LES SCRUPULES DE LA MONTAGNE

Les Montagnards avaient des scrupules. Ils se demandaient si la France avait le droit de gêner et de ligoter, pour mieux les affranchir, la souveraineté des autres peuples. Ils s’inquiétaient aussi des suites que pourrait avoir cette intransigeance révolutionnaire. Moins grisés que les Girondins de propagande belliqueuse, ils craignaient d’irriter les nations. Par une contradiction étrange et qu’explique seul le plus déplorable esprit de parti, la Gironde qui, à ce moment même, semblait hésiter à frapper le roi par peur de généraliser la guerre, couvrait d’invectives les paroles de prudence prononcées par les Montagnards. Brissot dit lourdement dans son Patriote Français du 17 décembre : « L’amendement de Buzot, vivement applaudi, était décrété, lorsque Basire, Chabot, Charlier, soutenus d’une vingtaine de membres de la même faction, s’élèvent et poussent contre le décret rendu et en faveur de l’aristocratie belgique de sophistiques hurlements, entrecoupés des mots profanés par eux de peuple, de souveraineté, etc. Dans le temps même que cette scène scandaleuse révoltait tous les républicains...etc. »

Après tout, ce n’était qu’un détail. Ce qui était grave, c’est que la France de la Révolution, au lieu de laisser à leur libre essor les peuples simplement délivrés de la crainte de leurs oppresseurs, fût obligée de se substituer à eux et de faire pour eux, sans eux, au besoin contre eux, leur Révolution. Terrible dilemme : ou laisser subsister autour de soi la servitude toujours menaçante, ou faire de la liberté imposée une nouvelle forme de la tyrannie. La France expiait par là la magnifique et redoutable avance révolutionnaire qu’elle avait sur le monde. C’est une gloire, mais c’est un péril pour une nation de devancer les autres peuples. Il n’y a pas harmonie entre ses crises sociales et celles de l’univers : et il faut ou qu’elle soit submergée par le reflux des puissances rétrogrades qui l’enveloppent, ou qu’en propageant par la force le progrès et la liberté, elle s’épuise en une lutte formidable et fausse par la violence la Révolution même qui doit affranchir et pacifier. Aussi, nos patriotes ont la vue bien courte et l’esprit bien pauvre quand ils se plaignent que l’Allemagne et l’Italie ne soient pas restées à l’état de morcellement et d’impuissance, qu’elles soient constituées en nations unifiées et fortes. Car c’est précisément par là qu’il est permis maintenant d’espérer en Europe un développement politique et social à peu près concordant des diverses nations. Dès lors l’évolution de l’une ne risque pas de se heurter à l’immobilité des autres, et les plus grandes transformations intérieures des peuples ne sont plus une menace pour l’équilibre du monde et pour la paix.

M. J. CHÉNIER
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)

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