du bagne, la caisse de bienfaisance établie à Marseille continua à recevoir les sommes recueillies à l’étranger, pour la Société souffrante des galères.

Parmi les membres de cette Société des galères, on voyait Louis de Marolles, le conseiller du roi, le baron de Monthetou, parent du duc de la Force, le baron de Salgas, le sieur de Lasterne, de la Cantinière, de l’Aubonnière, Élie Néau, les trois frères Serre, Sabatier, etc. Sur une liste de cent cinq forçats pour la foi, que donne Court, on trouve deux chevaliers de Saint-Louis et quarante-six gentilshommes.

Le forçat Fabre qui avait obtenu d’être envoyé aux galères à la place de son père, surpris à une assemblée, expose ainsi la souffrance morale infligée aux honnêtes gens en se voyant jetés au milieu des pires malfaiteurs : « Lorsqu’il me fallut entrer dans ce fatal vaisseau, que je me vis dépouillé pour revêtir l’ignominieux uniforme des scélérats qui l’habitent, confondu avec ce qu’il y a de plus vil sur la terre, enchaîné avec l’un d’eux sur le même banc, le cœur me manqua… Je laisse à penser de quelle douleur mon âme fut accablée, à cette première nuit, lorsque, à la lueur d’une lampe suspendue au milieu de la galère, je promenai mes regards sur tous ces êtres qui m’environnaient, couverts de haillons et de vermine qui les tourmentait. Je m’imaginai être dans un enfer que les remords du crime tourmentaient sans cesse. »

La spirituelle et peu sensible marquise de Sévigné contant à sa fille les horribles détails de la répression de la révolte de la Bretagne, dit : « J’ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me semblent une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce ; nous vous en avons bien envoyé par centaines. »

C’était bien, grâce à la persécution religieuse, une société d’honnêtes gens que celle des galères ; mais l’on a vu quelle vie douce, menaient les forçats retranchés du monde. « Oh ! noble société que celle des galères, dit Michelet. Il semblait que toute vertu s’y fût réfugiée… On put souvent voir à la chaîne avec le protestant, le catholique charitable qui avait voulu le sauver, avec le forçat de la foi ramait le forçat de la charité. On y voyait le Turc qui, de tout temps, au péril de sa vie et bravant un supplice horrible, servait ses frères, chrétiens, se dévouait à leur chercher à terre les aumônes de leurs amis »

Quelques forçats catholiques, touchés de l’héroïque constance de huguenots leurs compagnons de chaîne, se convertirent à la foi protestante sur les galères mêmes, et les aumôniers n’épargnaient point les plus indignes traitements à ces apostats qu’ils menaçaient de la potence.

« Les prosélytes de la chaîne, dit le Journal des Galères, qui n’ont à espérer que des tourments et des misères dans ce monde, ne nous font-ils pas plus d’honneur que cette foule de gens convertis que l’Église romaine s’est faite, et dont elle se glorifie par le motif de l’intérêt, des charges, par dragons, par le sang et le carnage ? »

Quant à l’aumônier Bion, en voyant avec quelle cruauté on maltraitait parfois, jusqu’à leur faire venir l’âme jusqu’au bord des lèvres, les forçats huguenots (et cela parce qu’ils n’avaient pas levé le bonnet ou avaient refusé de nommer la personne dont ils avaient reçu des secours pour leurs frères des galères), il abjura sa foi catholique. « Leur sang prêchait, dit-il, je me fis Protestant »

Les aumôniers secondaient les vues de Louis XIV lorsqu’ils employaient tous les moyens pour arriver à ce que le silence se fit sur ce qui se passait dans l’enfer des galères En effet, le roi voulait que tout huguenot qui y entrait, perdit toute espérance d’en sortir autrement que par la mort et que nul ne sût ce qui se passait sur les galères. Quoi que fissent pour les tourmenter, intendants, aumôniers, comités ; argousins ou geôliers, les huguenots n’avaient aucun recours contre les violences les plus indignes, contre les plus révoltantes iniquités qu’on voulait laisser ignorées de tous au dehors.

Cependant, en dépit des efforts faits par les aumôniers et les intendants pour les isoler du monde entier, les forçats huguenots, soit du pont des galères, soit du bagne, soit du fond des cachots obscurs où on les renfermait parfois, trouvaient toujours moyen, grâce à des merveilles d’intelligence, de patiente ruse, de faire parvenir de leurs nouvelles à leurs coreligionnaires réfugiés à l’étranger. On a recueilli les curieuses et touchantes correspondances de ces martyrs de la liberté de conscience et on les a publiées sous le titre duJournal des Galères ; on y voit que, à l’étranger, on était tenu au courant, jour par jour, presque heure par heure, de ce qui se passait dans la société souffrante des galères. À l’instigation des réfugiés français, les puissances protestantes ne cessaient de renouveler leurs démarches en faveur des forçats pour la foi si cruellement persécutés, mais il semblait que rien ne pût triompher de l’implacable obstination du roi à ne se relâcher en rien de ses odieuses rigueurs.

En 1709, Louis XIV, pour obtenir la paix, consent à céder nos places frontières et offre même de payer une subvention aux puissances alliées pour détrôner son petit fils, mais il se refuse absolument à mettre en liberté les huguenots ramant sur ses galères. Son négociateur, de Torcy lui écrit à ce sujet : « On a traité dans la conférence de ce matin des religionnaires détenus dans les galères de Votre Majesté. Buys a demandé leur liberté ; sans allonger ma lettre pour vous informer, sire, de mes réponses, j’ose vous assurer qu’il ne sera plus question de cet article. »

En effet, il n’en fut pas question dans le traité ; mais la paix signée, Louis XIV avait trop d’intérêt à se ménager les bonnes grâces de la reine Anne pour lui refuser la grâce des forçats pour la loi ; seulement, ayant promis de les relâcher tous, sur trois cents il n’en mit en liberté que cent trente-six.

L’intendant des galères à qui l’on faisait observer que les libérés, astreints à partir de suite par mer, n’étaient pas en mesure de fréter un navire à leurs frais, répondait que le roi ne voulait pas dépenser un sou pour eux. Les aumôniers, furieux de voir leurs victimes leur échapper, mettaient mille obstacles à leur départ. Les malheureux, autorisés à courir la ville sous la garde de leurs argousins, finirent par traiter avec un capitaine de navire qui les débarqua à Villefranche, d’où ils se rendirent à Nice puis à Genève. Leur entrée dans cette ville huguenote, si hospitalière pour nos réfugiés, fut un véritable triomphe. La population tout entière vint au-devant d’eux, précédée de ses magistrats, et chacun se disputa l’honneur de loger les martyrs de la foi protestante.

Peu de temps après, une députation des libérés partait pour l’Angleterre et fut présentée à la reine Anne par de Rochegude et par le comte de Miramont, un des plus remuants de nos réfugiés. Bancillon, un des forçats mis en liberté qui faisaient partie de la députation, conte que la bonne reine dit à M. de Rochegude : « Voila donc tous les galériens élargis » ; et qu’elle fut fort surprise quand celui-ci lui répondit qu’il y en avait encore un grand nombre sur les galères du roi. Il lui remit la liste des oubliés ; et elle promit d’agir de nouveau pour obtenir la liberté de tous les forçats pour la foi. Cette fois le grand roi dut s’exécuter complètement, et en 1714, on relâcha tous les galériens condamnés pour cause de religion, parmi lesquels se trouvait, entre autres, Vincent qui, depuis douze ans, avait fini le temps de galères auquel les juges l’avaient condamné.

De nouvelles condamnations furent prononcées bientôt contre les protestants ayant assisté à des assemblées de prières, si bien que, sous la régence, on eut encore à faire de nouvelles mises en liberté de forçats pour la foi. Puis, à partir de 1724, on recommença à appliquer les édits du grand roi avec tant de rigueur que les bagnes se peuplèrent de nouveau de huguenots.

Mais le sort des galériens était devenu moins dur par suite de la transformation du matériel maritime de la France ; en effet, sous la régence on avait mis à la réforme les deux tiers des galères. Il y en avait encore quelques-unes sous Louis XVI, mais elles ne servaient plus que pour la parade, pour les voyages des princes et des hauts personnages, en sorte que les galériens étaient rarement soumis au dur supplice de la vogue.

Jusqu’au dernier moment, l’administration et la justice françaises s’obstinèrent à envoyer les gens aux galères pour cause de religion, si bien que, de 1685 à 1762, plus de sept mille huguenots furent mis au bagne. En 1763, au lendemain du jour où venait d’être prononcée la dernière condamnation aux galères pour cause de religion, le secrétaire d’État, Saint-Florentin (pour repousser la demande de mise en liberté de trente-sept forçats pour la foi, faite par le duc de Belford) disait : « Je n’ai pas entendu dire que nous ayons demandé grâce pour des catholiques condamnés en Angleterre, pour avoir contrevenu aux lois du pays. Les Anglais ne devraient donc pas solliciter en faveur des religionnaires français condamnés pour avoir contrevenu aux nôtres. »

Le progrès de l’esprit de tolérance en France finit par avoir raison de l’obstination des administrateurs à vouloir appliquer les édits de Louis XIV, impudente violation de la liberté de conscience.

En 1769, le duc de Brunswick crut avoir obtenu la liberté du dernier galérien, condamné pour cause de religion ; c’était un vieillard de quatre-vingts ans. « Ce pauvre infortuné, écrivait le pasteur Tessier, sent à peine son bonheur à cause de son âge. »

Il restait encore cependant deux forçats pour la foi, oubliés au bagne depuis trente ans. M. Eymar, que Court avait chargé d’obtenir leur grâce, dit qu’ils jouissaient de la plus grande faveur, pouvant aller librement et sans gardes, exercer en ville une profession lucrative ; « en un mot, dit-il, ils ne portaient plus du galérien que le titre et la livrée ; d’un autre côté, ils avaient perdu de vue, pendant leur long esclavage, leur famille et leur pays ; leurs biens avaient été confisqués, dilapidés ou vendus… Que retrouveraient-ils en échange de l’aisance assurée qu’ils allaient perdre, si ce n’est l’abandon et peut-être la mendicité ? » Aussi, quand M. Eymar annonça à ces deux vieillards qu’ils étaient graciés, il les vit accueillir cette bonne nouvelle avec la plus froide indifférence. « Je les vis même, dit-il, pleurer leurs fers et regretter leur liberté. » Heureusement que la Société de secours, établie à Marseille pour les galériens, existait encore ; elle put fournir à ces malheureux, devenus si peu soucieux de leur liberté, un équipement complet et une somme de mille francs pour les mettre à l’abri de la misère qu’ils redoutaient.

On le voit, c’est presque à la veille de la révolution que sortirent du bagne les deux dernières victimes de l’odieuse législation de Louis XIV, impitoyablement appliquée pendant un siècle.

Louis XIV avait mis en prison, à l’hôpital ou au couvent, expulsé ou transporté en Amérique les opiniâtres qui persistaient dans les erreurs d’une religion que, écrivait-il au duc de la Force, je ne veux plus tolérer dans mon royaume.

Il avait envoyé aux galères tout huguenot qui avait tenté de passer à l’étranger, assisté à une assemblée de prières, ou rétracté l’abjuration que la violence lui avait arrachée. Pour compléter le tableau de cette odieuse croisade faite par le roi très chrétien contre la liberté de conscience de ses sujets, il ne me reste plus qu’à raconter ce que furent les exhortations données aux huguenots par ses soldats, qu’à faire la lamentable histoire des dragonnades.

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