Chapitre III Liberté de conscience

Persécution du Saint-Sacrement. – Sacrilèges et blasphèmes. – Prosélytisme. Relaps. – Visite obligatoire du curé. – Mortarisme. – Le droit des pères de famille. – Enfants de sept ans. – Suspects. – Régime de l’inquisition. – Opiniâtres. – Expulsions. – Transportations. – Couvents. Hôpitaux. – Prisons.

L’édit de Nantes autorisait les huguenots à vivre et demeurer dans toutes les villes et lieux du royaume, sans être enquis, vexés, molestés, ni astreints à faire chose, pour le fait de religion, contraire à leur conscience, ni, pour raison d’icelle, être recherchés en maisons et lieux où ils voudraient habiter.

Pour les huguenots, cette liberté de conscience fut, au début, aussi complète qu’elle pouvait l’être dans un pays où l’Église et l’État étant unis par les liens les plus étroits, la loi avait une croyance religieuse.

Ainsi, par respect pour les prescriptions de l’Église catholique, les huguenots devaient s’abstenir de vendre publiquement et d’étaler de la viande pendant la durée du carême et pendant les autres jours d’abstinence. S’ils se trouvaient en voyage pendant les jours où l’Église catholique interdit l’usage de la viande, ils devaient faire maigre, bon gré, mal gré, car il était défendu aux taverniers et hôteliers de fournir, ces jours-là, viande, volaille, ou gibier à ceux qui venaient manger ou loger chez eux.

Pour la même raison du respect dû à la religion d’État, les huguenots ne pouvaient aller au cabaret pendant la durée des offices catholiques.

Une loi de 1814, qui n’a été abrogée qu’en 1877, reproduisit cette interdiction d’aller au cabaret pendant les offices catholiques. Tous ceux qui ont fait une campagne électorale, sous le règne des hommes du 16 mai, ont pu constater avec quelle hâte comique, les réunions d’électeurs tenues dans les auberges, cafés ou cabarets, étaient obligées de se disperser, dès que les cloches sonnaient la grand’messe ou les vêpres, pour se mettre en règle avec cette loi de 1814.

Pendant les jours fériés de l’Église catholique (si fréquents au XVIIe siècle, que Louis XIV dut en diminuer le nombre avec l’assentiment plus ou moins volontaire du clergé), les huguenots ne pouvaient ni vendre, ni étaler, ni tenir boutique ouverte, ni travailler, même dans les chambres ou maisons fermées, en aucun métier dont le bruit pût être entendu au dehors.

Cette interdiction de travailler pendant les jours fériés avait été reproduite par la Restauration et c’est la République qui a dû abroger, la loi qui édictait cette interdiction. Il y a encore aujourd’hui bien des partisans du repos obligatoire du dimanche, qui, en faveur de l’interdiction hebdomadaire du travail, invoquent, non un motif religieux, mais l’intérêt de l’ouvrier lui-même. Sans doute il serait désirable que tout travailleur pût se reposer vingt-quatre heures par semaine, que ce fût le dimanche comme le veulent les catholiques et les protestants, le samedi comme le veulent les juifs, le vendredi comme le font les musulmans, peu importerait.

Mais l’organisation des grands services publics, comme les chemins de fer, les postes, les télégraphes, ne permettent point l’arrêt complet de la vie nationale à un jour déterminé.

En outre, certains ouvriers ; – soit que leur travail, comme celui des hauts-fourneaux par exemple, ne puisse subir d’interruption, soit qu’il leur faille travailler sans relâche, pour subvenir aux besoins de leurs familles avec des salaires insuffisants, sont obligés de travailler sept jours sur sept ; d’autres, après avoir travaillé six jours pour leurs patrons, travaillent le septième jour pour eux-mêmes ; de quel droit les empêcher de le faire ? Si le législateur imposait aux salariés un jour de repos obligatoire, il serait moralement tenu de leur allouer, en même temps, une indemnité équivalente à la rémunération de la journée de travail qu’il leur ferait perdre par cette prescription arbitraire.

Ce qui était vraiment obliger les huguenots à faire chose contre leur conscience, c’était de les astreindre à laisser tendre leurs maisons les jours de fêtes catholiques sur le chemin que devaient suivre les processions ; on tendait leurs maisons, malgré eux, ils étaient même contraints de payer les frais de cette décoration forcée, bien que l’édit de Nantes portât, qu’ils ne contribueraient aucune chose pour ce regard.

Mais ce qui devint pour les huguenots une véritable persécution ce fut la persistance que l’on mit à vouloir les contraindre à se mettre en posture de respect (chapeau bas ou à genoux) quand ils se trouvaient sur le passage d’un prêtre allant donner le viatique à un malade, ou d’une procession dans laquelle était porté le Saint-Sacrement.

De nos jours encore on a vu plus d’une fois se produire des scènes de violence regrettables, quand des prêtres trop zélés ou des fidèles échauffés ont voulu obliger les passants à se découvrir devant le Saint-Sacrement porté dans une procession. C’est, pour éviter ces scènes fâcheuses que, dans les villes où il y a exercice de plusieurs cultes, on interdit aux processions catholiques de sortir dans les rues, et que, dans certaines grandes villes, le viatique est porté aux malades sans cérémonie, inostensiblement. Sous Louis XIV et sous Louis XV, l’ardeur des passions religieuses renouvelait presque chaque jour de violentes querelles entre les catholiques et les protestants, ceux-ci refusant d’accorder une marque de respect à ce qu’ils appelaient un Dieu de pâte.

Le Synode de Charenton en 1645 avait sévèrement censuré les huguenots qui, à la rencontre du Saint-Sacrement, ôtaient le chapeau, et, pour éviter le reproche d’avoir salué un objet qu’ils tenaient pour une idole, disaient qu’ils rendaient cet honneur, non à l’hostie, mais au prêtre qui la portait et à la compagnie qui le suivait.

« Le Synode, dit Élie Benoît, faisant de cet acte de révérence, et de cette équivoque honteuse, une affaire capitale, représenta cette complaisance qu’on avait pour les catholiques avec des couleurs qui devaient en donner l’horreur. »

C’était donc une obligation de conscience pour les protestants, ou de fuir la rencontre du Saint-Sacrement, ou, s’ils ne pouvaient l’éviter, de se laisser condamner à l’amende édictée contre ceux qui refusaient de se mettre en posture de respect.

Les condamnations étaient fréquentes, car la populace se faisait un jeu d’empêcher les huguenots de s’enfuir à l’approche du Saint-Sacrement. À Fécamp, même, un protestant ayant été poursuivi jusqu’au fond de l’allée d’une maison où il était réfugié par le curé et par le vicaire qui portaient le Saint-Sacrement, se vit condamné pour avoir refusé de s’agenouiller devant l’idole. À Metz, raconte Olry, pour surprendre plus facilement les protestants, on épargnait le son de la petite clochette, agitée d’habitude par la personne précédant le prêtre qui portait le Saint-Sacrement. La terreur de subir cette fâcheuse rencontre était devenue telle que les domestiques huguenots, quand ils entendaient le son des clochettes attachées aux tombereaux destinés à enlever les immondices, rentraient à la hâte au logis au lieu de venir apporter les ordures à ces tombereaux.

Louvois qui connaissait l’invincible répugnance qu’éprouvaient les calvinistes et les luthériens à se mettre à genoux, lors du passage du Saint-Sacrement, avait su éviter aux soldats étrangers au service de Louis XIV, la fâcheuse alternative de désobéir à leurs chefs ou de faire chose contre leur conscience.

Par une lettre circulaire adressée aux commandants de troupes, il leur enjoignait de faire retirer les troupes suisses ou étrangères dans lesquelles il y aurait des hérétiques, des postes qui se trouvaient sur le passage des processions ; si dans ces troupes catholiques, ajoutait-il, « il y avait quelques hérétiques officiers ou soldats mêlés, Sa Majesté trouvera bon que vous dissimuliez que les officiers ou soldats hérétiques se retirent auparavant que la procession passe. Il reste à vous informer de l’intention du roi, à l’égard des postes devant lesquels le Saint-Sacrement passera lorsqu’on le portera aux malades, Sa Majesté trouvera bon qu’en ce cas, il n’y ait que les catholiques qui sortent pour prendre les armes et se mettre à genoux ; que si, tout ce qui se trouvait dans un corps de garde se trouvait hérétique, l’intention de Sa Majesté est que ledit corps de garde ne prenne pas les armes… »

De nos jours, les sentiments des protestants n’ont pas changé sur cette sorte de cas de conscience, et l’on a vu en 1881, le caporal Taquet, un protestant, commandé pour assister à une cérémonie religieuse, refuser de s’agenouiller au moment de la bénédiction du Saint-Sacrement. Taquet, pour avoir désobéi à l’ordre donné par son chef, fut condamné à quatre jours de salle de police. Il eût mieux valu ne pas commander un protestant pour escorter la procession de la Fête-Dieu, afin de ne pas mettre un sous-officier dans cette pénible alternative ou de désobéir à l’ordre que lui donnait son chef de s’agenouiller devant le Saint-Sacrement, ou d’exécuter cet ordre et de faire ainsi chose contraire à sa conscience. Depuis l’incident Taquet, on s’abstient, avec raison, de commander les troupes pour servir d’escorte dans les cérémonies religieuses.

Pour éviter même, que les soldats appelés à rendre les honneurs militaires aux morts ne se trouvent, dans l’enceinte des édifices religieux, obligés de faire chose contraire à la conscience de quelques-uns d’entre eux, le général Campenon a publié la circulaire suivante :

« Paris, 7 décembre 1883.

« Mon cher général,

« J’ai été consulté sur l’interprétation à donner aux articles 329 et 330 du décret du 23 octobre 1883, relatif aux honneurs funèbres à rendre aux militaires et marins morts en activité de service. Ces articles stipulent que les troupes commandées pour rendre les honneurs sont conduites à la maison mortuaire et accompagnent le corps jusqu’au cimetière ; mais ils sont muets sur ce que ces troupes doivent faire durant le temps pendant lequel le corps stationne dans l’édifice où s’accomplissent, le cas échéant, les cérémonies du culte auquel appartenait le défunt.

« J’ai l’honneur de vous faire connaître, après examen de cette question, qu’il ressort des explications qui m’ont été fournies à la suite de la publication du décret du 28 octobre. 1883, que le conseil d’État, en supprimant l’article 326 de l’ancien décret du 13 octobre 1863, concernant les honneurs à rendre par les troupes pendant les services religieux, a admis que les troupes désignées pour rendre les honneurs funèbres aux militaires et marins décédés en activité de service resteraient en dehors des édifices du culte pendant la durée du service religieux.

« Le service terminé, ces troupes accompagnent le corps jusqu’au cimetière, à la porte duquel elles rendent, avant d’être reconduites à leurs quartiers, les mêmes honneurs qu’à la maison mortuaire, honneurs spécifiés à l’article 329 précité du décret du 23 octobre 1883. »

Sous Louis XIV, les aumôniers des galères firent de l’obligation de se mettre en posture de respect devant l’hostie consacrée, un cruel moyen de persécution contre les huguenots condamnés aux galères pour cause de religion. Les galériens enchaînés à leurs bancs, assistaient, bon gré mal gré, à la messe que l’aumônier disait chaque matin et lorsque les huguenots refusaient de lever le bonnet, au moment de l’élévation, on les bâtonnait cruellement parfois jusqu’à la mort.

Voici la navrante description de ce supplice de la bastonnade faite par le galérien huguenot Marteilhe : « On fait dépouiller tout nu, de la ceinture en haut, le malheureux qui doit recevoir la bastonnade. On lui fait mettre le ventre sur le coursier (galerie étroite et élevée placée au milieu de la galère), les jambes pendantes dans son banc et ses deux bras dans le banc à l’opposite. On lui fait tenir les jambes par deux forçats, et les deux bras par deux autres et le dos en haut et tout à découvert et sans chemise. Le comité (chef de la chiourme) est derrière lui qui frappe sur un robuste Turc pour animer celui-ci à frapper de toutes ses forces avec une grosse corde sur le dos du pauvre patient. Ce Turc est aussi tout nu et sans chemise, et comme il sait qu’il n’y aurait pas de ménagement pour lui s’il épargnait le moins du monde le pauvre misérable qu’on châtie avec tant de cruauté, il applique ses coups de toutes ses forces, de sorte que chaque coup qu’il donne fait une contusion qui est élevée d’un pouce. Rarement un de ceux qui sont condamnés à un pareil supplice en peut-il supporter dix à douze coups sans perdre la parole et le mouvement ; cela n’empêche pas que l’on continue à frapper sur ce pauvre corps, sans qu’il crie ni remue, vingt ou trente coups n’est que pour les peccadilles, mais j’ai vu qu’on en donnait cinquante et même cent, mais ceux-là n’en reviennent guère. »

« Dès les premiers coups, dit Bion, aumônier des galères, la vue du corps du supplicié était telle que des galériens endurcis, des malfaiteurs, des meurtriers, en détournaient les yeux. Les coups semblent terriblement pesants, dit un des patients, le sang découle et le dos s’enfle de trois ou quatre doigts. »

Après avoir reçu deux bastonnades successives, le forçat huguenot David de Serres écrit : « Je vous dirai, sur la douleur dont on ne peut parler que par expérience, que c’est quelque chose de bien aigu et de bien pénétrant. Elle vous pénètre jusqu’aux os, jusqu’au plus profond du cœur et de l’âme. Mon cœur défaillit à la fin de chaque bastonnade et mon âme fut sur le bord de mes lèvres, ce me semblait, pour abandonner sa misérable cabane qu’elle voyait détruire… à me voir on eût dit à la lettre, qu’une forte charrue m’eût labouré le dos, en traînant son soc sur ma peau toute nue. »

L’Hostalet, porté à l’hôpital après avoir été bâtonné ainsi, dit : « Je ne suis pas encore guéri de mes plaies car, entre la chair et les os, il y a des amas de chair meurtrie comme des noisettes, tellement que cela se réduit en flocons fort mauvais. »

Après deux bastonnades Élie Maurin resta, suivant ses propres expressions, dans une grande débilité de cerveau.

Quant à Sabatier, resté longtemps à l’hôpital entre la vie et la mort à la suite d’une terrible bastonnade, voici ce que dit de lui Marteilhe qui l’avait retrouvé en Hollande : « Il en revint, mais toujours si valétudinaire, si faible de cerveau qu’on l’a vu diverses années en ce pays, hors d’état de soutenir la moindre conversation et ayant la parole si basse qu’on ne pouvait l’entendre. »

L’aumônier des galères, Bion raconte comment la vue de ce terrible supplice si courageusement supporté par les forçats huguenots, l’amena à se convertir au protestantisme : « Je fus après cette exécution à la chambre de proue, sous prétexte de voir les malades. J’y trouvai le chirurgien occupé à visiter les plaies de ces martyrs. Il est vrai qu’à la vue du triste état où étaient leurs corps, je versai des larmes. Ils s’en aperçurent, et, quoique à peine ils pussent prononcer une parole, étant plus près de la mort que de la vie, ils me dirent qu’ils m’étaient obligés de la douceur que j’avais toujours eue pour eux. J’allais à dessein de les consoler, mais j’avais plus besoin de consolation qu’eux-mêmes… J’avais occasion de les visiter tous les jours, et, tous les jours, à la vue de leur patience dans la dernière des misères, mon cœur me reprochait mon endurcissement et mon opiniâtreté à demeurer dans une religion où depuis longtemps j’apercevais beaucoup d’erreurs et surtout une cruauté qui a le caractère opposé à l’Église de Jésus-Christ. Enfin, leurs plaies furent autant de bouches qui m’annonçaient la religion réformée, et leur sang fut pour moi une semence de régénération. »

Cette cruelle persécution, exercée pour obliger les forçats huguenots à lever le bonnet, en signe de respect pour l’idole, tantôt abandonnée, tantôt reprise, ne cessa qu’en 1709, la constance des victimes ayant lassé l’obstination des persécuteurs. On a peine à s’expliquer cette persistante prétention des catholiques à vouloir obliger, sous peine de cruelles punitions, les huguenots à se mettre en posture de respect, devant l’hostie que ceux-ci ne considèrent que comme un morceau de pâte. Mais, lorsque la loi a une croyance religieuse, elle crée des délits et des crimes surnaturels, elle punit aussi bien l’irrévérence envers l’hostie que sa profanation qu’elle qualifie de sacrilège, elle punit même la raillerie contre un des dogmes de la religion d’État, raillerie qu’elle qualifie de blasphème.

Les huguenots à qui leur religion interdit de croire à l’immaculée conception, ne pensaient pas commettre un crime ou un délit, lorsqu’ils disaient qu’il fallait être visionnaire pour croire à une naissance sans douleurs, sans infirmités naturelles. Cependant pour avoir ainsi parlé, ils étaient poursuivis comme ayant proféré des blasphèmes contre la pureté de la Vierge, et, pour ce délit surnaturel, étaient passibles des peines terribles édictées contre les blasphémateurs : langue coupée, percée d’un fer rouge ou arrachée. De même que le blasphème, le sacrilège, crime surnaturel, est puni de peines basées sur l’opinion, non de ceux qui, commettent ce crime, mais de ceux qui le punissent. – C’est pourquoi la loi, quand elle a une croyance religieuse, frappe des mêmes peines le sacrilège conscient ou inconscient ; peu importent aux juges et la croyance de celui qui a profané une hostie, et les circonstances qui ont accompagné cette profanation qui est regardée comme constituant une voie de fait contre Jésus-Christ lui-même. C’est le dogme catholique de la présence réelle, passé dans la loi, qui fait le crime et le qualifie.

Un prêtre de Paris, dit une relation attribuée à Jurieu, avait mis de côté pendant trois ans toutes les hosties consacrées en disant la messe ; puis, un beau jour, avec sa collection d’hosties il était passé en Hollande. – Là, il fit une conférence contre la présence réelle devant une nombreuse assistance, et, à l’appui de son discours contre l’idole de pâte, « il prit une des hosties qu’il avait apportées, la brisa, et, en laissant tomber les fragments par terre, dit à ses auditeurs qu’ils prissent garde, s’il sortait du sang, des os brisés de cette idole. »

Ce sacrilège n’aurait pas été autrement puni que celui des malheureux huguenots qui, traînés à l’église et ayant recraché l’hostie qu’on leur avait mise de force dans la bouche, furent impitoyablement envoyés au bûcher.

Lièvre, dans son histoire du Poitou, cite entre autres, l’exemple suivant de cette inique cruauté : « Guizot, un vieillard de soixante-dix ans, qui avait abjuré par contrainte, tombe malade ; le curé accourt. Guizot rétracte son abjuration et refuse de recevoir la communion, le curé lui met de force l’hostie dans la bouche et Guizot la crache ; malheureusement pour lui la maladie ne fut pas mortelle. Poursuivi comme sacrilège, Guizot fut condamné au feu et mourut avec le courage d’un martyr. »

La folie religieuse n’est même pas une circonstance atténuante, en pareil cas, et d’Argenson n’eût pas hésité à faire brûler la femme Dubuisson, s’il n’eût été retenu par des considérations politiques.

Cette femme, dit le lieutenant de police, après s’être mis dans l’esprit qu’elle était sainte, communiait tous les jours depuis plus de six mois, sans aucune préparation et même après avoir mangé ; le procédé pourrait mériter les derniers supplices, suivant la disposition des lois. Mais on ne pourrait rendre publique la punition de ces crimes, sans faire injure à la religion, et donner lieu aux mauvais discours des libertins et des protestants mal convertis.

En conséquence d’Argenson conclut à ce que cette femme soit envoyée au gouffre de l’hôpital général où elle trouvera la punition non publique de ses sacrilèges.

La profanation des vases sacrés et des saintes huiles constituait aussi un sacrilège que la loi punissait au XVIIe siècle de la peine du bûcher. Nous trouvons, dans les mémoires du forçat protestant Martheilhe, l’histoire d’un crime de ce genre commis par un esclave turc des galères, et commis inconsciemment. Ce Turc nommé Galafas, avait acheté, de voleurs qui l’avaient dérobée dans l’église de Dunkerque, une boite d’argent contenant les saintes huiles destinées à l’administration des sacrements. Galafas, sachant que c’était chose volée, aplatit la boîte à coups de marteau pour en dissimuler la forme, et, pour ne rien perdre, graissa ses souliers avec le coton imbibé d’huile qu’elle contenait.

« Si j’avais eu de la salade, dit-il aux prêtres qui l’interrogeaient, je l’aurais garnie de cette huile, car je l’ai goûtée et elle était très bonne. » Galafas traduit en justice fut condamné à être brûlé vif. Mais les Turcs des galères de Dunkerque, ayant trouvé moyen de faire tenir une lettre à Constantinople au grand Seigneur, celui-ci aussitôt fit appeler l’ambassadeur de France et lui déclara que, si on faisait mourir Galafas, pour un fait de cette nature que les Turcs ignorent être un crime, lui, grand Seigneur, ferait mourir du même supplice cinq cents chrétiens esclaves français. Cet argument péremptoire du grand Seigneur sauva Galafas qui fut racheté des galères et retourna à Constantinople.

Malgré cette leçon de jurisprudence qu’il avait reçue, Louis XIV n’en continua pas moins à punir de même tous les sacrilèges, qu’ils fussent conscients ou inconscients.

La Restauration elle-même, qui avait ressuscité le crime du sacrilège, n’admettait pas davantage cette distinction équitable à faire pour les auteurs de ces crimes surnaturels, entre celui qui avait fait un outrage calculé à la religion, et celui qui avait commis un sacrilège, ignorant que c’était un crime aux yeux du législateur.

L’édit de Nantes stipulait que tous ceux qui avaient antérieurement abjuré, pour passer soit du catholicisme au protestantisme, soit du protestantisme à la foi catholique, auraient toute liberté de revenir à leur foi première, sans pouvoir être recherchés ni molestés à raison de leur nouveau changement de religion. La même faculté était donnée aux prêtres et personnes religieuses, et l’on reconnaissait la validité des mariages contractés par eux devant un ministre protestant, c’était là une disposition qui pouvait paraître d’un libéralisme excessif, sous le régime d’une religion d’État, puisqu’en l’an de grâce 1883, alors que les lois ne reconnaissent plus de vœux perpétuels, on a vu un procureur de la République soutenir cette thèse que la qualité de prêtre, même défroqué, est une cause de nullité de mariage.

Ces diverses dispositions de l’édit de Nantes avaient été considérées comme s’appliquant aussi bien à l’avenir qu’au passé. Le cardinal de Richelieu avait même déterminé les formes dans lesquelles devait se faire l’abjuration des catholiques et un édit de 1663 constate que, depuis l’édit de Nantes, beaucoup de catholiques s’étaient faits protestants et que des prêtres et des personnes religieuses avaient abjuré et s’étaient mariées devant un ministre.

Louis XIV n’osa en venir tout d’abord à rapporter ces dispositions formelles de l’édit, bien que le clergé catholique protestât sans cesse contre l’égalité du droit d’abjuration pour les catholiques et pour les protestants. Mais il apporta successivement toutes les entraves imaginables au droit de prosélytisme des protestants, en même temps qu’il employait les moyens les moins honnêtes pour amener l’abjuration, des religionnaires.

Alors que la caisse des conversions administrée par Pélisson, protestant converti, tenait boutique ouverte pour l’achat des abjurations, il était interdit aux ministres et consistoires de corrompre les pauvres catholiques en les faisant participer à leurs aumônes ; on défendait aux ministres et anciens d’aller dans les maisons, soit de jour, soit de nuit, si ce n’est pour visiter les malades huguenots et faire fonctions de leur ministère. Quant aux malades pauvres, de la religion réformée, ils ne pouvaient être recueillis et soignés par leurs co-religionnaires, ils devaient être envoyés dans les hôpitaux catholiques.

Alors qu’on provoquait l’abjuration des huguenots par l’appât des grades, des places et des pensions, on défendait aux huguenots d’employer pour amener la conversion d’un catholique ; même l’appât du mariage avec une huguenote. Puis on en vint à interdire les mariages mixtes ou bigarrés, à déclarer nul tout mariage entre catholique et huguenot célébré contrairement à cette défense.

Nous avons rappelé de combien de fonctions et de professions les huguenots furent exclus par suite de cette préoccupation de mettre les protestants dans l’impossibilité d’user du crédit que pouvait leur donner telle situation officielle ou telle profession, pour empêcher les conversions de leurs co-religionnaires. Par suite de la même préoccupation il fut interdit aux pasteurs d’exercer leur ministère dans le même lieu pendant plus de trois ans, une trop longue résidence leur donnant une puissance absolue sur l’esprit de leurs co-religionnaires.

Pour empêcher les maîtres d’user de leur crédit près de leurs domestiques et de faire du prosélytisme auprès d’eux, on eut recours aux injonctions les plus contradictoires. Un domestique catholique ne put abjurer que six mois après avoir quitté le service d’un maître huguenot, et il devait s’écouler un nouveau délai de six mois avant que ce domestique pût entrer au service d’un autre huguenot. Puis on interdit aux catholiques d’entrer au service des huguenots « attendu, disait l’édit, que plusieurs de la religion prétendue réformée, après avoir perverti leurs domestiques catholiques, les obligent de passer dans les pays étrangers pour quitter leur religion. » Quelques mois plus tard, nouvel édit ordonnant au contraire, aux huguenots et aux nouveaux convertis, de congédier leurs domestiques protestants pour en prendre des catholiques, « attendu que ce qui était très utile alors (six mois plus tôt) pour empêcher la perversion de nos sujets catholiques, dit la déclaration royale, pourrait retarder à présent la conversion de ceux de la religion prétendue réformée engagés au service du petit nombre de prétendus réformés qui sont malheureusement restés jusqu’ici dans leur erreur. Pareillement serait dangereux de laisser aux nouveaux convertis la liberté de se servir de domestiques de ladite religion. » Les peines édictées pour contraventions à cette injonction étaient, pour le maître, mille livres d’amende ; pour une domestique le fouet et la marque, pour le serviteur mâle les galères.

Dans sa haine pour le protestantisme, le roi alla jusqu’à défendre aux huguenots d’instruire les mahométans et les idolâtres dans leur fausse doctrine. « Afin d’empêcher qu’on n’abuse de leur ignorance pour les engager dans une religion contraire à leur salut, voulons, dit le roi, que tous mahométans et idolâtres qui voudront se faire chrétiens ne puissent être instruits, ni faire profession d’autre religion que de la catholique. »

Enfin, Louis XIV établit des catégories de catholiques de droit :

1° Les enfants exposés : « parce que ayant été malheureusement abandonnés de leurs pères, et par ce moyen devenant sous notre puissance comme père commun de nos sujets, nous ne pouvons les faire élever que dans la religion que nous professons ».

Les bâtards, même nés d’une mère protestante. « Attendu qu’il n’y a personne qui puisse exercer sur ces enfants une puissance légitime. »

3° Les enfants, nés de père et de mère appartenant à la religion protestante ; lorsque leur père avait abjuré avant qu’ils eussent atteint l’âge de quatorze ans.

4° Les enfants dont les pères étaient morts protestants mais dont les mères étaient catholiques « pour donner aux dites veuves, dans la perte de leurs maris, cette consolation de pouvoir procurer à leurs enfants, l’avantage d’être élevés dans la véritable religion. »

Quant aux orphelins huguenots, dont le père et la mère étaient morts protestants, ne trouvant pas de prétexte pour les déclarer catholiques de droit, on s’était borné à leur imposer des tuteurs et curateurs catholiques, « certains tuteurs et curateurs réformés ayant abusé de la puissance que cette qualité leur donnait sur leurs pupilles, pour les détourner des bons desseins qu’ils témoignaient de se convertir à la religion catholique. »

Cette persistante préoccupation de vouloir assurer le salut de ceux de ses sujets qu’il estimait être dans l’erreur, amena Louis XIV à porter la plus grave atteinte à la liberté de conscience des huguenots, ainsi garantie par le quatrième article particulier de l’édit de Nantes : « Ne seront tenus ceux de ladite religion de recevoir exhortations, lorsqu’ils seront malades, d’autres que de la même religion. » Sous prétexte de violences exercées, en plusieurs occasions, par ceux de la religion prétendue réformée pour empêcher la conversion de leurs malades qui voulaient rentrer avant leur mort dans le sein de l’Église, le roi, par une déclaration du 2 avril 1666, autorisa les curés, « assistés des juges, échevins ou consuls à se présenter aux malades pour recevoir leur déclaration. »

Il arrivait souvent que les curés, emportés par leur zèle convertisseur, se rendaient auprès des malades huguenots, sans avoir même réclamé l’assistance des magistrats.

C’est ce qui advint à Rouen ; un curé ayant pénétré près d’un malade, sans être accompagné d’un magistrat, et suivi du menu peuple du quartier, ce malade avait refusé de le recevoir.

Ce qui ayant fait mutiner cette populace, deux magistrats assistés de deux sergents y étaient allés, et étaient montés à la chambre du malade qui leur avait déclaré n’avoir eu aucune pensée de faire appeler le curé ni de changer de religion ; sur quoi les magistrats, qui avaient d’abord fait sortir les parents jusqu’à la femme du malade, les avaient fait rentrer et ayant trouvé un ministre au bas de l’escalier, lui avaient dit qu’il pouvait monter puisque le malade le demandait.

À Paris même, sous les yeux d’une police ombrageuse, le clergé négligeait parfois de requérir l’assistance d’un magistrat, pour aller tourmenter les malades protestants. Un passementier étant à l’agonie, deux religieuses et le vicaire de Saint-Hippolyte veulent pénétrer auprès du malade, malgré l’opposition de la femme de celui-ci. Ils insultent cette femme, et la canaille qui les avait accompagnés se met en mesure de piller la maison, si bien qu’il faut recourir à l’intervention de la police pour que le malheureux puisse mourir en paix.

Le ministre Claude fut lui-même obligé de se retirer d’auprès d’une malade que persécutaient des prêtres appuyés par la populace. Le commissaire appelé après avoir demandé quatre fois à la malade quelle était sa volonté, fit enfin retirer ces prêtres, et Claude revint consoler la mourante qui expira une demi-heure plus tard.

À Caen, un curé et un vicaire s’étant établis d’autorité, malgré le mari, auprès de la femme Brisset, tombée en une sorte de léthargie et ne pouvant ni leur répondre, ni même les entendre, firent chasser d’auprès d’elle par le lieutenant particulier, son mari et ses filles, puis déclarèrent la malade convertie et la firent enterrer comme catholique. Élie Benoît raconte l’histoire d’une pauvre femme que l’on avait interrogée pendant qu’elle avait le délire de la fièvre, et déclarée catholique. Elle revient à elle et voit au pied de son lit un crucifix : elle comprend qu’on a abusé de son état pour prétexter qu’elle a changé de religion. Elle veut se sauver par la fenêtre, la porte étant fermée à clé, elle tombe d’un troisième étage et se tue.

En Poitou, dit Jurieu, un marguillier et un curé ayant chassé les enfants d’un vieillard mourant, après les avoir menacés de pendaison s’ils revenaient, tentèrent en vain pendant plusieurs jours de convertir le malade. Le pauvre homme, abandonné par eux et privé de ses enfants qui s’étaient réfugiés dans le bois, mourut de froid, de misère et de faim et l’on trouva qu’il s’était mangé les mains.

Sur les plaintes faites par les protestants contre les curés qui commettaient cette double infraction à la loi, de se présenter aux malades sans être accompagnés d’un magistrat, et, au lieu de se borner à recevoir la déclaration de ceux-ci, de leur faire des exhortations, ce qui était contraire à l’édit de Nantes, la loi fut ainsi modifiée : « Voulons et nous plaît que nos baillis, sénéchaux et autres premiers juges des lieux, ensemble les baillis, sénéchaux, prévôts, châtelains et autres chefs de justice seigneuriale de notre royaume qui auront avis qu’aucuns de nos sujets de ladite religion prétendue réformée demeurant aux dits lieux, seront malades ou en danger de mourir, soient tenus de se transporter vers lesdits malades, assistés de nos procureurs ou des procureurs fiscaux et de deux témoins, pour recevoir leur déclaration, et savoir d’eux s’ils veulent mourir dans ladite religion ; et, en cas que lesdits de la r. p. r. désirent se faire instruire en la religion catholique, voulons que lesdits juges fassent venir sans délai et au désir des malades, les ecclésiastiques, ou autres qu’ils auront demandés, sans que leurs parents y puissent donner aucun empêchement. » Cette prescription mettait fin aux scènes de scandale et de violence provoquées par les curés venant auprès des malades sans avoir été appelés, mais il mettait le moribond à la discrétion d’un magistrat, souvent peu scrupuleux et tout disposé à favoriser le prosélytisme in extremis du curé.

Le moribond dont la famille entourait le lit de douleur, tout à coup, sans avoir été prévenu, voyait entrer le magistrat dont la présence lui annonçait que sa dernière heure était proche. On faisait retirer tous les siens, et ce malheureux, qui n’avait plus de force que pour mourir, se trouvait seul en face du magistrat, souvent aussi ardent convertisseur que le prêtre, il lui fallait subir un long et délicat interrogatoire. En dépit de la fièvre qui le minait et le privait de l’usage de ses facultés, il devait calculer chaque mot des réponses à faire aux questions captieuses qui lui étaient posées. Qu’une de ses réponses pût être interprétée dans un sens favorable aux désirs de son interrogateur, c’en était assez, on s’écriait : le malade veut se convertir ! il appartenait dès lors au clergé, les siens étaient éloignés de sa couche d’agonie, et, alors même qu’il mourait, sans avoir repris connaissance, il était enterré comme catholique, et ses enfants étaient enlevés à leur mère huguenote, pour être élevés dans la religion dans laquelle leur père était censé être mort.

Cette barbare pratique de la visite des malades devint l’instrument de la plus odieuse et cruelle persécution, lorsque le clergé eut obtenu ce qu’il réclamait instamment, l’interdiction d’abjurer la foi catholique aussi bien pour les anciens catholiques que pour les nouveaux convertis.

En 1670, l’orateur de l’assemblée générale du clergé, en même temps qu’il déclarait que les évêques ne pouvaient, sans être criminels, refuser de se rendre aux désirs d’enfants de moins de douze ans, voulant se convertir à la religion catholique, malgré leurs parents, disait, sans se rendre compte de son inconséquence : « Tout est perdu à jamais par la funeste liberté qui donne lieu aux catholiques de votre royaume de faire banqueroute à leur religion. »

Louis XIV, pour donner satisfaction aux vives remontrances du clergé, décide que les dispositions de l’édit de Nantes relatives aux immunités accordées à ceux qui, après avoir abjuré, seraient retournés à leur religion première, ne s’appliquent qu’au passé.

Que tout réformé qui aura une fois fait abjuration pour professer la religion catholique, ne pourra jamais plus y renoncer et retourner à la religion réformée.

« Voulons et nous plaît, décrète-t-il, que nos sujets, de quelque qualité, condition, âge et sexe qu’ils soient, faisant profession de la religion catholique, ne puissent jamais la quitter pour passer en la religion prétendue réformée. »

Nul catholique ne pouvant plus se faire protestant, et nul protestant, ayant abjuré ne pouvant revenir à sa foi première, les huguenots de naissance avaient seuls désormais le droit de se dire protestants.

C’était trop encore. Après la suppression de l’exercice public du culte protestant, un incroyable édit vint déclarer catholiques tous les huguenots restés en France à la suite de cette suppression, leur séjour dans le royaume étant une preuve plus que suffisante qu’ils avaient embrassé la religion catholique.

Pour se rendre compte de l’odieuse et imprudente iniquité d’un tel édit, il faut se rappeler que les huguenots ne pouvaient quitter le royaume sans être passibles des galères et de la confiscation des biens, et que l’article XI de l’édit révocatoire, portant suppression de leur culte public, les autorisait à « rester dans les villes et lieux du royaume, à y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de leur religion. »

Quoi qu’il en soit, à la suite de cet inqualifiable édit ; nul n’ayant plus le droit de dire qu’il voulait mourir protestant, la visite obligatoire du curé aux malades provoqua chaque jour des drames émouvants au chevet des mourants.

Le clergé usa de son droit avec la dernière rigueur, et mit autant d’ardeur à vouloir imposer l’administration des sacrements aux huguenots qui n’en voulaient pas qu’il en apporta plus tard à la refuser aux jansénistes qui la demandaient sans pouvoir l’obtenir. Rulhières, à ce propos, conte cette plaisante anecdote : « Il se trouva dans le même hôtel deux malades dont l’un, janséniste, demandait au curé les sacrements, ne pouvait les obtenir et menaçait de s’adresser aux magistrats ; et l’autre, Calviniste, refusait la communion et repoussait le curé qui le menaçait des galères s’il en relevait, ou de le faire traîner sur la claie, s’il mourait. Le maître d’hôtel, alarmé de ces scènes fâcheuses, qui pouvaient avoir des suites plus fâcheuses encore, imagina de changer secrètement les deux malades de lit, et tout le trouble fut apaisé. »

Aujourd’hui (en 1886), comme au XVIIIe siècle, nous voyons l’Église mettre autant d’ardeur à refuser les sacrements aux gens qui les réclament, qu’à les administrer, in articulo mortis, à des hommes qui, comme Littré, par exemple, ont, pendant tout le cours d’une longue existence, fait profession de libre-pensée.

Le docteur Robin ; collaborateur et ami de Littré, ne put s’empêcher d’écrire à l’occasion de l’enterrement religieux de Littré, libre-penseur comme il l’était lui-même : « Littré a toute sa vie demandé des obsèques civiles, nous accompagnerons son corps jusqu’à l’Église seulement. » – Le docteur Robin, pour éviter une mésaventure semblable, avait inséré dans son testament cette prescription formelle : « J’exige absolument de mes héritiers que mon enterrement soit un enterrement civil, quel que soit le lieu où je meure. »

Cependant sa famille l’a fait enterrer religieusement, bien qu’elle ne pût alléguer sa conversion quasi-posthume, puisque il était mort à la suite d’une attaque d’apoplexie, sans avoir un seul instant recouvré l’usage de la parole, mais, elle n’avait pas, dit-elle, pris connaissance de ses papiers. Tout au contraire, l’israélite Léon Gozlan, près duquel un rabbin faisait la veillée des morts ; fut enterré catholiquement parce que sa famille trouva dans ses papiers la preuve qu’il avait été baptisé dans son enfance.

Quelques semaines avant la mort du docteur Robin, on avait vu un Lepère libre-penseur, frappé d’un mal subit qui, dès le début de sa courte maladie, lui avait enlevé toute connaissance, recevoir, sans s’en douter, l’assistance d’un prêtre et être enterré comme catholique.

Aussitôt le Figaro, moniteur du monde religieux et du monde galant, s’est empressé de dire : « M. Lepère que l’on a enterré hier avec tous les sacrements de la religion chrétienne, est, en somme, revenu aux anciennes croyances de sa prime jeunesse. »

M. Rathier, ami de M. Lepère et comme lui député de l’Yonne, a cru devoir rétablir la vérité des faits, en rappelant que, pendant les dernières années de sa vie, M. Lepère avait été fidèle à ses convictions, qui associaient la libre pensée à sa foi républicaine, que, s’il avait été enterré comme catholique, c’était parce qu’un prêtre lui avait été imposé, alors qu’il n’avait plus connaissance de ce qui se passait autour de lui.

Le plus souvent les familles des libres-penseurs, soit par conviction religieuse, soit par respect humain, se sont ainsi les complices de l’Église venant exercer son prosélytisme de la dernière heure près d’un moribond inconscient de sa conversion quasi-posthume. Si au contraire, comme c’est son devoir de le faire, la famille veille à ce que le moribond soit mis à l’abri de ces tentatives de pseudo-conversions, les cléricaux protestent contre l’atteinte ainsi portée à la liberté de prosélytisme de l’Église.

C’est ainsi que, à l’occasion de la mort de Victor Hugo, M. Fresneau ne craignait pas de dire à la tribune du Sénat : « Il s’est établi un usage, contre lequel je proteste de toute l’énergie de ma conscience et de ma raison ; je veux parler du droit que l’incrédulité s’est arrogé, de se donner des gardes du corps pour surveiller les derniers moments des malades, petits ou grands, humbles ou illustres. Grâce à cette coutume qui représente assez exactement les violences reprochées à nos pères, et comme l’introduction des dragonnades dans la vie privée, nous ne pouvons savoir ce qui s’est passé à la dernière heure de celui (VICTOR HUGO) que vous prétendez honorer à votre manière. »

De cette insinuation que Victor Hugo eût pu se convertir, s’il n’eût pas été entouré de sa famille, à l’affirmation qu’à sa dernière heure il a voulu se convertir, il n’y a qu’un pas, et ce pas ayant été fait par Le Monde, organe officiel de la royauté de droit divin, le pieux journal s’est attiré ce rude démenti de M. Lockroy : « Les drôles qui dirigent un journal religieux intitulé Le Monde, ont osé imprimer que Victor Hugo à son lit de mort a demandé un prêtre. Je n’ai pas besoin de dire qu’ils en ont menti. Voici du reste la lettre que je reçois à ce sujet du docteur Germain Sée : « Si vous avez lu Le Monde d’hier, vous y trouverez une monstruosité, sur le désir qu’aurait manifesté le Maître, de se confier à un prêtre, et une prétendue déclaration de mon ami Vulpian ; je vous autorise, au nom de Vulpian, à donner le plus formel démenti aux paroles qu’on lui avait prêtées à titre de révélation. »

Il est évident que si, malgré les précautions prises par la famille pour mettre le mourant à l’abri de toute tentative suspecte, on a pu tenter d’accréditer la légende du désir de conversion de Victor Hugo, cette conversion eût passé pour un fait accompli, si, comme au bon vieux temps, un magistrat complaisant assisté d’un prêtre catholique, eut pu, lorsque le maître agonisait, écarter sa famille et interpréter habilement, soit ses réponses les plus insignifiantes à des questions captieuses, soit son silence même. Alors Victor Hugo eût été, bon gré mal gré, tenu pour bien et dûment converti, et l’Église aurait enterré comme catholique, celui qui avait solennellement déclaré qu’il déclinait les prières des prêtres.

N’en déplaise à M. Fresneau, ce sont les odieuses pratiques de l’ancien régime à l’égard des mourants qui peuvent, à bon droit, être qualifiées d’introduction des dragonnades dans la vie privée, et c’est manifester le désir du retour à de telles pratiques, que de s’indigner de ce que les familles se fassent les gardes du corps de leurs malades, pour leur permettre de mourir en paix.

Sous la monarchie de droit divin, les Parlements, s’ils n’avaient point songé à interdire à l’Église d’administrer les sacrements à ceux qui ne les réclamaient pas, ou même les refusaient, avaient commis l’erreur de vouloir enjoindre aux curés, par arrêts, d’administrer les sacrements aux jansénistes qui les réclamaient. Les pamphlétaires du temps raillaient ainsi cette erreur juridique : « les Parlements veulent décider du corps de Jésus-Christ comme d’une question de boues et de lanternes. »

En 1883, M. Bernard Lavergne, alors qu’il demandait au garde des sceaux de sévir contre un curé, refusant d’administrer un mourant parce que celui-ci ne voulait pas promettre de retirer ses enfants des écoles de l’État pour les envoyer aux écoles congréganistes, ne tombait pas dans la même erreur que les anciens Parlements. Il ne demandait pas qu’on obligeât le curé à administrer ce mourant, mais que l’on infligeât une peine disciplinaire à ce prêtre, fonctionnaire salarié par l’État, qui abusait de sa situation pour faire tort aux écoles de l’État.

De même, lorsque dans l’élection sénatoriale du Finistère, les prêtres ont cherché à influencer le vote des électeurs en menaçant ceux qui voteraient pour les candidats républicains, de leur refuser l’absolution et la communion, ils se sont exposés à être poursuivis, pour violation des prescriptions de la loi électorale. Mais, presque toujours, le gouvernement s’abstient de punir disciplinairement ou de faire poursuivre les prêtres, qui ont abusé de leur situation d’agents d’un service public, se faisant une arme politique du refus des sacrements. Il sait que, si l’Église doit être seule maîtresse de déterminer les conditions qu’elle veut mettre à l’administration des sacrements, elle use à ses risques et périls de son droit, et que, lorsque ses refus de sacrements ont manifestement un motif politique, ces refus imprudents ne tardent point à augmenter le nombre des déserteurs du catholicisme. N’a-t-on pas vu tout récemment, en 1885, un des catholiques électeurs du catholique département du Finistère, répondre à son curé qui le menaçait de lui refuser ses Pâques s’il votait mal : Eh bien ! je m’en passerai !

Pour en revenir à la visite obligatoire du curé, pour tous les malades, on ne peut mieux faire ressortir la cruelle iniquité de cette prescription légale qu’en rappelant l’énormité des peines édictées contre le malade huguenot, qui refusait de se laisser administrer les derniers sacrements : « Voulons et nous plaît, dit une déclaration du roi de 1713, que tous nos sujets, nés de parents qui ont été de la r. p. r. avant ou depuis la révocation de l’édit de Nantes, qui, dans leurs maladies auront refusé aux curés, vicaires ou autres prêtres de recevoir les sacrements de l’Église, et auront déclaré qu’ils veulent persister et mourir dans la religion prétendue réformée, soit qu’ils aient fait abjuration ou non, ou que les actes n’en puissent être rapportés, soient réputés relaps et sujets aux peines portées par notre déclaration du 29 avril 1686. »

Or voici les peines édictées par cette déclaration, contre les malades relaps : « Au cas que lesdits malades viennent à recouvrer la santé, voulons que le procès leur soit fait et parfait par les juges, et qu’ils les condamnent, à l’égard des hommes, aux galères perpétuelles avec confiscation des biens, et à l’égard des femmes et filles, à faire amende honorable et à être enfermées avec confiscation de leurs biens ; quant aux malades ayant fait les mêmes refus et déclarations qui seront morts dans cette malheureuse disposition, nous ordonnons que le procès sera fait aux cadavres ou à leur mémoire…, et qu’ils seront traînés sur la claie, jetés à la voirie, et leurs biens confisqués. »

Rien n’avait été négligé pour que les malades ne pussent se soustraire à la terrible visite du curé qui devait si souvent avoir pour eux les plus funestes conséquences. Non seulement les baillis, sénéchaux et prévôts devaient prévenir le curé du lieu dès qu’ils apprenaient qu’un huguenot était malade, mais encore la même obligation incombait au médecin appelé pour soigner le malade.

Les prescriptions suivantes dont l’infraction rendait le médecin passible de trois cents livres d’amende pour la première fois, d’une suspension de trois mois pour la seconde et de la déchéance pour la troisième, assuraient l’exécution des obligations imposées aux médecins par la loi : « Voulons et nous plaît que tous les médecins de notre royaume soient tenus dès le second jour qu’ils visiteront les malades attaqués de fièvre ou autre maladie, qui, par sa nature peut avoir trait à la mort, de les avertir de se confesser, ou de leur en faire donner avis par leur famille ; et, en cas que les malades ou leur famille, ne paraissent pas disposés à suivre cet avis, les médecins seront tenus d’en avertir le curé ou le vicaire de la paroisse dans laquelle les malades demeurent… Défendons aux médecins de les visiter un troisième jour, s’il ne leur paraît pas un certificat signé du confesseur desdits malades, qu’ils ont été confessés, ou du moins qu’il a été appelé pour les voir et qu’il les a vus, en effet, pour les préparer à recevoir les sacrements. » Ainsi, le médecin, s’il n’avait pas la preuve que son malade avait pris soin d’assurer le salut de son âme en réclamant les sacrements, devait dès le troisième jour l’abandonner, le laisser périr sans secours, sous peine d’encourir lui-même, soit une grosse amende, soit même, à la seconde récidive, sous peine de se voir interdire l’exercice de la médecine !

Les familles, pour se mettre à l’abri de la visite du curé qui constituait pour le malade une cruelle épreuve, et, pour elles-mêmes, le danger de la confiscation des biens, se résignaient souvent à ne pas avoir recours au médecin, précurseur inévitable du curé. Puis quand le malade, à l’agonie, était sans connaissance, elles faisaient appeler le curé qui ne pouvait plus constater un refus de sacrement.

Le gouvernement, pour l’exemple, voulut faire le procès à la mémoire de quelques huguenots comme suspects d’avoir voulu mourir sans sacrements, parce qu’ils n’avaient pas appelé de médecins. Mais il dut s’arrêter dans cette voie où ne l’auraient pas suivi les magistrats les plus complaisants. Pour trancher la difficulté, Geudre, intendant de Montauban, proposait à la Vrillère de faire rendre un édit, en vertu duquel serait censé mort dans la religion réformée, et par conséquent passible de la confiscation des biens, tout nouveau converti qui, dans sa dernière maladie, n’aurait pas fait une déclaration expresse de sa foi catholique, devant les notaires ou les juges des lieux.

Le procureur du roi à Nantes, voulait même faire le procès à la mémoire d’un nouveau converti, lequel après avoir fort bien soupé était mort, … sans doute d’indigestion.

« Il n’a pas, disait ce procureur du roi, déclaré vouloir mourir dans la religion réformée, mais l’on n’a pas de marques qu’il soit mort dans les véritables sentiments catholiques… Si l’on peut découvrir des marques plus convaincantes, on fera le procès à sa mémoire et, même sur les preuves que je vous marque, si vous le jugez à propos. »

Un homme qui meurt subitement, après avoir fort bien soupé, considéré comme relaps parce qu’il n’a pas, en mourant, donné des marques suffisantes de ses sentiments catholiques, cela ne passe-t-il pas les dernières limites de l’odieux et de l’absurde ?

Les malades qui n’avaient pu se soustraire à la visite du curé, recouraient à tous les subterfuges et à toutes les équivoques pour éviter, à eux-mêmes, un traitement infamant, et à leurs héritiers la confiscation des biens.

Il y en a, dit l’intendant Gendre, qui font les muets, plusieurs qui affectent les fièvres chaudes.

« Quand les prêtres visitent les réformés, écrit un curé, ils font les derniers efforts pour les recevoir hors de lit pour faire voir qu’ils ne sont pas si malades, jusque là qu’il y en a plusieurs qui meurent debout.

« L’un, dissimulant ses souffrances, dit au curé qui le presse de se confesser, il n’est pas encore temps, il était mort le lendemain quand le curé revint pour renouveler ses instances. Un autre, après avoir renvoyé plusieurs fois le curé en disant qu’il n’était pas si mal, à la question qui lui est posée à l’agonie, s’il veut mourir dans la religion catholique, répondit maigrement, dit un procès verbal, il n’y en a qu’une, sans vouloir s’expliquer autrement. »

Souvent l’odieuse persécution qu’ils avaient à subir à leur lit de mort, de la part du magistrat et du curé, était pour les huguenots, l’occasion de manifester enfin leurs véritables sentiments qu’ils avaient dû dissimuler pendant des années.

Le curé de Paimbœuf, tourmentant une convertie pour l’amener à recevoir les sacrements, eut la cruauté de lui dire « qu’elle ne se flattât point sur une longue vie, d’autant que sa maladie était mortelle etquelle ne pouvait point passer la nuit. »

Sur les dix heures du soir, la malade tombe en agonie et elle dit des paroles injurieuses au prêtre et aux curieux qui étaient venus avec celui-ci et la tourmentaient encore, à minuit elle était morte.

À Metz, un maître cordonnier menacé du lieutenant criminel par le curé ; congédie ainsi son tourmenteur : « Je vous donne le bonsoir, que Dieu vous conduise ; vous me rompez la tête depuis une heure et demie. » Il voulut souffler la chandelle, bientôt après il expira.

« Madame de la Rochelandière, dit Lambert de Beauregard, étant tombée malade à Lyon, son hôte avertit le curé de la paroisse qui ne manqua pas de venir vers elle avec beaucoup de monde pour la solliciter à se confesser et ensuite à recevoir le viatique. Mais elle s’en défendit vigoureusement, quoiqu’elle commençât bientôt d’agoniser et qu’elle fût en l’âge de soixante-quinze ans. On s’avisa même de la tirer du lit et de la mettre sur une chaise, en lui criant à haute voix qu’il fallait obéir, et qu’autrement, on traînerait son corps sur une claie, et qu’on la jetterait aux bêtes, à quoi elle répondit que l’on fit ce que l’on voudrait, que même, si on ne voulait pas attendre de la traîner qu’elle fut morte, que l’on la traînât toute vivante et que l’on la jetât à la voirie toute vive, que, pour cela, elle ne renierait jamais son sauveur. Tellement, qu’étant morte bientôt après, on ne manqua pas de la traîner et ensuite de la jeter dans le Rhône. »

Un octogénaire, le comte de Nouvion, ancien lieutenant colonel, ayant rétracté par écrit son abjuration, était gravement malade. On lui envoie le bourreau qui lui déclare avoir ordre de le traîner sur la claie dès qu’il aura rendu le dernier soupir. Nouvion répond qu’il n’est pas besoin d’attendre qu’il soit mort, qu’il est tout prêt. Quelques heures après on enlevait Nouvion pour le jeter dans un couvent où l’on fit en vain mille efforts pour vaincre sa constance. Dès qu’il fut mort, les moines jetèrent son corps dans un chenil où, par ordre de la justice, une charrette vint le prendre pour le mener à la ville de Laon où l’on allait faire le procès à sa mémoire. « On vit alors, dit Jurieu, un spectacle affreux. La tête de ce pauvre corps pendait entre deux roulons de la charrette, toute sanglante. Toutes les plaies qu’il avait autrefois reçues se rouvrirent toutes à la fois et devinrent autant de bouches qui vomissaient le sang et demandaient vengeance de ce que de si longs services étaient ainsi récompensés. »

À Dijon, une femme fut mise sur la claie avant d’avoir rendu le dernier soupir et traînée encore demi vive.

Le cadavre de Mlle de Montalembert, d’une des plus nobles familles d’Angoulême, fut traîné nu sur la claie.

« À Montpellier, dit Jurieu, on a vu le corps d’une vénérable femme, épouse de M. Samuel Carquet, médecin, exposé tout nu le long des rues, soufflant le pavé de son sang et de ses entrailles répandues. Et quand elle eût été laissée à la voirie, deux dragons arrivèrent qui firent passer et repasser cent fois leurs chevaux sur ce pauvre corps. »

À Rouen, les corps de Pierre Hébert et de la femme Vivien, furent mis en pièces par la populace et leurs misérables restes, pendant plusieurs jours, servirent de jouets aux écoliers des jésuites. Le cadavre de Pierre le Vasseur fut écorché, celui d’Anne Magnan donné à manger aux chiens ; d’autres abandonnés, dans la campagne aux bêtes fauves après avoir été traînés pendant plusieurs lieues.

À Dieppe, le gardien de la prison chargé de la garde du corps d’une relapse, agit, dit Élie Benoît, comme un montreur d’éléphants, de lions ou d’autres choses peu ordinaires. Il invita le monde à venir, moyennant finance, voir le corps d’une damnée ; sept ou huit cents curieux se rendirent à son appel et cette indigne exhibition valut quelque profit à cet ingénieux geôlier.

Il fallait souvent conserver assez longtemps les corps de ceux à la mémoire desquels on faisait le procès, et parfois, pour éviter la putréfaction, les juges ordonnaient que le corps fût provisoirement inhumé. À Caen, un arrêt ordonna de saler, comme un porc, le corps d’un huguenot jusqu’à ce que les juges eussent statué sur le procès fait à sa mémoire.

Mais on ne prenait pas toujours les précautions conservatrices nécessaires ; ainsi, six ou sept mois après la mort de l’orfèvre l’Alouel, ce ne fut pas le corps de ce malheureux, mais les débris de son cadavre qui furent traînés sur la claie à Saint-Lô. Parfois, dit Élie Benoît, on traînait par les rues des corps qui tombaient en pièces et dont la cervelle ou les entrailles demeuraient sur le pavé.

Quand on traîna sur la claie, à Metz, les restes de M. de Chenevières, conseiller au parlement, mort à quatre-vingts ans, entouré de l’estime de tous, le peuple, dit Olry, fit entendre des cris lamentables en voyant ce pauvre corps exposé tout nu sur la claie, avec les entrailles séparées du corps et mises dans un petit cercueil placé auprès de lui.

Ces révoltantes exécutions indignaient les catholiques eux-mêmes et inspiraient aux nouveaux convertis l’horreur d’une religion, qui provoquait de tels outrages aux morts.

Dès 1687, le secrétaire d’État écrivait aux intendants : « La loi sur les relaps n’a pas eu tout le succès qu’on en espérait. Sa Majesté trouve à propos que vous fassiez entendre aux ecclésiastiques qu’il ne faut pas que, dans ces occasions, ils appellent si facilement les juges pour être témoins, afin de ne pas être obligé de faire exécuter la déclaration dans toute son étendue. »

Le gouvernement voulait se réserver la faculté de faire le procès à la mémoire des relaps, pour pouvoir confisquer les biens de ceux-ci, sans être obligé de faire traîner leur corps sûr la claie, ce qui révoltait l’opinion publique. C’est ainsi qu’en 1699 encore, le secrétaire d’État donne ces instructions à un intendant. Sa Majesté m’a ordonné de vous écrire de dire aux juges ordinaires de faire le procès à sa mémoire (une femme relapse) ; que si son cadavre avait été conservé et qu’il fût condamné à être traîné sur la claie, vous direz aux juges de ne point exécuter, à cet égard seulement, le jugement.

Mais trop souvent, le zèle immodéré du clergé donnait à la rechute de nouveaux convertis trop d’éclat pour que le gouvernement crût pouvoir se dispenser d’appliquer dans toute sa rigueur, la loi sur les relaps. On vit donc longtemps encore, du moins en province, le déplorable spectacle de cadavres traînés sur la claie et jetés à la voirie.

On tenta même de les traîner à Paris et Rapin Thoiras écrit en 1693 : « M. de la Bastide me marque qu’un nouveau converti étant mort à Paris, sans avoir voulu confesser ni communier, on l’avait mis sur une claie pour le traîner, mais qu’à ce spectacle inhumain, le peuple se mutina et l’enlevèrent et furent l’enterrer dans un cimetière, disant qu’il était indigne d’un grand roi de souffrir qu’on usât de telles barbaries contre ses sujets et que, sans doute, c’était ce qui attirait la colère de Dieu sur eux. »

Au mois d’août 1700, le préfet de police d’Argenson, pour se dispenser d’exécuter l’ordre que lui donnait le secrétaire d’État de faire dans toute sa rigueur le procès à la mémoire d’une prétendue relapse, était encore obligé de faire valoir les considérations suivantes : « Je craindrais que cet exemple de sévérité mal placée, ne fit un éclat fâcheux sur le public, vous savez combien les procès de cette gravité révoltent les nouveaux convertis encore chancelants, et s’ils font ce mauvais effet dans les provinces, ils porteront un bien plus grand coup dans la capitale du royaume, où l’on a sujet de croire que rien ne se fait, en matière de cette importance, si le roi ne l’a ordonné à ses magistrats, par un ordre exprès et précis. »

Ce ne furent ni le clergé, ni le gouvernement qui eurent le mérite du renoncement à cette barbare pratique de traîner les corps sur la claie ; il fallut que l’opinion publique leur forçât la main en cette occasion, comme elle l’avait fait pour l’odieux usage de mener les patients au supplice avec un bâillon sur la bouche.

Peu à peu l’application de la loi prescrivant la visite obligatoire des malades par le curé, cessa même d’être faite exactement. Enfin en 1736, une déclaration, donnant une sanction tacite à la suppression de l’obligation de la visite du curé, décida que ceux auxquels la sépulture ecclésiastique serait refusée, juifs, mahométans, protestants ou comédiens, seraient inhumés en vertu d’une ordonnance du juge, indiquant l’endroit où devait avoir lieu l’inhumation.

Pour les huguenots qui mouraient à Paris, le refus de sépulture ecclésiastique était présumé, et, quand les parents ou les amis du défunt requéraient le commissaire du quartier de leur donner un permis d’inhumation, celui-ci ordonnait invariablement que le cadavre fût enterré, secrètement, sans éclat ni scandale, dans le grand chantier du port au plâtre, aujourd’hui port de la Râpée.

En province, on était tenu à plus de précautions et l’on se gardait de déclarer que le défunt appartenait à la religion protestante, et avait volontairement négligé d’appeler un prêtre à son lit de mort, dans la crainte de voir faire le procès à sa mémoire.

Ainsi, par exemple, les enfants Marchegay en 1745, ayant perdu leur mère, morte en Vendée, ont soin de faire constater par un notaire que, peu de jours avant sa mort, la défunte étaitsur pied et en bonne santé. Puis, pour obtenir l’autorisation de l’inhumer dans leurs terres, ils déclarent que le curé a refusé de laisser inhumer la défunte dans le cimetière, sans qu’ils sachent pour quelles raisons, ce qui les met dans l’obligation d’avoir recours à la justice.

L’opinion publique avait obligé le gouvernement et le clergé à renoncer à la barbare mesure de traîner sur la claie le cadavre des relaps, c’est encore elle qui les contraignit de laisser tomber en désuétude les édits qui imposaient aux malades la visite obligatoire du curé.

La persécution la plus cruelle que les huguenots eurent à subir, aussi bien avant qu’après la révocation, fut celle des enlèvements d’enfants, soit que ceux-ci fussent censés avoir le désir de se convertir, soit même que, par un baptême subrepticement donné l’Église se les fût appropriés.

Fléchier expose ainsi cette étrange théorie de l’appropriation par le baptême : « Un Israélite converti, se trouvant seul dans une maison avec un petit juif, il le baptisa, avec l’intention de croire et faire croire ce que l’Église croit et fait en pareille rencontre. L’enfant ne sait pas ce qu’il est, ses parents n’ont pas consenti ni été consultés en cette occasion ; cependant, quoi qu’il soit dans la synagogue, il ne laisse pas d’appartenir à l’Église… Votre Excellence sait mieux que moi, le parti qu’il y a à prendre. »

Ce parti, c’était de l’enlever à ses parents, et, en le faisant élever dans la religion catholique, de le rendre à l’Église, à laquelle il appartenait sans le savoir.

En vertu de ce prétendu droit d’appropriation, quiconque a reçu le baptême, peut être, vivant ou mort, réclamé par l’Église comme catholique ; c’est ainsi que, récemment elle réclama le corps de Léon Gozlan qu’elle enterra chrétiennement au cimetière Montmartre, bien que ce fils d’Israélite fût mort, sans que personne se doutât qu’il eût jamais été baptisé.

« Tout le monde le croyait juif, dit Philibert Audebrand ; le jour même du décès la veillée des morts fut faite par un rabbin ; mais, durant la nuit qui suivit, on découvrit dans ses papiers que sa mère ; catholique elle-même, l’avait fait baptiser ; à la Suite de cette révélation tout à fait inattendue, l’Église le réclame à la synagogue. »

De nos jours l’affaire du petit Mortara enlevé à ses parents et élevé, malgré eux, dans la religion catholique, et cela dans la capitale du monde catholique, a montré que l’Église était toujours fidèle à la doctrine d’appropriation par le baptême, soutenue au XVIIe siècle par Fléchier.

La victime de cet enlèvement, le petit juif, devenu le révérend père jésuite Mortara, défendait ainsi lui-même, en 1879, le droit de l’Église, droit antérieur et supérieur à celui du père de famille :

« Baptisé, à l’âge de deux ans, disait-il, inarticulo mortis ; j’appartenais à l’Église, qui avait le droit et le devoir de me donner une instruction conforme au baptême que j’avais reçu. »

Que diraient un père ou une mère catholique, si un juif ou un mahométan venait leur dire : « J’ai enlevé votre enfant de force, comme l’a été le petit Mortara, ou je me suis trouvé seul avec lui – comme le converti avec le petit juif de Fléchier et je l’ai circoncis ; de ce moment, il a appartenu à la synagogue ou à la mosquée, qui a le droit de le garder pour lui donner une instruction conforme à la circoncision qu’il a subie. » Avec cette doctrine que l’Église, par un baptême, même forcé ou clandestin, peut s’approprier un enfant, que devient le droit des pères de famille ?

On comprend qu’en voyant les monarchistes cléricaux, humbles serviteurs de l’Église, se poser aujourd’hui en champions des droits des pères de famille, un républicain de la vieille roche, défenseur de toutes les libertés sous tous les régimes, M. Madier de Montjau, puisse s’indigner et s’écrier : « Si quelque Danton survivait, en entendant tomber de la bouche de ceux qui sont les héritiers des persécuteurs violents du culte païen et de tous les cultes, autres que le leur ; en entendant tomber de la bouche de ces hommes des protestations au nom de la tolérance, de la liberté, des droits du père de famille, de ceux qui applaudissent à la conversion des jeunes Lovedas, du jeune Mortara, à la conversion d’un enfant japonais, baptisé à Lyon à l’insu de ses parents, oui, Danton s’écrierait : Tant d’impudence à la fin commence à nous lasser. »

Antérieurement à l’édit de Nantes, les catholiques enlevaient souvent déjà les enfants huguenots pour les baptiser. Élie Benoît cite l’exemple d’un père qui menait son enfant au temple pour le faire baptiser, et auquel cet enfant fut dérobé pendant qu’il menait son cheval à l’écurie, puis porté à baptiser dans une église catholique, par une servante de l’hôtellerie.

L’article 17 de l’édit de Nantes dut défendre « d’enlever par force ou induction contre le gré de leurs parents, les enfants des protestants pour les faire baptiser ou confirmer en l’Église catholique… à peine d’être puni exemplairement. » Malgré cette défense formelle les enlèvements des enfants huguenots continuèrent, et, en 1623, les députés du synode national d’Alençon formulaient ainsi les plaintes de leurs co-religionnaires à ce sujet : « on leur enlevait leurs enfants pour les baptiser et les élever dans la religion romaine… témoin la fille du pharmacien Rédon et celle de Gilles Connant âgée de deux ans, qui, attirée dans un couvent, y avait été retenue malgré les réclamations de sa mère. »

Le plus souvent le clergé enlevait les enfants huguenots sous prétexte que ces enfants désiraient se convertir, mais il les enlevait si jeunes que ce prétexte ne pouvait être sérieusement invoqué, et que Louis XIV lui-même se vit obligé, en 1669, de publier la déclaration suivante : « Faisons défense à toutes personnes d’enlever les enfants de ladite religion prétendue réformée, ni les induire ou leur faire faire aucune déclaration de changement de religion, avant l’âge de quatorze ans accomplis pour les mâles et de douze ans accomplis pour les femelles. »

Cette loi mettait une bien légère entrave à la violation journalière des droits sacrés du père de famille ; cependant elle provoqua les plus vives protestations des évêques. Ainsi, en 1670, au nom de l’assemblée générale du clergé, l’évêque d’Uzès adressait au roi ces pressantes remontrances : « Pouvons-nous, sans trahir notre conscience, sans être criminels devant Dieu, ne pas acquiescer à leurs justes désirs (d’enfants de moins de douze ou quatorze ans !) lorsque, par leur propre mouvement, secourus de la grâce, ils se jettent dans nos bras et qu’ils nous découvrent l’extrême envie qu’ils ont d’être admis parmi nous ! » Quant aux pères de famille qui mettaient obstacle au désir de conversion de leurs jeunes enfants, ils étaient, disait l’orateur du clergé, « meurtriers plutôt que pères ».

Les évêques, avec la connivence du chancelier qui leur disait : « Le roi a fait son devoir, faites le vôtre ! » continuèrent leurs razzias d’enfants huguenots, en ayant soin, pour avoir l’air de respecter la loi, de ne faire abjurer ces enfants enlevés que le jour où ils atteignaient l’âge de douze ou quatorze ans.

Mais l’édit de 1669 devint lettre morte, du jour où furent fondées les nombreuses maisons de propagation de la foi, ces écoles-prisons « destinées à procurer aux jeunes protestantes des retraites salutaires contre les persécutions de leurs parents et les artifices des hérétiques ». C’est ainsi que les trois filles de Jean Mallet, avocat au parlement de Paris, furent mises aux nouvelles catholiques, avant la révocation, alors que l’aînée n’avait pas encore douze ans.

Cette note, mise en marge d’une liste des pensionnaires de la maison des nouvelles catholiques de Paris, montre ce que pouvait être le désir de conversion des enfants enfermées dans ces écoles-prisons : « L’aînée des Hammonet, très déraisonnable, elle n’a que quatre ans, et il est cependant très dangereux de lui laisser la liberté de voir ceux qui né sont pas convertis, ou qui sont mauvais catholiques. »

Les huguenots de Reims, las de réclamer vainement auprès des juges et auprès de l’intendant, adressent un placet au roi, protestant contre le refus qui leur est fait par la directrice de la maison de la propagation de la foi, de leur laisser voir leurs filles. Ce refus, disent-ils, est contraire à l’équité et à la nature qui donnent droit aux pères et mères de s’inquiéter de ce que deviennent leurs enfants.

À cette légitime réclamation, Louis XIV répond en décidant qu’une fille, une fois reçue dans la maison de propagation, ne pourra être forcée de voir ses parents jusqu’ à ce qu’elle ait fait son abjuration, attendu qu’il s’est assuré que les filles protestantes qui entrent dans cette maison y entrent toujours volontairement après avoir fait connaître leur désir de se faire instruire dans la religion catholique.

« Qu’ainsi leur volonté devenant publique et notoire, telle précaution affectée de leurs père et mère à vouloir en tirer des éclaircissements plus particuliers, ne peut passer que pour artifice dont ils désireraient se servir pour tâcher d’ébranler leurs enfants, et de les émouvoir par leurs larmes, peut-être même par leurs reproches et par leurs menaces. »

Non seulement les parents ne peuvent, avant qu’elle ait abjuré, voir la fille qu’on leur a arrachée pour la convertir, mais encore ils doivent bien se garder de la recevoir chez eux, si, spontanément ou sur leurs conseils, elle s’échappe de la prison après avoir abjuré. Charlotte Leblanc, convertie aux nouvelles catholiques, est confiée à la maréchale d’Humières. En janvier 1678 elle s’échappe et voici l’ordre qui est donné à ce sujet : « Le roi m’a ordonné de vous dire que vous ayez à vous informer si elle s’est retirée chez ses parents, et, au cas qu’ils l’aient fait enlever, que vous leur fassiez faire leur procès comme suborneurs et ravisseurs, et si, au contraire, elle y est retournée de bon gré, que vous fassiez informer contre elle comme relapse. »

En 1676, Madeleine Blanc, enlevée de vive force, avait été conduite chez le curé de Saint-Véran un bâillon sur la bouche. La convertie s’échappe un jour et se réfugie chez son père, on condamne le père à l’amende comme coupable d’enlèvement ; la fille reprise est jetée dans un couvent, et l’on n’entend plus jamais parler d’elle.

Quels sombres drames se sont passés derrière les murs des couvents et de ces maisons de propagation qu’Élie Benoît appelle avec raison ces nouvelles prisons ! – On enfermait de jeunes enfants dans des cachots sales, humides et obscurs, et on ne leur parlait que des démons qui y revenaient, des crapauds et des serpents qui y grouillaient. Fausses visions, menaces, promesses, mauvais traitements, jeûnes, rien n’était négligé pour abuser de la faiblesse de ces jeunes enfants et de leur simplicité d’esprit. Une jeune fille, ajoute Élie Benoît, enfermée au couvent d’Alençon est tourmentée par ces fausses béates de la plus cruelle manière ; on lui met le corps tout en sang à coups de verges, on la jette dans un grenier où elle reste pendant tout le jour et toute la nuit suivante, une des plus froides de l’hiver, sans feu, sans couverture, sans pain. Le lendemain on la trouve demi-morte, le corps enflé démesurément, ses blessures livides et enflammées ; quand elle fut guérie de ses plaies, elle demeura sujette à des convulsions épileptiques.

Les religieuses d’Uzès avaient huit jeunes filles rebelles. Elles avertirent l’intendant, firent venir le juge d’Uzès et le major du régiment de Vivonne et, devant eux, elles dépouillèrent les huit demoiselles (qui avaient de seize à vingt ans) et les fouettèrent de lanières armées de plombs. Ces mortifications de la chair semblaient chose toute naturelle aux convertisseurs, comme moyen de persuasion. L’évêque de Lodève, lui-même, catéchisait chaque jour une jeune demoiselle, et, chaque jour, passant des injures aux voies de fait, la rouait de coups.

L’histoire des petites Mirat, enlevées par l’ordre de Bossuet, histoire que conte un témoin oculaire des faits, est un remarquable exemple de l’énergique résistance que de jeunes enfants opposaient parfois au zèle violent des convertisseurs. Les filles Mirat, orphelines de père et de mère, furent enlevées de chez leur grand-père de Monceau, médecin à la Ferté-sous-Jouarre ; au commencement de l’année 1683, sur un faux bruit qu’elles voulaient se faire catholiques – l’aînée avait alors dix ans et la plus jeune huit. Dans le carrosse où elles furent mises, elles se défendirent comme des lionnes, cassèrent les carreaux et voulurent se jeter par les portières. Le procureur du roi, pour venir à bout de la plus jeune, avait mis la tête de l’enfant entre ses deux jambes, mais elle se dégagea, lui sauta à la figure, et le griffa de telle façon qu’il en conserva longtemps les marques. Il fallut faire monter les archers dans le carrosse pour contenir les deux enfants, qui s’étaient blessées en brisant les carreaux des portières.

On les amena à un couvent, mais l’abbesse refusa de les recevoir dans l’état où elles se trouvaient ; alors on les prit et on les lia sur une charrette, pour les conduire à Rebais chez un chirurgien catholique de leurs parents. « Pendant cinq mois qu’elles demeurèrent là, dit l’auteur de la relation, elles n’ont vécu que de vieux pain noir que l’on accompagnait quelquefois d’un peu de lard jaune. La plus jeune y a souffert du fouet, l’une et l’autre on été exposées aux outrages et aux soufflets. Elles avaient toujours sur les bras des prêtres et des dévotes qui les punissaient quelquefois si sévèrement, que, pour éviter les violences, elles ne trouvaient plus d’autre remède que de se jeter par la fenêtre quoiqu’elles fussent d’un étage de haut. On les a deux fois réduites à cette extrémité et l’on s’est vu deux fois obligé de les retirer de ce pas. On leur avait ôté toutes les choses dont elles pouvaient se faire du mal, comme des couteaux, des épingles, des cordes, etc. Un matin que la servante était allée à la messe, les petites filles se lèvent à la hâte, sortent de la maison et vont se réfugier, à un quart de lieue de Rebais, chez un réformé. Pendant qu’elles sont là, le chirurgien qui les a en garde vient deux fois faire perquisition dans la maison ; elles vont se cacher dans les blés ; à la nuit elles se mettent en route, marchant sans bas et sans souliers, au milieu des cailloux, des ronces et des épines.

C’est ainsi qu’elles firent trois grandes lieues et arrivèrent à La Ferté à trois heures du matin, où, venant à la porte de leur grand-père, elles l’éveillèrent par leurs cris. Je les vis, elles étaient dans un état qui faisait pitié, leurs corps étaient pleins de gale et leurs pieds déchirés.

Le procureur fiscal voulait pourtant les reprendre, et le grand-père n’eut d’autre ressource pour éviter qu’il en fût ainsi que de les emmener quatre ou cinq heures après leur arrivée pour les présenter au premier président. Malgré les promesses de celui-ci et l’intervention de Ruvigny, député général des protestants, elles furent mises au couvent de Charonne, et un placet au roi donne les détails navrants qui suivent, sur le traitement qu’elles eurent à subir dans ce couvent :

Quand l’abbesse vit que les caresses, les promesses et les menaces, de l’autre, ne pouvaient rien gagner sur elles, elle se servit des coups, des soufflets, de la rigueur du froid, de la violence du feu et d’autres tourments pour les obliger à démordre. Chacun sait combien a été rude l’hiver qui finissait l’année 1683 et qui commençait l’année 1684. Pendant tout ce temps-là on les a laissées sans feu, exposées à toutes les rigueurs que peut causer un froid excessif ; on les a garrottées quelquefois fort étroitement ; on leur a serré les doigts avec des cordes et, à tous ces tourments on ajoutait des paroles pleines de fureur et de malédiction. Le jour des Cendres 1684, alors que tout le monde était à l’Église, elles se sauvèrent par-dessus les murs du jardin et se rendirent chez un marchand nommé Sire, dont elles avaient entendu dire qu’on voulait enlever la fille. Celui-ci les cacha tantôt dans une maison tantôt dans une autre, pendant près d’un an et réussit enfin à les faire partir pour la Hollande où elles arrivèrent au mois d’avril 1685.

L’histoire des petites Mirat montre quelle valeur pouvait avoir, à la veille de la révocation, le prétendu bruit que tel ou tel enfant qu’on enlevait à ses parents avait manifesté le désir de se convertir ; ce qui rendait ce prétexte d’enlèvement encore moins admissible, c’est que Louis XIV avait abrogé l’édit de 1669 interdisant d’induire à se convertir les filles avant douze ans et les garçons avant quatorze ans, et conformément à la loi catholique qui porte que, à sept ans, l’homme est en âge de connaissance.

Il avait publié en 1681 la déclaration suivante : « Voulons et nous plaît que nos sujets de la religion prétendue réformée, tant mâles que femelles ayant atteint l’âge de sept ans puissent et qu’il leur soit loisible d’embrasser la religion catholique et que à cet effet ils soient reçus à faire leur abjuration de la religion prétendue réformée, sans que leurs pères et mères ou autres parents y puissent donner aucun empêchement. Voulons qu’il soit aux choix des dits enfants de retourner dans la maison de leurs pères et mères pour y être nourris et entretenus ou de se retirer ailleurs et de leur demander une pension proportionnée à leurs conditions et facultés. »

En vain les protestants adressèrent-ils une requête au roi, faisant observer que cette déclaration permettant à des enfants qui avaient encore aux lèvres le lait de leurs nourrices, de faire choix d’une religion et de déserter le foyer paternel, allait jeter la discorde dans les familles – qu’une telle disposition allait multiplier les émigrations, les parents aimant mieux souffrir toute espèce de maux que de se voir séparer de leurs enfants d’un âge si tendre.

L’édit fut maintenu et désormais les enfants furent également présumés capables de faire choix d’une religion « à l’âge, dit Jurieu, où ils ne savent pas distinguer le rouge du bleu, à l’âge où une pomme ou une pirouette les peuvent gagner. »

Les parents vécurent dès lors dans des angoisses continuelles, se défiant de tout et de tous, de leurs amis catholiques, de leurs domestiques, de tout étranger. Une servante gagnée, mène l’enfant au curé ou au couvent ; il dit ce qu’on veut et le voilà catholique, perdu pour les parents.

La justice, dit Élie Benoît, accueillait les dénonciations de tout le monde.

Un voisin, une servante, un débiteur, un ennemi venait déclarer que votre enfant savait faire le signe de la Croix, qu’en voyant passer le Saint-Sacrement ou la Croix, il avait dit « C’est le bon Dieu ! » Sans autre information, sans autre examen, on le remettait aux mains d’un catholique. Là, soit par la promesse d’une poupée, soit en lui donnant un fruit ou des confitures en lui faisait répéter l’ave maria ou dire seulement la messe est belle, et cela suffisait pour établir son désir de se convertir à la religion catholique. Ainsi, un marchand étant venu pour réclamer au gouverneur la Vieville son enfant de huit ans, à qui l’on avait promis quatre deniers pour se faire catholique, le gouverneur répondit que l’enfant ayant dit : « que ce qu’il y avait à l’église était bien plus beau que ce qu’il y avait au temple », avait suffisamment témoigné son désir de se faire catholique et rendu raison de son choix.

Mme de Maintenon savait, par son expérience personnelle, combien il est facile de convertir un jeune enfant, car, confiée elle-même dans son enfance aux Ursulines de Niort, elle disait : « Oh ! je serai bientôt catholique, car on me promet une image ! » Malheureusement elle ne devint que trop catholique plus tard, sans doute dans l’espérance d’effacer aux yeux du roi sa tache originelle de huguenote.

Elle-même enleva la fille de son parent de Villette âgée de sept ans, et Bette, fille qui devint plus tard Mme de Caylas, écrit dans ses mémoires : « Je pleurai d’abord beaucoup mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle que je consentis à me faire catholique à condition que je l’entendrais tous les jours et que l’on me garantirait du fouet. C’est toute la contreverse que je fis. »

« Je l’emmenai avec moi, dit de son côté madame de Maintenon, elle pleura un moment quand elle se vit seule dans mon carrosse, ensuite elle se mit à chanter. Elle a dit à son frère qu’elle avait pleuré en songeant que son père lui avait dit en partant que si elle changeait de religion et venait à la cour, il ne la reverrait jamais. »

C’est de concert avec une tante de Mlle de Villette que madame de Maintenon avait fait ce beau coup, à l’insu de la mère, et, quelques jours après, elle mandait à la cour les deux fils de Villette et les faisait abjurer à leur tour. Son projet avait été longuement prémédité, car c’est sur sa demande que Seignelai avait donné à M. de Villette un commandement à la mer qui devait le tenir éloigné de France pendant plusieurs années. Ce qui est plus odieux peut-être que l’acte lui même, c’est l’apologie jésuitique qu’en fait madame de Maintenon, dans la lettre qu’elle écrit à M. de Villette au lendemain de l’enlèvement et de la conversion de ses enfants…

« Vous êtes trop juste, écrit-elle, pour douter du motif qui m’a fait agir. Celui qui regarde Dieu est le premier, mais s’il eût été seul, d’autres âmes étaient aussi précieuses pour lui que celles de vos enfants et j’en aurais pu convertir qui m’auraient moins coûté. C’est donc l’amitié que j’ai eue toute ma vie pour vous qui m’a fait désirer avec ardeur de pouvoir faire quelque chose pour ce qui vous est le plus cher. Je me suis servie de votre absence comme du seul temps où j’en pouvais venir à bout, j’ai fait enlever votre fille par l’impatience de l’avoir et de l’élever à mon gré ; j’ai trompé et affligé madame votre femme pour qu’elle ne fût jamais soupçonnée par vous, comme elle l’aurait été si je m’étais servie de tout autre moyen pour lui demander ma nièce.

« Voilà, mon cher cousin, mes intentions qui sont bonnes, et droites, qui ne peuvent être soupçonnées d’aucun intérêt, et que vous ne sauriez désapprouver dans le même temps qu’elles vous affligent, comme je vous fais justice, et que vos déplaisirs me touchent, faites-la moi aussi, recevez avec tendresse la plus grande marque que je puisse vous donner de la mienne, puisque je fâche ce que j’aime et que j’estime, pour servir des enfants que je ne puis jamais tant aimer que lui, et qui me perdront avant que je puisse connaître s’il sont ingrats ou non. »

Ainsi les catholiques pouvaient dire, et croyaient peut-être, que la plus grande marque de tendresse qu’ils pussent donner à un parent ou à un ami huguenot, était de lui enlever ses enfants et de les convertir malgré lui ! N’y a t-il pas là un exemple frappant de cette aberration morale que produit cette passion religieuse qui vous enlève toute notion du juste et de l’injuste.

Du reste les convertisseurs ne se donnent bientôt plus la peine de prétexter un désir prétendu de conversion chez les enfants qu’ils enlèvent, et le gouvernement lui-même les autorise, par son exemple, à en agir ainsi. Témoin cet ordre du cabinet du roi, antérieur à la révocation : « Le roi veut que M. le curé de la Junquières fasse remettre au porteur de ce billet, l’enfant de M. de la Pénissière qui est en nourrice dans sa paroisse. »

C’était une incroyable émulation de zèle entre les convertisseurs, fort peu soucieux des droits des pères de famille, désireux de se faire bien voir en cour. Cette émulation multipliait chaque jour davantage ces enlèvements d’enfants. Il ne faut donc pas s’étonner si à la veille de l’édit de révocation, les maisons de propagation de la foi regorgeaient d’enfants huguenots mis à l’abri des prétendues persécutions de leurs parents hérétiques, derrière les grilles des couvents.

Vient l’édit de révocation, décrétant que tout enfant qui naîtrait désormais de parents huguenots serait obligatoirement baptisé par le curé et élevé dans la religion catholique. Il restait encore aux huguenots leurs enfants nés avant l’édit, mais Louis XIV complète bientôt son œuvre, il décide qu’on enlèvera les enfants huguenots de cinq à seize ans, pour les élever dans la religion catholique ; une déclaration antérieure avait mis déjà sous la main du gouvernement tous les enfants de moins de seize ans par cette disposition prévoyante : « Enjoignons très expressément à nos sujets de la religion prétendue réformée qui ont envoyé élever leurs enfants dans les pays étrangers, les faire revenir sans délai, leur défendons d’envoyer leurs enfants dans les pays étrangers pour leur éducation avant l’âge de seize ans. »

Louis XIV motive ainsi son terrible édit, exécutoire dans les huit jours : « Nous estimons à présent nécessaire de procurer avec la même application le salut de ceux qui étaient avant cette loi, et de suppléer de cette sorte au défaut de leurs parents, qui se trouvent encore malheureusement engagés dans l’hérésie, qui ne pourraient faire qu’un mauvais usage de l’autorité que la nature leur donne pour l’éducation de leurs enfants… voulons et nous plaît que dans huit jours, après la publication faite de notre présent édit, tous les enfants de nos sujets qui font encore profession de la dite religion prétendue réformée, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à celui de seize accomplis, soient mis dans les mains de leurs parents catholiques, à défaut dans les mains de telles personnes catholiques qui seront nommées par les juges, ou dans les hôpitaux généraux, si les pères et mères ne sont pas en état de payer les pensions nécessaires pour faire élever et instruire leurs enfants hors de leurs maisons… tous ces enfants seront élevés dans la religion catholique. »

L’enlèvement général des enfants, ce grand massacre des innocents, comme l’ont qualifié les huguenots, était heureusement chose impossible. Seuls, les nobles, les notables, les bourgeois aisés eurent à subir l’application de cet odieux édit, la masse fut sauvée du désastre par l’obscurité de sa situation ; du reste si l’on eût voulu tout prendre, les couvents, les collèges et les hôpitaux n’eussent pu contenir les enfants de deux cent mille familles.

Mais que de scènes déchirantes dans les familles privilégiées, condamnées à se voir dans les huit jours, arracher tous leurs enfants, même ceux qui n’avaient que cinq ans !

« Un enfant de cinq ans ! à cet âge si tendre, dit Michelet, l’enfant fait partie de la mère. Arrachez-lui plutôt un membre à celle-ci ! Tuez l’enfant ! il ne vivra pas, il ne vit que par elle et pour elle, d’amour qui est la vie des faibles ! »

Pour éviter ce coup terrible, beaucoup de huguenots faiblirent et se résignèrent à faire ce que Henri IV appelait le saut périlleux, dans l’espoir de conserver leurs enfants après leur conversion, ou semblant de conversion à la religion catholique.

Ils furent cruellement trompés dans leur espoir, car, chaque année, jusqu’à la chute de la monarchie, on fit de véritables razzias d’enfants de convertis, que l’on entassait dans les couvents après les avoir enlevés à leurs parents accusés d’être mauvais catholiques. Les huguenots avaient cru que leur abjuration obligerait le roi à ne plus les distinguer des anciens catholiques ; ainsi que le demandaient les convertis de Nîmes dans leur supplique au duc de Noailles. Il n’en fut point ainsi ; sous le nom de nouveaux convertis ils constituèrent une classe de suspects, auxquels on déclara applicables toutes les mesures de précaution ou de rigueur, prises contre les huguenots. Une ordonnance, renouvelée tous les cinq ans, jusqu’en 1775, interdit même aux nouveaux convertis, de vendre leurs biens sans une autorisation spéciale du gouvernement, parce qu’on les tenait pour de faux convertis n’attendant que l’occasion de passer à l’étranger pour y pouvoir professer librement leur religion véritable. Une ordonnance royale du 30 septembre 1739 portait même défense, aux nouveaux convertis du Languedoc, de sortir de la province sans permission, on voulait les garder sous la main pour les mieux surveiller.

Ces suspects, au débat, étaient menés à l’église de gré ou de force et contraints de participer à des sacrements qui leur faisaient horreur ; presque tous les évêques, dit Saint-Simon, se prêtèrent à cette pratique impie et y forcèrent. Mais bientôt une réaction se fit contre cette obligation de la communion forcée, discrètement blâmée ainsi par Fénelon : « Dans les lieux où les missionnaires et les troupes vont ensemble, dit-il, les nouveaux convertis vont en foule à la communion. Je ne doute point qu’on ne voie à Pâques un grand nombre de communions, peut-être trop. »

« J’ai obtenu, écrit en 1686 l’évêque de Grenoble, le délogement des troupes envoyées à Grenoble. J’ai représenté qu’il fallait laisser aux évêques le soin de faire prendre les sacrements, sans y forcer par des logements de gens de guerre. L’exemple de Valence m’a fait peur – à Chateaudouble on a craché l’hostie dans un chapeau, après l’avoir prise par contrainte. »

Cependant, en 1687, l’évêque de Saint-Pons est encore obligé d’écrire au commandant des troupes dans son diocèse : « Vous employez les troupes du roi pour faire aller indifféremment tout le monde à la table sans aucun discernement. L’on fait mourir quelques-uns de ces impies qui crachent et foulent aux pieds l’eucharistie. Est-ce que Jésus-Christ n’est pas encore plus outragé qu’on le mette violemment dans le corps d’un infidèle public et d’un scélérat, tels que vous convenez que sont plusieurs de ceux que vos troupes font communier ? »

Ce n’est qu’en 1699 que cette circulaire, adressée au nom du roi aux intendants et commissaires, vient prescrire de renoncer définitivement à de telles pratiques. Le roi a été informé qu’en certains endroits, quelques officiers peu éclairés avaient voulu, par un faux zèle, obliger les nouveaux convertis à s’approcher des sacrements, avant qu’on leur eût donné le temps de laisser croître et fortifier leur foi ; Sa Majesté qui sait qu’il n’y a point de crime plus grand, ni plus capable d’attirer la colère de Dieu, que le sacrilège, a cru devoir déclarer aux intendants et commissaires départis, qu’elle ne veut point « qu’on use d’aucune contrainte contre eux pour les porter à recevoir les sacrements. »

Quant à l’usage de la contrainte matérielle pour obliger les convertis à assister à la messe, aux offices et aux instructions religieuses, il fut non seulement approuvé mais réclamé de tout temps par les évêques.

Les troupes furent employées à cette besogne, et des inspecteurs, nommés dans les paroisses, veillèrent à ce que les convertis fissent leur devoir.

Les convertis de Saint-Jean-de-Gaudonnenque sont forcés de s’engager à découvrir ceux qui manqueront à leur devoir, soit messe, prédication, catéchisme, instruction ou autre exercice catholique, et ils nomment les inspecteurs qui dénonceront tous ceux qui manqueront à quelqu’un des exercices de la religion catholique.

Quant aux habitants de Sauve, ils donnent, à chacun des inspecteurs nommés, la conduite d’un certain nombre de familles dont ils prendront soigneusement garde, si tous ceux qui les composent vont à la messe, fêtes et dimanches, s’ils assistent aux instructions et y envoient leurs enfants et domestiques, s’ils observent les fêtes et jours d’abstinence de viandes ordonnés par l’Église.

L’intendant de Creil demandait que les convertis fussent obligés de s’inscrire, sur une feuille du curé ou d’un supérieur de maison religieuse, pour marquer qu’ils avaient assisté à la messe les jours de fêtes et les dimanches, « ce qui aurait un merveilleux effet, disait-il, quand on pourrait ajouter, sous peine de loger pendant trois ou quatre jours un dragon. »

En 1700 l’intendant de Montauban écrit encore au contrôleur général : « La première démarche de les engager (les nouveaux convertis) par la douceur à venir à la messe, était le coup de partie, pourvu qu’on n’en demeure pas là ; il faut y joindre l’instruction – c’est ce que j’ai fait, en composant environ vingt classes des nouveaux convertis de Montauban, que j’ai confiées, pour l’instruction, à vingt des plus habiles gens de la ville qui m’en rendront compte exactement chaque semaine. Moyennant ces instructions, je sais d’abord que quelqu’un a manqué, ou d’aller à la messe, ou de se faire instruire, et aussitôt je l’envoie quérir pour lui représenter que ceux qui ont commencé à faire leur devoir sont plus coupables que les autres quand ils ne continuent pas. Si je puis obtenir quelques lettres de cachet, pour intimider les plus opiniâtres, et quelques secours d’argent à beaucoup de nouveaux convertis qui sont dans le besoin, vous pouvez vous fier à moi, l’affaire réussira ou j’y périrai. » Mais, ainsi que le dit Rulhières, pour obliger deux cent mille familles à répéter journellement les actes d’une religion qu’on leur faisait abhorrer, les cent yeux d’inquisition et ses bûchers n’auraient pu suffire.

Le gouvernement se vit obligé de prescrire à ses agents de ne pas appliquer des règlements vexatoires absolument inexécutables, mais cette recommandation fut faite en secret, avec injonction de ne point laisser soupçonner la défense de faire ce qui sentait l’inquisition.

Et il se passa bien des années avant que l’on renonçât à soumettre les nouveaux convertis à un véritable régime de l’inquisition.

Tel est traduit devant le lieutenant criminel pour avoir refusé de se mettre à genoux pendant la messe, au moment de l’élévation, tel autre pour avoir jeté son pain bénit, un troisième pour avoir repoussé avec son chapeau, au lieu de la baiser, la patène, qui lui était portée par un petit garçon.

En Normandie, Lequesne est condamné à cinq cents livres d’amende pour avoir refusé la charge de trésorier marguillier de sa paroisse.

Jacques de Superville, en quittant Nantes pour s’enfuir à l’étranger, laisse un état de ses dettes avec cette mention : « Je crois que le boulanger demandera quinze livres ; mais, sur ces quinze livres, il y en a six livres cinq sols pour le pain bénit, qu’il faut que ceux qui l’ont ordonné paient ; quant à moi, je n’ai jamais donné ordre qu’on le fit pour moi. »

Il fallait, en effet, payer bon gré mal gré le pain bénit, ainsi que la tenture de sa maison les jours d’usage sur le passage des processions.

On veillait à ce que les nouveaux convertis ne travaillassent pas les jours de fêtes et les dimanches, et à ce qu’ils fissent maigre les jours d’abstinence. En 1714, un marchand de Nantes, Roger, et sa femme sont signalés comme mangeant de la viande les jours défendus. En 1723, un gentilhomme est dénoncé pour avoir, dans une partie de campagne, contrevenu aux prescriptions de l’Église sur le même point, et le secrétaire d’État, La Vrillière, lui écrit, à propos de cette grave affaire : « J’ai reçu, Monsieur, le mémoire qui contient vos raisons sur des plaintes que l’on m’avait portées contre vous, vous ne pouvez disconvenir qu’elles avaient quelque fondement, puisqu’il est certain que vous avez fait, un jour maigre, un repas en maigre et en gras publiquement dans un pré, ce qui a causé du scandale. Soyez donc plus circonspect à l’avenir, sans quoi l’on ne pourrait s’empêcher de sévir contre vous. »

Le 14 juillet 1785, le curé de Mézières en Drouais dénonce encore un nouveau converti, lequel, dit-il, n’a abjuré que pour se marier, et ne fait pas son devoir, ayant passé vingt-quatre jours de dimanches et fêtes obligatoires sans assister à la messe ni à aucun des offices de l’Église.

Pour ceux des nouveaux convertis auxquels on a accordé une pension, ou que l’on a mis en possession des biens de leurs parents, réfugiés à l’étranger, ils sont menacés, si eux et les leurs ne font pas leur devoir, de se voir retirer ces pensions et ces biens.

En 1699, Pontchartrain écrit qu’il a appris que des officiers de marine, auxquels on a accordé des pensions en considération de leur conversion, souffrent que leurs femmes et leurs enfants ne fassent aucun exercice de la religion catholique, et il ajoute : « Sa Majesté veut que ces officiers envoient des certificats des intendants et des évêques des lieux où leurs femmes et leurs enfants demeurent, comme ils y vivent en catholiques, et elle ne fera expédier les ordonnances de leurs pensions que sur ces certificats. »

De même ; une circulaire aux intendants prescrit de surveiller la conduite de ceux qui ont été mis en possession des biens de leurs parents fugitifs. « S’ils trouvent, dit cette circulaire, que ceux qui jouissent de ces biens ne s’acquittent pas des devoirs de la religion, après en avoir été avertis, ils donneront les ordres, nécessaires pour en faire saisir et séquestrer les fruits. »

Saint-Florentin donne même l’ordre aux fermiers de la régie de saisir les biens des nouveaux convertis qui se sont montrés indignes de la grâce que leur a faite le roi, en discontinuant tout exercice de la religion catholique.

Quant aux évêques, les moyens pratiques qu’ils trouvent, d’obliger les nouveaux convertis à pratiquer, c’est de leur imposer des épreuves de catholicité, quand ils veulent se marier, et de leur faire enlever leurs enfants s’ils ne pratiquent pas.

Dès 1692, l’évêque de Grenoble disait : « les religionnaires sont dans un état pitoyable, puisqu’ils sont presque sans religion ; ils ne tiennent à la nôtre que par grimace et ne tiennent plus à la leur que par cabale et par hypocrisie. »

Et, quatre ans plus tard, constatant « que les nouveaux convertis ne vont ni à la messe ni au sermon, ne fréquentent point les sacrements, et, à la mort, les refusent, disant qu’ils sont calvinistes » il ordonne à ses curés de les regarder comme hérétiques et de ne leur point administrer le sacrement du mariage qui est le seul endroit qui les oblige à revenir à l’Église. »

En 1754, de Blossac écrit à M. de Clervault, qui veut épouser une aussi mauvaise convertie que lui : « Vous sentez qu’étant suspects l’un et l’autre, il ne faut que le rapport de quelque malintentionné pour vous attirer de fâcheuses affaires, et qu’ainsi vous devez être plus exacts, même qu’un ancien catholique, soit à assister à l’église et aux instructions et à y envoyer vos domestiques ; je ne vous donne ces avis que parce que la moindre fausse démarche de votre part tirerait à conséquence. »

Pour ce qui est des enfants, il ne suffisait pas que les nouveaux convertis eussent fait baptiser leurs enfants à l’église, on exerçait sur eux une surveillance jalouse et incessante pour arriver à ce que ces enfants fussent élevés et instruits dans la religion catholique.

Une circulaire aux intendants portait cette disposition : « Les parents doivent envoyer leurs enfants, savoir : les garçons chez les maîtres, les filles chez les maîtresses d’école, aux heures réglées ; les tuteurs doivent faire la même chose pour les enfants dont ils sont chargés, et les maîtresses pour leurs domestiques. »

Outre cette instruction obligatoire, presque exclusivement religieuse, que devaient recevoir les enfants des nouveaux convertis, ces enfants devaient encore aller à l’église, y suivre les instructions de catéchisme et accomplir leurs devoirs religieux, le tout sous peine d’amendes infligées aux parents qui négligeraient de faire remplir ces obligations à leurs enfants.

Mais on n’avait pas grande confiance dans ces suspects mal convertis, et l’instruction donnée aux intendants porte cette terrible prescription :

« S’ils ont avis que quelques parents détournent leurs enfants de la religion catholique, ils feront mettre dans des collèges ou dans des monastères, les enfants de qualité pour y être élevés, et feront payer des pensions pour leur nourriture et entretien sur les biens de leurs pères et mères, et, à défaut de biens, les feront mettre dans les hôpitaux pendant le temps qui sera nécessaire pour leur instruction seulement ; de même pour les enfants dont les pères et mères n’assisteront pas aux instructions, et ne feront pas le devoir des catholiques, après qu’ils les auront avertis, aussi les enfants qui marqueront par leurs actions et par leurs paroles beaucoup d’éloignement de la religion catholique, le tout aux dépens des pères et mères. »

Les instructions données aux intendants, donnaient libre carrière aux dénonciations du clergé, toujours désireux de faire enlever aux nouveaux convertis leurs enfants, pour les faire élever dans les collèges ou dans les couvents. Chaque année, par ordre de l’évêque, les curés de chaque diocèse dressaient la liste des suspects auxquels on devait enlever leurs enfants, et cette liste était transmise à l’intendant qui enjoignait aux parents d’avoir à lui amener leurs enfants, sous peine d’être traités comme rebelles aux ordres du roi. Les enfants livrés, il fallait que les parents payassent leur pension au collège ou au couvent, sous peine d’amende ou d’emprisonnement. Un sieur Bocquet, par exemple, se refuse à payer la dot de sa fille qu’on a enlevée, et à laquelle on veut faire prendre le voile.

Pontchartrain écrit à l’intendant : « Il n’y a pas de meilleure voie pour obliger le nommé Bocquet à donner mille livres à sa fille pour sa dot dans son couvent, que de l’arrêter comme mauvais catholique qui fait mal son devoir. »

Chaque année les curés dressaient des listes d’enfants à enlever dans les familles huguenotes de leurs paroisses.

Pour les notables et pour les nobles, les évêques envoyaient soit au ministre, soit aux intendants des mandements pour faire recevoir les jeunes filles dans les couvents, c’étaient des ordres en blanc seing que l’on remplissait pour les couvents, tout comme il y avait des lettres de cachet, signées d’avance du roi, pour la Bastille et autres prisons du roi. Les évêques en faisaient si grand usage, que le secrétaire d’État en 1686, est obligé de réclamer à l’archevêque de Paris une douzaine de ces mandements, n’en ayant plus en main que deux ou trois.

En 1750, l’archevêque d’Aix demande à Saint-Florentin des lettres de cachet en blanc, et des troupes pour procéder à l’enlèvement de jeunes protestantes, mais Saint-Florentin répond que les lettres en blanc sont sujettes à trop d’inconvénients et que l’emploi des soldats, dangereux pour l’honneur des jeunes filles, a eu un succès très équivoque.

Le plus souvent, grâce aux listes dressées par leurs curés, les évêques pouvaient désigner nominativement à l’autorité civile les enfants qu’ils voulaient enlever à leurs familles, et c’est ce que faisait Bossuet dans son diocèse de Meaux.

« Ayant reçu de M. l’évêque de Meaux, écrit le secrétaire d’État, à Phelipeaux, – en 1699, un mémoire par lequel il serait nécessaire de mettre dans la maison des nouvelles catholiques de Paris les demoiselles de Chalandes et de Neuville, j’en ai rendu compte au roi qui m’a ordonné de vous écrire d’envoyer une des demoiselles de Chalandos… et les deux cadettes des demoiselles de Neuville qui demeurent à Caussy, dans la paroisse d’Ussy. Il y a dans même paroisse d’Ussy deux demoiselles, nommées de Nolliers, que M. de Meaux croit nécessaire de renfermer. Mais comme elles ne sont pas présentement sur les lieux, il ne faudra les envoyer aux nouvelles catholiques que de concert avec M. de Meaux, et dans le temps qu’il vous dira. »

Les évêques recherchaient surtout les enfants dont les familles étaient assez riches pour payer de grosses pensions.

L’évêque de Montauban, pour faire enlever une jeune fille de cette ville et la faire mettre au couvent, invoque cette raison déterminante, qu’elle aura un jour cent mille écus. Fléchier, pour faire enlever le jeune d’Aubaine âgé de huit ans qui aura de grands biens, se contente de dire que les parents qui l’élèvent ne sont peut-être pas sincèrement catholiques, que l’enlèvement qu’il sollicite est nécessaire pour faire perdre à cet enfant les mauvaises impressions qu’on a peut-être commencé à lui donner.

Dans l’entraînement de leur zèle convertisseur, les évêques ne songeaient pas toujours à s’assurer si les enfants qu’ils voulaient enlever appartenaient à des familles riches ou pauvres ; c’est ainsi qu’à l’évêque de Sisteron, voulant faire enlever les quatre enfants d’un sieur Ganaud, pour placer les trois fils au séminaire, et la fille au couvent, le ministre répond : « Êtes-vous disposé à payer les pensions ? Si vous ne le pouvez pas, ils resteront en liberté. » À l’intendant de la Rochelle, Saint-Florentin ordonne de mettre en liberté la jeune Claude, enlevée par ordre de l’évêque « dont vous me prouvez, dit-il, que la mère n’est pas en état de payer la pension. »

À l’intendant Saint-Priest, il est obligé d’écrire : « Ne vous en rapportez pas, dans l’avenir, avec tant de facilité aux témoignages des missionnaires et des curés, ou faites d’abord vérifier les facultés de leurs parents. » Le gouvernement ne se souciait pas, en effet, de voir tomber à sa charge la pension des enfants enlevés à leurs parents pour être instruits ; la pauvreté mettait les parents à l’abri des enlèvements ; ainsi aux nouvelles catholiques de Paris, il n’y avait que la dixième partie des pensionnaires qui fussent non payantes ; pour les jeunes filles appartenant à des familles riches, le plus futile prétexte était accepté, comme un motif suffisant d’enlèvement ; telle est prise comme soupçonnée de vouloir épouser un Danois et d’être ainsi en danger de se pervertir en pays étranger, telle autre parce que, ayant de la fortune, elle est sur le point d’épouser un nouveau converti, mauvais catholique. À l’appui de ces demandes d’enlèvement on ne craint pas d’invoquer les intérêts de l’État et de la religion.

Quand les parents rentraient en possession de leurs enfants, suffisamment instruits, à chaque instant ils étaient exposés à se les voir de nouveau enlever pour suspicion religieuse. On rend à du Mesnil ses quatre filles élevées au couvent ; il produit, pour éviter qu’on ne les lui enlève de nouveau, un certificat du curé de la paroisse constatant qu’elles ont fait leur devoir (sauf le temps de Pâques où elles s’étaient rendues à Caen). Saint-Florentin déclare ce certificat insuffisant et écrit au père que si, à l’avenir, il ne produit pas de certificat plus explicite, on s’assurera d’autre manière de la religion de ses filles.

Mlle de Bernières est plusieurs fois reprise à sa mère, celle-ci ne peut se la faire rendre qu’à la condition de l’envoyer exactement au service divin et de la remettre aux nouvelles catholiques pendant quinze jours, à chacune des quatre grandes fêtes de l’année.

Fraissinet, marchand à Anduze, retire de pension l’aîné de ses huit enfants, âgé de quinze ans, pour lui faire apprendre son commerce. Il est obligé de le réintégrer à sa pension sur la dénonciation de l’évêque de Montpellier prétendant qu’il veut faire passer son fils à l’étranger. Ce n’est que, après avoir obtenu des évêques d’Alais et de Montpellier un certificat qu’on peut désormais sans danger lui accorder cette grâce de reprendre son fils chez lui, qu’on lui rend son enfant (à la charge de se conduire par rapport à la religion, de manière à ce qu’il n’intervienne aucune plainte à Sa Majesté).

Le sieur Bienfait expose vainement qu’il a sept enfants, que les pensions qu’on le force à payer pour ses trois filles le ruinent, et que, en laissant passer le moment de leur apprendre un métier, on leur prépare une misère certaine. Il n’obtient pas satisfaction. L’évêque de la Rochelle va plus loin, il demande un ordre d’emprisonnement contre un marin qui a fait partir comme mousse son fils, alors que Monseigneur voulait continuer à faire instruire cet enfant. Le ministre s’y refuse, déclarant que c’est vouloir ruiner le commerce que de demander l’arrestation des chefs de famille pour de tels motifs. Sans cesse le gouvernement était occupé à modérer l’ardeur d’enlèvements du clergé. Saint-Florentin, obligé de consentir à l’enlèvement de douze jeunes filles, demandé par l’évêque de Dax, se borne à conseiller prudemment à cet évêque de ne pas les enlever toutes à la fois. Mais à l’évêque d’Orléans qui veut enlever vingt enfants, dont il se charge de payer la pension, le ministre répond que le cardinal Fleury est fort édifié d’un si beau zèle, mais que, comme l’évêque d’Orléans en a déjà, depuis très peu de temps, fait mettre vingt-deux autres dans les couvents et communautés, il paraîtrait extraordinaire qu’on eût, en moins d’un mois, fait enlever plus de quarante enfants dans un seul diocèse.

Cette prudence administrative était inspirée, non par des sentiments de modération humanitaire, mais par la crainte de mettre en éveil les huguenots, par des actes de violence trop nombreux pour ne point avoir quelque éclat. Cette préoccupation d’éviter le bruit se retrouve dans l’instruction donnée à un intendant au sujet du fabricant Renouard, père de famille accusé d’être en secret attaché à la foi protestante. Il lui est prescrit de prendre à ce sujet les éclaircissements nécessaires, mais on ajoute : « Il faut agir avec circonspection, pour que ce particulier n’entre pas en défiance, et ne fasse pas disparaître ses enfants. » En vain, prenait-on toutes les précautions pour ne pas mettre les huguenots en défiance ; en vain envoyait-on la nuit, à l’improviste, les troupes faire des visites domiciliaires dans les villages, beaucoup d’enfants, portés sur les listes de proscription remises par l’évêque à l’intendant, étaient soustraits au sort qui les menaçait. « Quoique j’aie fait prendre toutes les précautions possibles, écrit l’évêque de Bayeux, et que le secret ait été très bien gardé, on n’a pu arrêter que ces dix enfants, quatre nous ont échappé par des issues souterraines que leurs pères avaient fait faire dans leurs maisons depuis la signification des premiers ordres du roi, qui avait donné l’alarme. »

Dans le Dauphiné, le jeune Roux, âgé de douze ans, qu’on voulait enlever, se cache dans un marais où il y passe trois jours et trois nuits, ayant de l’eau jusqu’au cou ; ses parents ne peuvent que lui porter un peu de nourriture pendant ce temps. Quand la maréchaussée a renoncé à ses battues, ils le tirent de là, cousent à son habit des pièces de monnaie, en guise de boutons, et le mettent sur la route de Genève, où il arrive heureusement.

À Luneray, en Normandie, à l’approche des soldats, deux fillettes âgées, l’une de cinq ans, l’autre de sept, sont confiées à leurs grands-pères, deux vieillards de quatre-vingts ans, qui montent à cheval, et, les prenant sous leurs manteaux, les emmènent fort loin chez des amis. Pendant huit ans, elles restent là ; au bout de ce temps, l’aînée se marie ; et la cadette, revenue à Luneray, reste trois ans cachée dans une chambre chez sa mère sans voir personne.

À Bolbec, une jeune fille poursuivie par les soldats échappe, en se précipitant par la fenêtre d’un grenier. Une autre jeune fille est violemment arrachée par les archers des bras de sa mère et de sa belle-sœur récemment accouchée ; celle-ci s’évanouit et tombe à terre. La mère fait un quart de lieue de chemin se cramponnant à son enfant. À bout de forces, elle finit par céder. La pauvre enfant, ainsi disputée, eut un tel effroi de cette scène que son visage en conserva toujours une pâleur mortelle.

À Die, un chirurgien, désespéré de se voir enlever son enfant se donne un coup de lancette dont il meurt sur l’heure.

C’étaient, dans toutes les maisons soumises à une visite domiciliaire, des scènes déchirantes : les parents ne pouvant se résigner à se voir prendre leurs enfants, et ceux-ci pleurant et se débattant pour échapper aux étreintes des ravisseurs. Quant aux soldats, ils exécutaient impitoyablement leurs ordres, parfois même au hasard et les outrepassaient, voulant avoir leur compte de prises.

En 1740, l’évêque d’Apt envoie des cavaliers de la maréchaussée pour enlever les deux filles aînées des époux Béridal.

Ces filles avaient été mises à l’abri ; les cavaliers, après avoir vainement fouillé partout sans succès, disent : puisque nous ne trouvons pas les autres, nous allons toujours prendre la troisième, une enfant de trois ans. La mère court au lit et prend l’enfant ; dans ses bras, un cavalier saisit cette enfant par les pieds et la tire comme s’il eût voulu l’écarteler ; ne réussissant pas à l’arracher des bras de la mère, il donne à celle-ci un coup de poing si violent sur la tête qu’elle tombe sur le carreau, ce qui lui permet de prendre l’enfant. Quelques mois après, l’évêque ayant réussi à mettre la main sur les deux filles aînées, Béridal se rend à l’évêché pour réclamer ses trois filles. « Prends la plus jeune si tu veux, lui dit l’évêque. – Il n’est plus temps de me la rendre répond le père, à présent qu’elle est morte et qu’on me l’a tuée, – Fais comme tu voudras, je vais me coucher. – Pardonnez-moi monseigneur, car, quoique morte, je la porterai avec les dents plutôt que de vous la laisser. »

Le père remporte chez lui l’enfant qui a été prise sans ordre, et quelques jours après elle meurt des suites des violences qu’elle avait eu à subir.

« Les cavaliers de la maréchaussée, écrit en 1749 la supérieure des nouvelles catholiques de Caen, nous ont amené trois filles. Nous nous sommes aperçues qu’ils se sont un peu mépris… Au lieu de Marie-Anne Boudon, pour laquelle nous avions un ordre du 8 octobre 1748, ils nous ont amené sa sœur… ; nous ne sommes point fâchées de cette méprise si elle ne déplaît pas à la cour. »

Que dirait-on d’un bourreau à qui on livrerait, pour l’exécuter, le frère d’un coupable, s’il déclarait ne pas être fâché de la méprise, et se résignait, pourvu que cela ne déplût pas en haut lieu, à supplicier l’innocent à la place du coupable ?

Les convertisseurs n’y regardaient pas de si près, ils instruisaient, bon gré mal gré, aussi bien l’enfant qui leur était remis en vertu d’une lettre de cachet, que celui qu’on leur livrait par erreur et sans ordre. Il est aisé d’imaginer quel trouble profond jetait chez les huguenots cette cruelle persécution, les frappant dans ce qu’ils avaient de plus cher, et dans quelles continuelles angoisses vivaient les familles.

« Hélas ! que de familles désolées en basse Normandie, écrit en 1751 le pasteur Garnier, que de mères éplorées, que d’angoisses et d’amertume dans tout le voisinage ! Pour un seul enfant arrêté, il est incroyable toute la rumeur qui se fait ; on ne songe de toutes parts qu’à faire fuir les innocentes créatures qu’on chérit avec tendresse ; on les sauve toutes nues ; nonobstant la rigueur des saisons, on erre à l’aventure, on les cache dans les genêts. On revient ensuite reconnaître le dégât de l’ennemi, on court de côté et d’autre, le cœur déchiré de douleur et, au moindre bruit nocturne, c’est à recommencer. » En 1754, on écrit que, depuis quatre ans, un tiers des familles protestantes du Bocage ont émigré à l’île de Jersey, à cause d’enlèvements d’enfants.

En 1763, les habitants de Bolbec adressent au roi une requête dans laquelle nous lisons : « la maréchaussée est venue en vertu de deux lettres de cachet enlever les deux filles de la veuve de Jean de Bray… Cet incident, sire, nous inquiète et nous afflige en nous rappelant les désordres et la confusion que de pareils événements occasionnèrent dans notre canton, il y a trente ans, et dont les suites furent l’émigration d’un nombre considérable de familles protestantes. Votre Majesté a désiré que nous rebâtissions nos maisons incendiées (Bolbec venait d’être à moitié détruit par un terrible incendie), nous y employons le peu que nous avons échappé de nos désastres, mais sire, que nous servira de les faire construire si nous ne sommes point sûrs de les habiter avec nos familles ? »

En 1775, le gouvernement modère un peu le zèle du clergé, mais ne répudie point la doctrine qui permet de porter aux droits du père de famille la plus cruelle atteinte. « Sa Majesté, écrit Malesherbes à l’évêque de Nîmes, est dans la disposition de n’user que rarement, et dans des cas où elle ne pourra s’en dispenser, de son autorité pour retirer les jeunes néophytes des mains de leurs parents et les faire mettre dans des lieux d’instruction. »

Le 10 janvier 1790, à une supérieure des nouvelles catholiques qui déclare avoir encore douze jeunes filles à instruire et demande de nouvelles pensionnaires, le ministre répond : « Je ne crois pas qu’il y ait lieu, dans le moment actuel, de donner des ordres pour soustraire à l’autorité de leurs parents, les jeunes personnes que le désir d’être instruites des vérités de la religion, conduirait dans votre maison. Si cependant, les circonstances étaient urgentes, on pourrait s’adresser aux juges, pour recourir ensuite, suivant le jugement, à l’autorité. »

C’est après 1789, il n’est plus question déjà que de jeunes filles ayant un prétendu désir de se faire instruire malgré leurs parents ; mais pour que l’inviolabilité du droit du père de famille sur la conscience de ses enfants mineurs fût proclamée, il fallait que la monarchie très chrétienne eût été balayée par la révolution.

Ce n’étaient pas, du reste, depuis l’édit de révocation, les enfants seuls qui étaient jetés dans les couvents pour y être instruits ; les opiniâtres, hommes, femmes et enfants que n’avaient pu convaincre les exhortations des soldats, remplissaient les couvents, les prisons et les hôpitaux, véritables maisons de tortures.

L’intendant Foucault, un convertisseur émérite, déclarait que les dragons avaient attiré moins de gens à l’église, que ne l’avaient fait, pour les gentilshommes, la crainte des prisons éloignées, pour les femmes et les filles, l’aversion qu’elles avaient pour les couvents.

Cette aversion des huguenotes pour la vie monotone et vide du couvent ; avec les longues stations sur la dalle froide des chapelles, les prières interminables en langue inconnue, se comprend d’autant mieux, que ces chrétiennes étaient prises par les nonnes ignorantes pour des juives, des païennes ou des idolâtres, et catéchisées en conséquence à leur grand étonnement – quelques-unes des néophytes, non seulement se montraient peu dociles à de telles instructions, mais encore pervertissaient, pour employer le langage du temps, celles qui étaient chargées de les amener à la foi catholique. Madame de Bardonnanche en agit ainsi dans un couvent de Valence ; l’évêque de cette ville, apprenant qu’elle avait gagné l’affection des religieuses, et craignant qu’elle n’infectât tout le troupeau, la fit enfermer dans un couvent de Vif, avec défense aux nonnes de lui parler.

Madame de Rochegude, enfermée dans un couvent de Nîmes, avait si bien gagné l’esprit et le cœur des religieuses que l’abbesse dut écrire : « Ôtez-nous cette dame, ou elle rendra tout le couvent huguenot. Madame de Rochegude fut expulsée du royaume comme opiniâtre. Au moment des dragonnades, de Noailles et Foucault constatent déjà que les huguenotes sont plus difficiles à convertir que leurs maris et souvent on mettait la femme au couvent dans l’espoir de convertir, non seulement elle-même, mais encore le mari par surcroît. « Le roi sait, écrit le secrétaire d’État, que la femme du nommé Trouillon, apothicaire à Paris, est une des plus opiniâtres huguenotes qu’il y ait. Et, comme sa conversion pourrait attirer celle de son mari, Sa Majesté veut que vous la fassiez arrêter et conduire aux nouvelles catholiques. »

Des femmes, des jeunes filles, des enfants même, montrèrent une constance admirable pendant des années entières. Par exemple, les deux demoiselles de Rochegude, ayant pu conserver des relations avec leurs parents, par l’entremise d’une personne dévouée qui n’était pas suspecte à l’abbesse du couvent dans lequel elles étaient retenues, parviennent à s’échapper après quatorze ans de captivité. Elles rejoignent à Genève leurs parents dont la joie de les revoir fut encore plus grande, dit une relation « quand ils s’aperçurent que leurs filles n’avaient ni l’esprit, ni le cœur gâtés. Le plus souvent les supérieures habituées à voir tout plier devant elles, s’exaspéraient en présence de la résistance des huguenotes, elles les injuriaient, les maltraitaient et parfois les ensevelissaient dans leurs sombres inpace, ces sépulcres faits pour les morts vivants. Sur une liste des pensionnaires des nouvelles catholiques de Paris, on voit, en regard de plusieurs noms, cette note : « elles ont été extrêmement maltraitées en province, ce sont des esprits effarouchés qui ont besoin d’être adoucis. »

Les cas de folie, à la suite des mauvais traitements qu’avaient à subir les pensionnaires des couvents, étaient si fréquents, qu’on lit dans le règlement de visite fait par la supérieure de l’Union chrétienne : « S’il arrive qu’il y ait des personnes insensées parmi les pensionnaires, nous défendons très expressément, tant aux sœurs qu’aux pensionnaires, de s’y arrêter et de s’en divertir, ni de se mêler de ce qui les regarde si elles n’en sont chargées, ou si la supérieure ou celle qui en aura soin ne les en prient. »

Dans un couvent de Paris, une dame Falaiseau, enfermée avec ses trois filles, devient folle et meurt. Aux nouvelles catholiques de Paris, mises sous la direction de Fénelon, la dame de La Fresnaie devient folle, il faut la faire enfermer, et Mlle des Forges, prise aussi de folie, se précipite par une fenêtre et se tue. Théodore de Beringhen écrit à ce propos : « Je ne suis pas surpris d’apprendre la frayeur et l’étonnement général qu’a causés dans Paris la fin tragique de Mlle des Forges, qui s’est précipitée du troisième étage par une des fenêtres de la maison. C’était une suite affreuse de l’égarement d’esprit où elle était tombée depuis quelques mois dans la communauté qu’on appelle les nouvelles catholiques. Tout le monde sait que c’était une fille de mérite et de raison, mais l’abstinence forcée et les insomnies qu’elle a souffertes entre les mains de ces impitoyables créatures, lui ont fait perdre en bien peu de temps le jugement et la vie. »

Les femmes et les filles huguenotes livrées à la dure main des religieuses, ne pouvaient recevoir ni une visite ni une lettre, et, dans leur isolement, leur raison se perdait ou leur constance devait céder. « Sa Majesté, écrit le secrétaire d’État à la supérieure des nouvelles catholiques, a été informée que quelques unes de ces femmes refusent d’entendre les instructions qu’on veut leur donner, sur quoi elle m’ordonne de vous dire d’avertir celles qui les refuseront que cette conduite déplaît à Sa Majesté, et qu’elle ne pourra s’empêcher de prendre à leur égard des résolutions qui ne leur seront pas agréables. »

L’ordonnance du 8 avril 1686 prescrit, de par le roi, à la supérieure d’avertir ses pensionnaires qu’il faut « qu’elles écoutent avec soumission et patience les instructions qui leur seront données, en sorte que dans le temps de quinzaine, du jour qu’elles seront reçues dans la maison, elles puissent faire leur réunion ; et, au cas qu’elles ne le fassent pas dans ledit temps, enjoint à ladite supérieure d’en donner avis pour y être pourvu par Sa Majesté ainsi qu’elle verra bon être. »

Les mesures peu agréables qu’on trouvait bon de prendre contre les opiniâtres, c’était l’envoi dans des couvents plus durement menés, dans les prisons, ou enfin à l’hôpital général.

Les demoiselles Besse et Pellet restent longtemps aux nouvelles catholiques de Paris sans céder, on les envoie dans un couvent d’Ancenis, et l’évêque de cette ville reçoit de Pontchartrain cette instruction : « On leur donne trois mois pour se rendre raisonnables, à la suite desquels on les mettra à l’hôpital général pour le reste de leurs jours. »

Avec le désordre des temps, dit Michelet, que devenait une femme à l’hôpital, dans cette profonde mer des maladies, des vices, des libertés, du crime, la Gomorrhe des mourants ?

On faisait tout pour ne pas être jeté dans ces maisons de mort qu’on appelait alors des hôpitaux ; ainsi, en temps de famine il fallait que les troupes fissent des battues pour ramasser les vagabonds et les mendiants, préférant la mort à l’hôpital.

Là, couchaient côte à côte, dans le même lit, cinq ou six malheureux, parfois plus, les sains avec les malades, les vivants avec les morts qu’on n’avait pas toujours le temps d’enlever ; dans ces foyers d’infection toute maladie contagieuse, se propageant librement, s’éternisait ; – à Rouen, en 1651, plus de 17 000 personnes furent enlevées par la peste dans les hôpitaux. L’hôpital de la Santé, dit Feillet, n’était plus qu’un sépulcre, les pauvres qui étaient frappés du mal dans leur logis, aimaient mieux y périr sûrement que d’être portés dans un lieu où ils se trouvaient huit ou dix dans un même lit, quelquefois un seul vivant au milieu de sept ou huit morts.

Nulle précaution pour empêcher les maladies contagieuses de se propager dans l’hôpital et au dehors. En 1652, les administrateurs des hôpitaux de Paris, vu l’affluence des malades (il en était arrivé 200 en un seul jour à l’Hôtel-Dieu où il y en avait déjà 2 400), décident que l’hôpital Saint-Louis, spécialement destiné aux pestiférés, sera ouvert aux blessés ; tant pis pour les blessés, on se bornera à interdire autant que possible la communication avec le dehors. Voici comment on se préoccupait peu de préserver la population du dehors des maladies régnant dans les hôpitaux. « On vendait aux pauvres, dit Feillet, les habits de ceux qui étaient morts à l’hôpital, sans les assainir, après les avoir tirés du dépôt infect où ils avaient été entassés pêle-mêle, et dont le seul nom la pouillerie inspire l’horreur… on en vendait annuellement pour cinq cents livres ; qu’on se figure combien de misérables haillons, couverts de vermine, et recelant dans leurs plis les germes funestes des maladies, représente cette somme. »

Les hôpitaux n’étaient pas seulement des foyers d’infection, ils ne différaient en rien des maisons de correction. Le malade, le pauvre, le prisonnier qu’on y jetait, était considéré comme un pécheur frappé de Dieu, qui, d’abord, devait expier. Il subissait de cruels traitements.

On y entassa les huguenots après les dragonnades, et ils eurent à y souffrir cruellement. La veuve de Rieux, envoyée à l’hôpital général, en février 1698, résista à tout, et en septembre 1699, d’Argenson écrit : « On n’a pu lui inspirer des sentiments plus modérés, ni même lui faire désirer la maison des nouvelles catholiques, tant elle appréhende d’être instruite et de ne pas mourir dans son erreur… Elle est d’un âge très avancé et cette circonstance doit d’autant plus, exciter le zèle des ecclésiastiques qui la soignent. »

L’hôpital qui devint pour les huguenots la maison de torture la plus tristement célèbre et redoutée, fut celui de Valence, hôpital-prison, dirigé par le sieur Guichard, seigneur d’Herapine, la Rapine comme l’appelaient les huguenots, un des bourreaux les plus cruellement inventifs qui se soient jamais rencontrés.

D’Hérapine fit si cruellement jeûner Joachin d’Annonay que ce malheureux, dans les transports de la faim, se mangea la main et mourut deux jours après de douleur et de misère ; une autre de ses victimes, un jeune homme de vingt-et-un ans mourut aussi de faim dans son cachot. Il enferma Ménuret, avocat à Montélimar, dans une basse-fosse humide où le jour ne pénétrait que par une étroite lucarne et le maltraita cruellement ; un jour enfin il lui fit donner tant et de si forts coups de nerf de bœuf par ses estafiers que, quelques heures après, on le trouva mort dans son cachot. La demoiselle du Cros, et quelques-unes de ses compagnes qui avaient voulu, comme elle, fuir à l’étranger, sont livrées à d’Hérapine et aux six furies exécutrices de ses ordres impitoyables.

« Dès leur arrivée on les dépouilla de leurs chemises qu’on remplaça par de rudes cilices de crin qui leur déchirèrent la peau et engendrèrent des ulcères par tout leur corps ; puis il les obligea de mettre des chemises qu’il envoya quérir à l’hôpital, lesquelles avaient été plusieurs semaines sur des corps couverts de gale, d’ulcères et de charbon ; pleines de pus et de poux.

« N’ayant pour nourriture que du pain et de l’eau, surchargées de travail, ces prisonnières étaient encore accablées des plus mauvais traitements. Un des supplices favoris de d’Hérapine, après les coups de nerf de bœuf qu’il leur faisait appliquer, sur la chair, en sa présence, consistait à les plonger dans un bourbier d’où on ne les tirait que quand elles avaient perdu connaissance. La mort délivra la jeune du Cros de son martyr. Quant à ses amies, couvertes de plaies de la tête aux pieds, et n’ayant plus figure humaine, elles finirent par abjurer, et furent transportées dans un couvent. »

Nous avons les relations laissées par deux des victimes de d’Hérapine, Jeanne Raymond, née Terrasson, et Blanche de Gamond ; voici quelques extraits de ces relations navrantes :

« La Rapine ne cessait de nous visiter, dit Jeanne Raymond, toujours accompagné de trois ou quatre estafiers et de cinq ou six mal vivantes dont il se servait pour l’aider à nous battre et à nous torturer ; les satellites avaient toujours leurs mains pleines de paquets de verges dont ils donnaient les étrivières sur le corps nu à tous ceux que leur barbare maître livrait à leur fureur. Ils ne cessaient de frapper que lorsque le sang ruisselait de tous côtés.

« L’on commença par une de mes chères compagnes (pour avoir chanté un psaume) qu’on fit mettre à genoux dans une petite allée qui régnait le long de nos cachots, et là, elle fut frappée jusqu’à ce qu’elle tombât presque morte sur les carreaux. En la remettant dans le cachot, on m’en fit sortir pour exercer sur mon dos le même traitement, ce qui étant fait, on en fit de même aux autres deux qui restaient encore. Je fus accusée ensuite d’avoir dit quelque parole d’encouragement à l’une de celles qui étaient dans les autres cachots, ce qui fit que la Rapine, ranimant sa fureur, me fit sortir de nouveau du cachot et recommença à me frapper derechef avec un bâton, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il ordonna à deux de ses satellites de continuer à me battre, chacune avec un bâton, ce qu’elles continuèrent à faire jusques aussi qu’elles en furent lasses et qu’elles eurent mis mon corps aussi noir qu’un charbon.

« Quelque temps après, étant accusée d’avoir parlé à quelqu’une de mes compagnes, la sœur Marie qui faisait l’office de bourreau, vint contre moi, me prit par derrière, me frappa de tant de coups de bâton, surtout à la tête, me donna tant de soufflets et de coups de poing au visage, qu’il enfla prodigieusement et dans ce pitoyable état, il n’est point de menaces qu’elle ne me fit… Comme tous ses mauvais traitements n’opéraient pas, la Rapine me dit que j’irais de nouveau dans le cachot et que j’y crèverais dans moins de six semaines… On m’obligea d’en nettoyer deux autres qui étaient attenant à celui-ci. Je m’aperçus, en les nettoyant, que les clous de l’une des portes étaient fort gros, posés les uns tout près des autres et que leurs pointes n’étaient pas redoublées. J’en demandai la raison et l’on me dit que la Rapine s’en servait pour tourmenter qui bon lui semblait en les mettant entre les murailles et la porte, et les serrant contre ces clous. Je faillis être dévorée par la vermine dans ce cachot. Non seulement on plaçait à côté des cachots des chiens qui, par leurs aboiements importuns, achevaient d’y ôter tout repos, mais on logeait parfois ces chiens dans les cachots mêmes avec les prisonniers, ce qui causait à ces malheureux des terreurs mortelles, car ces chiens, surtout deux d’entre eux, du poil et de la grosseur d’un vieux loup, étaient si furieux que peu d’étrangers échappaient à leurs dents. »

Blanche de Gamond arrive à l’hôpital de Valence, elle refuse d’aller à la chapelle où se disait la messe ; la sœur Marie lui donne des soufflets et des coups de pied et lui rompt un bâton sur le dos, puis elle la décoiffe pour la prendre aux cheveux. Mais Blanche venait d’être rasée, par ordre du parlement ; on la prend par les bras et malgré ses cris on la traîne à la chapelle.

« Ce soir-là, ajoute-t-elle, on me donna un lit qui était assez bon, mais je ne pouvais pas me déshabiller, ni tourner les bras, ni lever la tête, tant on m’avait meurtrie de coups. C’était le premier jour que j’entrai à l’hôpital. Le lendemain on nous fit lever à quatre heures et demie du matin. Quoique je ne pouvais pas lever la tête, parce que mon cou était tout meurtri, il me fallut cependant travailler ; à six heures deux filles me prirent et me menèrent dans la chapelle malgré moi…

« On me mit dans une chambre où il y avait des poux, des puces, et des punaises, en quantité prodigieuse, tellement qu’il me semblait tous les matins qu’on m’avait donné les étrivières, tant que ma chair me cuisait. Il ne nous était pas permis de blanchir ni de faire blanchir nos chemises, les poux nous couraient dessus, il nous était défendu de nous les ôter… je n’avais point de draps, tant seulement une couverte et de la paille… le pain qu’on nous donnait était fort noir et du plus amer, car, pendant trois ou quatre jours, il me fut impossible d’en mettre un morceau à ma bouche, quelque effort que je fisse en moi-même.

« On me faisait charrier de l’eau avec Mlle de Luze. Une fille nommée Muguette, nous suivait après, avec une verge à la main, qui nous en frappait les doigts. Et la cornue que nous portions était si pleine et pesante, que deux hommes auraient eu peine de la porter et, comme nous étions faibles, ce fut cause que celle qui était avec moi, le bâton lui glissa de la main, et nous versâmes deux ou trois verres d’eau sur le pavé. On s’en alla quérir la Rapine. Il s’en alla à la cuisine et dit aux cuisinières : « Donnez les étrivières à cette huguenote, mais ne l’épargnez pas ; que si vous l’épargnez vous serez mises à sa place.

« À l’instant on me fit lever et on me fit entrer à la cuisine. Sitôt que j’y fus dedans, on ferma bien toutes les portes et je vis six filles, que chacune d’elles avait un paquet de verges d’osier de la grosseur que la main pouvait empoigner et de la longueur d’une aune, on me dit : « Déshabillez-vous » ; ce que je fis, on me dit : « Vous laissez votre chemise, il la faut ôter ». Elles n’eurent pas la patience qu’elles-mêmes l’ôtèrent et j’étais nue depuis la ceinture en haut. On apporta une corde de laquelle on m’attacha à une poutre qui tenait le pain dans la cuisine, en m’attachant on tirait la corde de toutes leurs forces, puis on me disait : « Vous fais-je mal ? » Et alors elles déchargèrent leur furie dessus moi et, en me frappant l’on me disait : « Prie ton Dieu ! »

« On avait beau s’écrier : « Redoublons nos coups, elle ne les sent pas puisqu’elle ne dit mot ni ne pleure point. » Et comment aurais-je pleuré, puisque j’étais peinée au dedans de moi ? Mais sur la fin, mes pieds ne purent pas me soutenir parce que mes forces étaient faillies, aussi j’étais pendue par les bras et voyant que j’étais comme couchée par terre, alors on me détacha pour me frapper mieux à leur aise. On me fit mettre à genoux au milieu de la cuisine, là elles achevèrent de gâter les verges sur mon dos, tant que le sang me coulait des épaules… et comme elles me mettaient mon corps (mon corsage) je les priai de ne me le mettre pas, mais tout seulement mon manteau ; elles ne firent que pis, me serrèrent tant plus et, comme j’étais enflée et noire comme du charbon, ce me fut un double supplice et double martyre… C’était à deux heures après midi et, quoique je ne pouvais pas me remuer, il me fallait pourtant travailler. Et tantôt on venait en disant : « Quatre huguenotes pour travailler et charrier de l’eau. » Dans un moment après on revenait en criant : « Encore deux ou trois huguenotes pour charrier de la farine » ; et tous les jours on augmentait nos peines et nos supplices.

« Aussi, je regardais ce lieu là comme l’image de l’enfer ; je désirais ardemment d’en sortir par la mort… On nous faisait balayer la cour des filles, mais on ne nous donnait point de balais à toutes, il fallait que nos doigts fissent les balais et nous ramassions la boue avec nos mains… Depuis les étrivières, j’étais devenue comme ladre, j’avais par tout mon corps des ampoules qui étaient de la grosseur d’un pois. Ce n’était pas la gale, mais du sang meurtri… Je balayai la salle ; le redoublement de fièvre me prit, ma chemise était toute mouillée de sueur de travail, et comme j’étais extrêmement mal, je m’en allai me jeter sur le lit…

« Je ne fus pas plutôt sur le lit que la Roulotte et la Grimaude, transportées de furie, vinrent contre moi en me disant : « Allons, à la messe ! … » Elles me jetèrent du lit à terre, et, comme je ne voulais pas marcher, j’étais couchée sur le pavé, elles me frappèrent à coups de pied, ensuite du bâton qu’elles avaient à la main… Quand elles eurent rompu le bâton sur moi… on me traîna jusqu’aux degrés… »

À la suite des mauvais traitements répétés qu’elle avait subis, Blanche de Gamond tombe malade et est envoyée à l’infirmerie.

« Je demeurai là, dit-elle, l’espace de deux mois, je fus détenue d’une fièvre continue et redoublement d’accès. Quand je demandais de l’eau pour me rafraîchir la bouche, pour la plupart du temps, on me la refusait, en me disant : « Faites-vous catholique et on vous en donnera… » On ne me donnait point de bouillon, sinon d’eau bouillie avec des choux verts, qu’il y avait des poux et des chenilles parce qu’on ne les lavait, ni triait, comme j’en ai très souvent trouvé dans ma soupe. Mais, pour du sel et du beurre on y en mettait fort peu, tellement que, quand on me présentait ce bouillon, le dédain et le vomissement me prenaient. »

C’était, paraît-il, l’habitude des hôpitaux de laisser à peu près mourir de faim les malades, car Lambert de Beauregard, porté à l’hôpital général après avoir été torturé par les soldats, dit : « J’y fus bien couché et mal nourri : car il est constant qu’en huit jours que j’y demeurai, je n’y mangeai pas une livre pesant, pour tous les aliments que je pris là dedans, parce que l’on ne m’y présentait que de gros pain que l’on mettait bouillir avec de l’eau, sans sel ni autre chose pour le mortifier… Je buvais surtout de l’eau froide que je trouvais fort bonne, et c’est de cela que je me nourris presque tout le temps que je demeurai à l’hôpital… Il arriva qu’après que j’eus séjourné cinq à six jours à cet hôpital, sans prendre d’autre nourriture que de l’eau froide, je me trouvai si vide d’estomac et de cerveau que, durant la nuit, j’avais des visions et étais dans les rêveries qui me faisaient dire beaucoup d’extravagances. »

À Marseille, l’hôpital des galères était ainsi un lieu de tourments où les malheureux allaient achever de mourir ayant à souffrir de la faim et du froid.

Pour en revenir à Blanche de Gamond, on vient lui dire, à sa sortie de l’infirmerie, que sous trois jours elle devra partir pour l’Amérique. « Et, quand vous serez sur la mer, ajoutait-on, on vous fera passer sur une planche fort étroite, et ensuite on vous jettera dans la mer, afin de faire perdre la race des huguenots et de se défaire de vous. »

Élie Benoît constate que cette menace de transportation dans le nouveau monde parvint à vaincre la constance « de plusieurs de ceux qui avaient résisté aux prisons, aux galères, aux cachots, à la faim, à la soif, à la vermine et à la pourriture. »

Jurieu dit, qu’après le naufrage d’un des navires transportant des huguenots aux colonies, on ne mit plus en doute qu’on ne vous embarquât pour opérer des noyades en grand. À ceux qu’on allait embarquer, raconte Élie Benoît, on parlait de l’Amérique comme d’un pays où ils seraient « réduits en esclavage et traités comme les habitants des colonies traitent leurs nègres et leurs bêtes ».

Une lettre écrite de Cadix par un Cévenol au mois d’avril 1687, montre combien était répandue cette idée que les huguenots transportés devaient être réduits en esclavage aux colonies : « On les envoie aux îles d’Amérique pour y être vendus au plus offrant. Ces choses font horreur à la nature que ceux qui se disent chrétiens, vendent des chrétiens à deniers comptants…

« Nous apprîmes que ce vaisseau venait de Marseille et qu’il allait en Amérique porter des esclaves… Nous avons vu paraître quelques demoiselles, à qui la mort était peinte sur le visage, lesquelles venaient en haut pour prendre l’air. Nous leur avons demandé par quelle aventure elles s’en allaient en Amérique. Elles ont répondu avec une constance héroïque. « Parce que nous ne voulons point adorer la bête, ni nous prosterner devant des images ; voilà, disent-elles, notre crime ». Je ne fus pas plutôt au bas de l’échelle que je vis quatre-vingts jeunes filles ou femmes, couchées sur des matelas, accablées de maux, et d’un autre côté l’on voyait cent pauvres malheureux accablés de vieillesse et que les tourments des tyrans ont réduits aux abois (des forçats invalides). Elles m’ont dit que, lorsqu’elles partirent de Marseille, elles étaient 250 personnes, hommes, femmes, filles et garçons et que, en quinze jours, il en est mort 18. »

Ce Cévenol trouve parmi les transportées, deux de ses cousines, deux jeunes filles, l’une de quinze, l’autre de seize ans, l’une déjà bien malade, vouées toutes deux à une mort prochaine car le vaisseau qui les portait fit naufrage et l’on ne sauva point la moitié des passagers. Est-ce à ce naufrage, ou un des cinq ou six autres sinistres du même genre, que se rapporte cette relation du huguenot Étienne Serres, un des rares survivants d’un navire qui, chargé, de prisonniers et de forçats invalides, fit naufrage près de la Martinique ?

« Les femmes, dit-il, étaient fermées à clef dans leur chambre et, dans le désordre où tout le monde était, on ne se souvint de leur ouvrir que lorsqu’il ne fut presque plus temps. Quelqu’un ayant enfin pensé à elles, et s’étant avisé d’ouvrir la porte de leur chambre, ne pouvant trouver la clef, la rompit à coups de hache. Quelques-unes en sortirent au milieu des eaux où elles nageaient déjà ; et on trouva toutes les autres noyées. Les forçats étaient enchaînés les uns avec les autres, et sept à sept, de sorte que, ne pouvant rompre les chaînes dont ils étaient liés, ils jetaient des cris épouvantables pour émouvoir les entrailles et pour faire venir à leur secours. Ces cris ayant attiré près d’eux leur comité, il eut pitié d’eux et fit tous ses efforts pour rompre leurs chaînes. Mais le temps était court, et, tous voulant être déliés à la fois, après avoir ôté les fers à quelques-uns, il fut contraint d’abandonner les autres. »

Les matelots mettent les chaloupes à la mer, quelques-uns seulement des transportés peuvent les suivre dans les embarcations, si bien que quinze des prisonniers périrent et que presque toutes les prisonnières furent noyées.

Ce n’était pas seulement le naufrage qu’avaient à craindre les transportés, c’étaient encore les maladies résultant de l’entassement sur les navires et du manque de soins. Ainsi sur un navire parti de Nantes en 1687 avec cent soixante transportés, quarante périrent dans la traversée, et sur deux autres partis de Marseille l’année suivante avec cent quatre-vingt passagers, quarante périrent en route.

Cette croyance qu’on embarquait les huguenots pour les noyer était si bien établie, que Convenant, pasteur d’Orange, à l’occasion de l’émigration protestante de cette principauté, dit encore en 1703 : « On répétait qu’on ne leur faisait prendre cette route que pour les embarquer à Nice sur des vaisseaux qu’on y avait préparés, et pour leur faire le même traitement qu’on avait fait, il n’y avait que quelques jours, à tous les habitants d’un village des Cévennes, qu’on avait mis sur un vaisseau, sous ombre de les transporter dans les îles d’Amérique, et qu’on avait fait couler à fond au milieu de la mer. »

On avait eu l’idée, tout d’abord, de faire de la transportation sur une grande échelle ; le marquis de la Trousse avait cru trouver dans la transportation un moyen de changer quelques peuples des Cévennes, et en 1687, il annonçait être prêt à faire trois voitures, d’une centaine de personnes chacune, pour Marseille, mais il dut se contenter de faire partir pour les îles d’Amérique ou le Canada, ceux qui paraissaient avoir le plus de crédit dans chaque village. On renonça bientôt absolument à la transportation des huguenots, « Sa Majesté, écrivait Louvois en 1689, ayant connu par expérience que ces gens-là embarrassaient extrêmement les gouverneurs des îles et que, quelque précaution que l’on prit, ils s’évadaient et revenaient en France. »

Cette décision se comprend d’autant mieux que Louvois avait obtenu du roi que la liberté de sortir du royaume fût momentanément rendue aux huguenots et aux nouveaux convertis. Il avait invoqué cet argument « que le naturel des Français les poussait à vouloir principalement les choses difficiles et défendues, mais qu’ils se refroidissaient aussitôt qu’on leur donnait la permission de se satisfaire ». Conformément à son avis, les passages furent un instant ouverts aux émigrants, mais quand on vit qu’une foule de gens profitaient de l’occasion pour sortir du royaume, on s’empressa de les refermer et de remettre en vigueur les édits interdisant l’émigration sous peine des galères.

En même temps, pour désemplir les prisons trop peuplées, on avait expulsé du royaume quelques centaines de huguenots opiniâtres, qu’on avait fait conduire aux frontières de terre ou de mer, en confisquant leurs biens, comme s’ils fussent sortis volontairement du royaume. On expulsa de même quelques notables qui n’avaient pas été emprisonnés, mais donnaient le mauvais exemple de leur attachement à la foi protestante.

Ainsi, de Thoraval, gentilhomme du Poitou qui, enfermé à la Bastille, avait abjuré entre les mains de Bossuet, était dénoncé, six ans plus tard, comme étant le conseil des nouveaux convertis, si bien qu’il ne paraissait pas qu’il eût fait abjuration. Quelques jours plus tard, après que le secrétaire d’État eut consulté Bossuet sur la question, le maréchal d’Estrées recevait l’ordre suivant, qu’il s’empressait d’exécuter contre cet opiniâtre dont la présence était réputée dangereuse : « Sa Majesté veut que vous fassiez sortir du royaume le sieur de Thoraval, en l’envoyant au plus prochain endroit pour s’embarquer, et sa femme aussi, supposé qu’elle n’ait point fait l’abjuration. Je crois inutile de vous dire qu’il ne doit emmener avec lui aucun de ses enfants, ni disposer de ses effets. »

Fénelon, non seulement conseillait d’envoyer les nouveaux convertis dangereux de la Saintonge dans les provinces où il n’y avait point de huguenots, de les y envoyer en qualité d’otages, pour empêcher la désertion de leurs familles, mais encore il ajoutait : « Peut-être ne serait-il point mauvais d’en envoyer quelques-uns dans le Canada, c’est un pays avec lequel ils font eux-mêmes le commerce. » La plaisante raison pour les transporter en Amérique !

Le secrétaire d’État Seignelai envoie à un intendant cette lettre du roi : « J’ai vu la liste que vous m’avez envoyée de ceux de la religion prétendue réformée qui sont dans l’étendue de votre département, et qui ont, jusqu’à présent, refusé de faire leur réunion à l’Église catholique, et ne pouvant souffrir que des gens si opiniâtres dans leur mauvaise religion demeurent dans mon royaume, je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous les fassiez conduire au plus prochain lieu de la frontière sans qu’ils puissent, sous quelque prétexte que ce soit, emporter aucuns meubles ou effets de quelque nature qu’ils soient. »

Ces mesures d’expulsion ne portaient que sur quelques têtes choisies ; il eût fallu, chose impossible, conduire à la frontière des populations entières pour débarrasser le royaume de tous les opiniâtres.

En 1729 encore, le président du parlement de Grenoble rend cette ordonnance : « Nous avons ordonné que, dans trois mois, le sieur Jacques Gardy fera abjuration de la religion prétendue réformée, à compter du jour de la signification qui lui sera faite du présent, à faute de quoi, ledit délai passé, il est ordonné au sieur prévôt de la maréchaussée de cette province de le faire prendre par des archers et conduire hors du royaume sur la frontière la plus proche, lesquels archers lui feront défense d’y rentrer sous la peine des galères. »

Quant à ceux qu’on tenait sous les verrous, on ne se résignait à leur ouvrir les portes des prisons pour les conduire à la frontière que lorsque l’on avait épuisé tous les moyens pour provoquer leur abjuration.

La veuve Camin était prisonnière au château de Saumur depuis de longues années sans qu’on eût pu la faire abjurer. Pontchartrain écrit au gouverneur : « Le roi est résolu de la faire sortir du royaume, après qu’on aura essayé de la convertir. Pour cet effet il faut tenir cette décision secrète et mettre tous les moyens possibles en usage pour l’obliger à s’instruire, en lui faisant entendre que c’est le seul expédient à mettre fin à ses peines ; et si, dans trois mois, elle persiste dans son opiniâtreté, on l’enverra hors du royaume. »

Comme on savait que les prisonniers préféraient tout, même les galères, à la transportation en Amérique, on faisait peur jusqu’au bout de l’Amérique, dit Élie Benoît, aux expulsés, que l’on conduisait aux frontières du royaume, et cet artifice réussit contre quelques-uns qui perdirent courage à la veille de leur délivrance… Le marquis de la Musse était déjà sur un vaisseau étranger, avant qu’il eût appris qu’on voulait le relâcher ; il n’en sut rien qu’après que celui qui était chargé de le conduire se fut retiré et que les voiles furent levées. – « On nous mena dans notre charrette, dit Anne Chauffepié, à un village nommé Etran, où nos gardes et nous, nous montâmes sur le vaisseau qui nous attendait pour mettre à la voile, et ce fut là seulement que nos gardes nous dirent qu’on nous emmenait en Angleterre ou en Hollande, car, jusqu’à ce moment, ils nous avaient toujours fort assuré qu’on nous mènerait en Amérique. »

Pour en revenir à Blanche de Gamond, la victime de d’Hérapine, ou la Rapine, comme l’appelaient les huguenots, quand on lui eut fait cette menace de la transporter en Amérique, elle résolut de s’évader de l’hôpital de Valence avec trois de ses compagnes ; mais, en franchissant une haute muraille, elle tomba et se rompit la cuisse, si bien qu’elle fut reprise par ses bourreaux et ramenée à l’infirmerie où se trouvait son amie Jeanne Raymond, blessée comme elle.

« L’un me prit par la tête, dit-elle, et les autres par le milieu de mon corps, ainsi on commença à monter les degrés. Je souffrais comme si j’eusse été sur une roue ; tous les degrés qu’on montait ébranlaient si fort mon corps et mes os qu’ils craquetaient tous. – Un moment après on vint pour me déshabiller, ce fut des maux les plus cuisants du monde. Ils étaient trois ou quatre filles, les unes me tenaient entre leurs bras, les autres me délaçaient, les autres m’ôtaient mes bas ; c’est alors que je fis des cris, car les os de mon pied gauche étaient démis. Puis on me mit dans une peau de mouton, là où je demeurai jusqu’au troisième jour sans qu’on me changeât de place, ni nous faire accommoder nos desloqûres, nous priâmes tant qu’enfin on nous fit venir un homme, nommé maître Louis Blu qui nous remit nos os. Il accommoda premièrement Mlle Terasson, et puis moi, ce furent des cris et des larmes que ma cuisse me causait, car elle était démise et moulue, cela dura assez longtemps, devant qu’il eût accommodé, en six ou sept parts de ma personne, les os qui étaient démis de leur place. On demeura huit jours sans venir voir nos meurtrissures.

« On ne me donna point de bouillon ni autre chose… M. de Brezane ne manquait pas de nous faire de rudes menaces de temps en temps ; en venant nous voir il nous disait : « Quoique vous soyez estropiées, cela n’empêchera pas qu’on ne vous mène en Amérique pour vous faire prendre fin, mais en attendant je vous ferai mettre dans un cachot et vous pourrirez là-dedans.

« Il fallait qu’on fût quatre personnes pour me lever, chacune d’elles prenait le coin du matelas et avec le matelas on me mettait par terre puis deux filles me tenaient entre leurs bras et les autres faisaient mon lit, puis on tâchait de m’y mettre dessus ; mais c’était là la plus grande peine parce qu’on ne pouvait pas m’y mettre sans me toucher. Et comme je pourrissais vive et que ma peau s’ôtait dès qu’on me touchait, c’étaient des cris, des larmes et des soupirs, les plus grands qu’on ait jamais ouïs, la nuit et le jour sans relâche…

« Comme M. le comte de Tessé avec l’évêque de Valence approchaient de mon lit, la plus grande hâte qu’ils eurent, ce fut de se boucher le nez et ensuite de prendre la fuite à cause de la puanteur, et de ce qu’on n’avait pas soin de changer le linge de ma plaie, car elle coulait nuit et jour et perçait le matelas ; et toutes les fois qu’on me levait, il ressemblait à un ruisseau, et quoiqu’on eut parfumé la chambre, cela n’empêchait pas qu’il n’y eut une grande puanteur. »

Grâce aux démarches d’amis puissants, et à un sacrifice pécuniaire que sa mère consentit à s’imposer pour faire disparaître les dernières oppositions, Blanche de Gamond, autorisée à se rendre à Genève, put sortir de l’hôpital de Valence. La malade partit, couchée à plat ventre sur un sac rempli de foin, posé en travers sur la selle d’un cheval, les pieds appuyés sur l’un des étriers. Ce fut un nouveau et cruel martyre ; à chaque pas du cheval, c’étaient de terribles douleurs ; il fallut s’arrêter toutes les deux ou trois lieues, et, à chaque étape, séjourner plusieurs jours pour se reposer, si bien que l’on mit un mois pour faire les quatorze lieues qui séparent Valence de Grenoble.

Celui qui visite les prisons d’aujourd’hui, ne peut avoir aucune idée de ce qu’étaient les prisons du temps de Louis XIV, ces sépulcres des vivants où furent entassés les huguenots après la révocation, et où tant de victimes furent jetées pendant près d’un siècle pour cause de religion.

La plupart des cachots des châteaux forts et des prisons d’État étaient de sombres réduits, dans lesquels l’air et le jour ne pénétraient que par une étroite lucarne, donnant parfois sur un égout infect ; ils étaient si humides que les prisonniers y perdaient bientôt leurs dents et leurs cheveux, les insectes y pullulaient ainsi que les souris et les rats, et les tortures de la faim venaient souvent s’ajouter aux autres souffrances qu’on avait à y supporter. Je laisse la parole aux témoins oculaires et aux victimes pour ne pas être accusé d’exagération dans la description de ces lieux de torture.

Voici d’abord le témoignage Élie Benoît : « Il y a des lieux où les cachots sont si noirs, si puants, si pleins de boue et d’animaux qui s’engendrent dans l’ordure, que la seule idée en fait frémir les plus assurés. Presque partout ces cachots sont des lieux où il passe des égouts et où les immondices de tout le voisinage viennent se rendre. Dans plusieurs on voit passer les ordures des latrines, et, quand les eaux sont un peu hautes, elles y montent jusqu’au cou de ceux qui y sont confinés… À Bourgoin les cachots n’y sont rien autre chose que des puits, pleins d’eau puante et bourbeuse… On y descend les prisonniers par des cordes, et on les y laisse suspendus de peur qu’ils ne fussent étouffés s’ils tombaient jusqu’au fond.

Le cachot de la Flosselière est une véritable voirie, où passent toutes les ordures d’un couvent voisin. On avait la méchanceté d’y porter exprès des charognes pour incommoder les prisonniers de leur puanteur. Tels sont encore ceux d’Aumale en Normandie, tels ceux de Grenoble où le froid et l’humidité sont si terribles que plusieurs, au bout de quelques semaines, ont perdu les cheveux et les dents… Certains cachots sont si étroits qu’on n’y peut être debout. Les malheureux qu’on y jette ne peuvent trouver de repos qu’en s’appuyant contre la muraille en se mettant comme en un peloton pour se délasser en pliant un peu les jambes.

Il y en a qui sont faits à peu près comme la coiffure d’un capucin, un peu larges d’entrée, mais rétrécissant jusqu’au fond, en sorte qu’on n’y peut tenir qu’en mettant les pieds l’un sur l’autre, et que la seule posture où un homme s’y puisse mettre, est de demeurer demi couché, sans être jamais ni debout, ni assis ; sans pouvoir se remuer, qu’en se roulant contre la muraille ; sans pouvoir changer la situation de ses pieds, comme s’ils étaient attachés avec des clous et qu’ils ne pussent tourner que sur un pivot… Avec tout cela ces lieux ne sont ouverts que pour donner aux prisonniers autant d’air qu’il en faut pour n’étouffer pas, et cet air ne leur vient que par des crevasses qui, outre qu’elles apportent un air impur et infect, exposent aussi ces lieux pleins d’horreur à toutes les injures des saisons.

La plupart des cachots n’ont de jour, qu’autant qu’il en faut pour faire apercevoir aux prisonniers les crapauds et les vers qui s’y engendrent et s’y nourrissent… On avait parfois la cruauté de mettre aux prisonniers les fers aux pieds et aux mains… On refusait aux malades tout ce qui pouvait leur faire supporter leur mal avec plus de patience… Le geôlier appliquait impunément à son profit ce qu’il recevait pour le soulagement des prisonniers… On laissait ceux-ci dans les plus horribles cachots autant de temps qu’ils y pouvaient demeurer sans mourir. Après qu’on les en avait retirés, pénétrés d’eau et de boue, on ne leur donnait ni linge ni habits à changer, ni feu pour sécher ce qu’ils avaient sur le corps… On en a retiré parfois dans des états qui auraient fait pitié aux peuples qui s’entremangent ; on les voyait enflés partout, leur peau se déchirait en y touchant, comme du papier mouillé ; ils étaient couverts de crevasses et d’ulcères, maigres, pâles, ressemblant plutôt à des cadavres qu’à des personnes vivantes. »

« Les prisons de Grenoble étaient si remplies, en 1686, écrit Antoine Court, que les malheureux qui y étaient renfermés, étaient entassés les uns sur les autres ; dans une seule basse-fosse, il y avait quatre-vingts femmes ou filles, et dans une autre, soixante-dix hommes. Ces prisons étaient si humides, à cause de l’Isère qui en baignait les murailles, que les habits se pourrissaient sur les corps des prisonniers. Presque tous y contractaient des maladies dangereuses, et il leur sortait sur la peau des espèces de clous qui les faisaient extrêmement souffrir, et ressemblaient si fort aux boutons de la peste que le parlement en fut alarmé et résolut une fois de faire sortir de Grenoble tous les prisonniers. »

Blanche de Gamond qui fut enfermée dans ces prisons avant d’être conduite à l’hôpital de Valence, écrit : « Comme la basse-fosse était un mauvais séjour extrêmement humide, je tirai du venin tellement que je tombai dans une grande maladie, car j’étais détenue d’une fièvre chaude… Il me sortit derechef un venin à la jambe droite, elle était si défigurée à cause du venin que j’avais tiré de ces lieux humides qu’on croyait qu’il faudrait la couper. »

Mesuard dépeint ainsi sa prison de la Rochelle : « Étant dans ce triste lieu au plus fort de l’hiver, qu’il ne cesse de pleuvoir, du côté du soleil levant la mer y montait, et comme ce cachot n’est qu’une voûte, l’eau y entrait en chaque fente de pierre, dégouttant sans cesse. Enfin nous étions entre deux eaux ; il pleuvait partout, jusque sur notre lit qui était exposé sur le peu de paille par terre ; ayant aussi les latrines au même lieu qui empoisonnaient. »

À Aigues-Mortes, le froid, l’humidité et le mauvais air firent mourir seize prisonniers en six mois. À Saint-Maix#id_OLE_LINK4 #id_OLE_LINK3ent, plusieurs malheureux périrent ayant de la boue jusqu’aux genoux. À Nîmes, raconte le huguenot Jean Nissolle, pour augmenter l’horreur du cachot sale et puant où l’on enfermait les prisonniers, on y fit couler l’ordure des lieux.

Partout les prisonniers, dévorés par la vermine, souffrant du froid et du mauvais air, étaient encore exposés à mourir de faim, par suite de la rapacité de leurs geôliers. Les prisons étaient affermées et faisaient partie des domaines de l’État productifs de revenus, en sorte que c’était sur le prix alloué aux geôliers à chaque entrée nouvelle, que devait se prélever le montant de leur bail. Une pareille obligation annulait en fait tous les règlements destinés à protéger un détenu contre des spéculations meurtrières ; aussi, en 1665, un geôlier avait-il été condamné à mort pour avoir laissé mourir de faim un prisonnier.

Les commandants des châteaux forts, de même que les geôliers, économisaient le plus qu’ils pouvaient sur les pensions qui leur étaient attribuées pour leurs prisonniers. M. de Coursy, gouverneur du château de Ham, par exemple, fut sévèrement admonesté par le ministre, pour ne donner à un détenu que six sous par jour pour sa nourriture, alors que le roi avait fixé à trente sous la pension journalière de ce détenu, et le laisser tout nu et manquant de toutes choses.

Farie de Garlin, huguenot détenu à la Bastille, passe onze ans dans une des chambres basses des tours du château appelées calottes et, après avoir usé et pourri le peu de vêtements et la seule chemise qu’il avait sur le corps, en est réduit à se couvrir uniquement de la mauvaise courtepointe qui était sur son lit.

Le gouverneur de la Bastille économisait terriblement, on le voit, sur les dépenses d’habillements de ses prisonniers.

En 1765, des prisonnières huguenotes détenues depuis dix-huit ans dans les prisons de Bordeaux adressent une requête à M. de la Vrillière pour obtenir leur mise en liberté, elles font valoir que deux d’entre elles, âgées de quatre-vingts à quatre-vingt-deux sont imbéciles depuis plus de dix années. La Vrillière, ordonne d’attendre pour les plus jeunes, mais de relâcher les plus âgées. Le geôlier refuse de libérer ses prisonnières, sous prétexte des droits de gîte et de geôle qui lui sont dus par elles ; il faut que constatation soit faite que ces prisonnières n’ont pas de bien pour que ce geôlier rapace consente enfin à leur ouvrir les portes de la prison, en se contentant d’une très légère somme. Il semblait si naturel de grappiller sur les sommes allouées pour l’entretien et la subsistance des prisonniers, que, à l’occasion d’une accusation de malversation dans la distribution du pain des prisonniers, dirigée contre les officiers de la maréchaussée de Toulon, l’intendant de la marine objecte naïvement qu’il a toujours été d’usage, d’employer les économies faites sur les fonds alloués pour le pain des prisonniers, aux réparations du Palais et à diverses menues dépenses.

On lit dans une relation sur la prison d’Aigues-Mortes : « On demeura quelques jours sans rien donner à quatre d’entre nous. Les autres prisonniers nous firent part de leur pain pendant ce temps. Il y avait quatre portes à passer, d’eux à nous ; au milieu il y avait un appartement où était un de nos frères prisonniers. Il fallait donc que ceux qui nous faisaient ainsi part de leur nécessaire, l’attachassent avec du fil au bout d’un roseau, et le fissent passer sous ces quatre portes. Cependant le roseau était court, et, sans le prisonnier qui, par une providence particulière, se trouva heureusement au milieu, pour prendre le pain et pour nous le donner, nous serions peut-être morts de faim dans cette prison… Quand nous voulions faire acheter quelques provisions, il fallait donner l’argent par avance et payer les choses doublement, encore étions-nous fort mal servis. Une fois on nous apportait de la viande, et on oubliait le bois qu’il fallait pour la faire cuire ; une autre fois on apportait le bois et on laissait la viande. Il manquait toujours quelque chose ; ce qui nous faisait le plus souffrir c’était la soif, on fut une fois deux jours sans nous donner une goutte d’eau. »

Six prisonniers enfermés depuis vingt-deux ans comme opiniâtres au château de Saumur, écrivent en 1713 à l’évêque de Bristol, ministre plénipotentiaire de la reine d’Angleterre : « M. Desy, le lieutenant du roi, mettra tout en œuvre pour nous retenir toute notre vie, à cause du profit qu’il tire sur notre nourriture, qui lui est payée vingt sous par jour, desquels il retient une partie et donne l’autre au cantinier qui nous nourrit fort mal. »

Un de ceux qui eurent à souffrir le plus cruellement de la cupidité de ses geôliers fut Louis de Marolles, ancien conseiller du roi, un des hommes les plus instruits et les plus capables du XVIIe siècle, que l’on avait enterré tout vivant dans un des plus affreux cachots de Marseille. Il n’eut pas seulement à souffrir de l’isolement, des ténèbres et du froid ; son geôlier, l’exploitant de la manière la plus indigne, le laissa sans vêtements et souvent sans nourriture. Son corps s’exténua, sa tête s’exalta ; souffrant du froid et de la faim, en proie à de cruelles hallucinations, si bien qu’un jour il se brisa la tête en tombant contre un des murs de son cachot. Après deux mois de cruelles souffrances pendant lesquels, dit un de ses correspondants, il ne songeait plus qu’à déloger, Louis de Marolles mourut le 17 juin 1692.

Voici quelques extraits des rares lettres que ce mort vivant put écrire, dans son sépulcre, à la clarté d’une petite chandelle d’un liard, soit à un forçat pour la foi, soit à sa femme que, par anticipation, il appelait ma chère et bien-aimée veuve.

« Mon petit sanctuaire a douze de mes pieds de longueur et dix de largeur ; le plus grand jour qu’il ait, vient par la cheminée, la clarté n’y entre qu’autant qu’il faut pour ne pas heurter le jour contre les murailles. Quand j’y eus été trois semaines, je me trouvai attaqué de tant d’incommodités que je ne croyais pas y vivre quatre mois, et le douzième de février prochain, il y aura cinq ans que Dieu m’y conserve.

« Environ le 15 octobre de la première année, Dieu m’affligea d’une fluxion douloureuse qui me tomba sur l’emboîture du bras droit avec l’épaule. Je ne pus plus me déshabiller, je passais les nuits, tantôt sur le lit, tantôt me promenant dans mes ténèbres ordinaires. La solitude et les ténèbres perpétuelles dans lesquelles je passais mes jours se présentèrent à mon esprit sous une si affreuse idée, qu’elles y firent de très funestes impressions. Il se remplit de mille imaginations creuses et vaines qui l’emportèrent très souvent dans les rêveries qui duraient quelquefois des heures entières… Dieu voulut que ce mal durât quelques mois… J’étais plongé dans une profonde affliction, quand je joignais à ce triste état, le peu de repos que mon corps prenait, j’en concluais que c’était là le grand chemin au délire et il y a quatre ou cinq mois j’étais encore très incommodé d’une oppression de poumon qui me faisait presque perdre la respiration, j’avais aussi des vertiges et je suis tombé à me casser la tête. Ces tournoiements de tête n’étaient causés, à mon avis, que par le défaut de nourriture… »

Demandant à son correspondant de lui faire acheter pour quelques sous de fil afin de pouvoir recoudre son linge, sa culotte et autres hardes, de Marolles dit :

« Il y a plus de six semaines que les sergents en demandent tous les jours pour moi chez le major sans pouvoir en obtenir. Voilà où j’en suis pour toutes choses avec lui… Il y a bien trois mois qu’il ne me fait plus blanchir mon linge… J’ai été plus d’un an sans chemise, mes habits plus déchirés que ne sont ceux des plus pauvres gueux qu’on voit aux portes des églises ; j’ai été pieds nus jusqu’au 15 décembre ; je dis pieds nus, car j’avais des bas qui n’avaient point de pieds et, pour souliers, des savates décousues des deux côtés et percées en dessous…

« Voici le quatrième hiver que j’ai passé presque sans feu. Le premier des quatre, je n’en eus point du tout. Le second, on commença à m’en donner le 28 janvier et on me le retrancha avant février fini. Le troisième, on ne m’en donna qu’environ quatorze ou quinze jours.

« Je n’en ai point encore vu de cet hiver et n’en demanderai point du tout. Le major pourrait bien m’en donner s’il voulait, car il a de l’argent à moi ; mais il ne veut pas m’en donner un double ; j’ai senti vivement le froid, la nudité et la faim… J’ai vécu de cinq sous par jour, ce qui est la subsistance que le roi m’a ordonnée. J’ai été nourri d’abord par un aubergiste qui me traitait fort bien pour mes cinq sous. Mais un autre qui lui a succédé m’a nourri durant cinq mois et retenait tous les jours deux sous six blancs ou trois sous sur ma nourriture. Enfin le major entreprit de me nourrir à son tour. Il faisait d’abord assez bien, mais enfin il s’est lassé de le faire. Il n’ouvre mon cachot qu’une fois par jour, et m’a fait apporter plusieurs fois à dîner, à neuf heures, à dix heures et à onze heures du soir. J’ai passé une fois trois jours sans recevoir de pain de lui, et, d’autres fois, deux fois vingt-quatre heures. »

Le huguenot Ragatz mourut fou dans un de ces profonds cachots de Marseille dont le fond était tout pourriture et fourmillait de vers. En 1703, Daniel Serre écrit : « La citerne répond précisément au fond de la caverne où je suis, ce qui la rend fort humide. » Ses vêtements pourrissaient sur lui, et l’on avait placé sur l’étroit soupirail destiné à aérer son cachot, des plaques de fer percées de petits trous, en sorte, « dit-il, que l’air que l’on respire dans l’endroit triste et étroit où je suis enfermé, est si grossier et si corrompu qu’il est impossible qu’on y jouisse longtemps d’une parfaite santé. »

Daniel Serre était en effet fort malade et le médecin refusait de lui donner des remèdes sous ce prétexte, que ceux qu’il prendrait dans un lieu si humide lui feraient plus de mal que de bien. Serre ayant objecté que depuis qu’il est dans son cachot, il a toujours mal aux dents et a dû déjà se faire arracher cinq ou six dents, le docteur lui répond tranquillement, que, s’il reste davantage dans ce cachot, il faudra qu’il y perde non seulement ce qui lui reste de dents, mais aussi la cervelle.

« Quelle plus grande misère peut-on s’imaginer, écrit le pauvre prisonnier, que celle d’être privé de la lumière du jour pendant des années, d’être livré en proie à l’avarice et à la sévérité d’un concierge impitoyable, et de se sentir, pour ainsi dire, mourir à tout moment. »

Besson, un des prisonniers de Marseille, dit en 1709 : « Il a fait plus froid en ce pays qu’il n’avait fait depuis quarante ans. Quelques instances que nous ayons faites pour obtenir les robes que le roi nous donne, nous n’avons rien avancé… On nous tient dans des appartements où il n’y a ni jour ni air, et où l’on ne peut respirer, tellement que plusieurs d’entre nous sont souvent malades ; nous en avons trois à l’hôpital… À part ces trois malades, il en est mort un il n’y a que quelques jours qui avait resté treize à quatorze ans dans les cachots. » De son côté Carrière écrit qu’il a été enfermé dans un profond cachot, où l’on ne pouvait entrer qu’à quatre pieds, l’entrée étant comme celle d’un four. Il est dans un fond de tour, où l’on descend par seize degrés, en passant par cinq portes, puis plus bas encore, par le moyen de quelque machine. « Cela, dit-il, serait plus propre à mettre les morts que les vivants, il n’y a aucun jour et il faut vivre à la lumière de la lampe ; notre nombre n’a pu se soutenir, car le lieu est si méchant qu’il parait impossible d’y durer. Mon frère y est devenu perclus de tous les membres… un autre qui fut traduit à l’hôpital avec lui, y mourut peu de temps après, deux autres y sont morts depuis. »

On comprend que, dans de telles conditions, le nombre des prisonniers ne pût se soutenir, les uns mouraient, les autres se tuaient désespérés, beaucoup perdaient la raison.

Des quatre ministres, enfermés aux îles Sainte-Marguerite et recommandés à Saint-Mars par cette instruction spéciale « qu’ils soient soigneusement gardés, sans avoir communication avec qui que ce soit, de vive voix ou par écrit, sous quelque prétexte que ce soit », trois étaient fous au mois de novembre 1693.

Avec l’inaction absolue à laquelle étaient condamnés le corps et la pensée dans ces sépulcres voués au silence et à l’obscurité, la folie finissait par s’emparer du malheureux mort-vivant enfermé dans un tombeau anticipé. On conte qu’un prisonnier, ayant trouvé une épingle, ne cessa plus de la perdre en la jetant dans l’ombre de son cachot, puis de la rechercher pour la reperdre encore et que cette occupation machinale le sauva de la folie, dont il avait ressenti les premières atteintes.

Quand il s’agissait de huguenots, on n’était jamais disposé à faire pour les prisonniers quelque chose qui pût les empêcher de perdre la raison. Ainsi deux ministres emprisonnés, l’un sain d’esprit, l’autre fou, demandent des plumes et de l’encre pour faire des remarques sur l’histoire sainte. – Le secrétaire d’État oppose un refus à la demande du ministre sain d’esprit, et permet de donner une seule fois des plumes et de l’encre à celui qui est fou, à condition d’envoyer ce qu’il aura écrit. On fait observer à un secrétaire d’État, que la prison affaiblit l’esprit d’une huguenote, détenue comme opiniâtre, il répond : l’y laisser !

Une fois entré dans les cachots des Bastilles du grand roi, l’on n’en sortait pas souvent, et pendant vingt ou trente ans, les prisonniers rayés du monde des vivants, souffraient mille morts sans que personne sût s’ils vivaient encore ou s’ils avaient passé de vie à trépas. Deux de ces morts-vivants, les pasteurs Cardel et Maizac, enfermés avec cette recommandation : « Sa Majesté ne veut pas que l’homme qui vous sera remis soit connu de qui que ce soit », sont réclamés en 1713 par les puissances protestantes, Louis XIV répond qu’ils sont morts, et il est établi que Cardel vécut jusqu’en 1715, et que Malzac ne mourut qu’en 1725.

Que fallait-il faire pour venir dans cet enfer des prisons, d’où l’on n’était jamais assuré de sortir une fois qu’on y était entré ? Il suffisait, pour n’importe qui, catholique ou protestant, d’avoir provoqué la haine ou l’envie chez quelqu’un de ceux qui, disposant de lettres de cachet en blanc, pouvaient faire disparaître sans esclandre ceux qui leur déplaisaient ou leur portaient ombrage. Il suffisait même qu’un agent de police trop zélé vous eût fait emprisonner sans motif pour que, si personne ne vous réclamait, vous restiez à tout jamais enseveli dans ces oubliettes du grand roi.

Ainsi, Saint-Simon raconte que lorsque, à la mort de Louis XIV, le régent fit ouvrir les prisons, on trouva dans les cachots de la Bastille un prisonnier enfermé depuis trente-cinq ans dans cette prison d’État. Ce malheureux ne put dire pourquoi il avait été arrêté, on consulta les registres et l’on remarqua qu’il n’avait jamais été interrogé. C’était un Italien, arrêté le jour même de son arrivée à Paris, sans qu’il sût pour quelle raison, et ne connaissant personne en France. On voulut le mettre en liberté. Il refusa, en disant qu’il ignorait depuis trente-cinq ans ce qu’avaient pu devenir en Italie, tous les siens, pour lesquels sa réapparition serait une gêne et peut-être un malheur. Il obtint la faveur de rester à la Bastille, où il avait passé au cachot toute une existence d’homme, avec permission d’y prendre toute la liberté possible en un tel séjour.

C’est la Bastille qui, pour le peuple, personnifiait ce régime du bon plaisir permettant au roi, aux ministres, aux seigneurs de la cour et parfois à un agent subalterne, de supprimer un citoyen, de l’arracher à sa famille, de faire de lui un être innommé qui, jusqu’au jour de sa mort, n’était plus désigné que sous le numéro du cachot dans lequel il était enfermé. C’est parce que la Bastille était pour le peuple le symbole de ce terrible régime de l’arbitraire, que la chute de cette arche sainte du despotisme, fut saluée par de si vives et de si unanimes acclamations ; c’est pour la même raison, que la troisième République a choisi pour la célébration de la fête nationale, le jour de la prise de la Bastille.

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