BURKE FAIT PEUR AUX POSSÉDANTS

Burke, dont l’autorité grandissait à mesure que s’enflammait la passion contre-révolutionnaire, s’applique, lui aussi, à irriter la peur des possédants. C’est la tactique commune de tous ceux qui veulent instituer en Angleterre une politique de réaction et de répression. Craignaient-ils vraiment le bouleversement des propriétés ? Ou bien, ayant vu qu’en France c’est la bourgeoisie riche et une partie de la noblesse qui avaient suscité et encouragé la Révolution, voulaient-ils épouvanter les hautes classes et les classes moyennes anglaises, bien assurés que si le mouvement se réduisait aux « basses classes » (lower classes), ils en auraient aisément raison ?

Burke fait apparaître au seuil du Parlement le spectre honni et flétri du pauvre, du mendiant. Est-ce pauvre, est-ce ce mendiant, ennemis naturels de la propriété dont ils sont exclus, que l’on veut introduire, au nom des Droits de l’Homme, dans la cité ?

Les paroles brutales, offensantes, inhumaines de Burke, qui choquaient encore et scandalisaient il y a quelques mois, étaient acclamées maintenant.

« Les Droits de l’Homme sont fondés sur des abstractions métaphysiques ; ils sont vrais à certains égards et également faux à d’autres. Ils sont comme le cou d’un canard, bleu d’un côté, noir de l’autre. Là où la connaissance de ces droits est répandue dans la multitude, je ne puis que trembler pour les conséquences ; et je ne puis entendre, sans une émotion d’horreur, l’application qui en est faite à la propriété dans de fréquentes discussions sur la Révolution française. C’est cette sorte d’application qui cause les pires horreurs de la Révolution française (Ecoutez ! écoutez !). Je vois que la Chambre non seulement approuve mes sentiments silice sujet, mais qu’elle les accueille avec des acclamations, mais je n’obtiendrais point le même succès si je prêchais ces doctrines à un mendiant.

Si je disais à un homme : J’ai une bonne maison, un excellent attelage, un fin mobilier, des tableaux, des tapisseries, des dentelles, de la vaisselle d’or, des mets délicieux, mais vous, vous n’avez pas à dîner ; je crains de trouver quelque difficulté à le convaincre que le superflu dont je viens de lui parler ne doit pas être employé à la satisfaction de ses besoins. Les temps seront donc pleins d’alarmes quand les idées françaises auront prévalu, et la propriété subira le même transfert qu’elle a subie dans cette misérable nation. »

Voilà des paroles qu’aucun aristocrate français n’aurait prononcées aux Etats généraux. Mais leur violence même et leur bassesse attestent la part de tactique et de ruse qui se mêle, même chez le fougueux orateur irlandais, à l’indignation et à la frayeur. Si vraiment le peuple des salariés anglais avait été disposé à la Révolution, si on avait senti en lui une force frémissante et prête à éclater, les réacteurs les plus véhéments se seraient abstenus de provocations aussi imprudentes. Elles démontrent qu’en fait les conservateurs anglais ne redoutaient pas les « basses classes » autant qu’ils voulaient bien le dire.

Il est impossible qu’ils aient cru sérieusement à la menace d’une Révolution de propriété. J’ai déjà montré que les conditions sociales de l’Angleterre d’alors n’y permettaient pas l’application des « Droits de l’Homme » faite en France à la propriété corporative de l’Eglise. En France même, la propriété individuelle était respectée : et, bien loin que la « loi agraire », dont le secrétaire d’Etat Dundas se sert comme d’un épouvantail, pût être transportée de France en Angleterre, elle était désavouée et combattue par tous les révolutionnaires français. Ce que les classes dirigeantes d’Angleterre redoutaient réellement, c’était la réforme démocratique de la Constitution, c’était la très large extension du droit de suffrage et l’abolition des privilèges politiques et des distinctions héréditaires.

Sans doute les salariés, les pauvres paysans », les pauvres compagnons illettrés », une fois en possession du droit de suffrage, en auraient usé pour améliorer peu à peu leur condition économique, et c’est là probablement ce qui préoccupait les fermiers et les grands industriels (great manufactures) qui étaient allés faire part de leurs craintes à Dundas. Mais aucune invasion » du droit de propriété n’était à redouter. Je ne peux voir dans les déclamations du ministre et des orateurs anglais à ce sujet qu’une manœuvre pour détourner non seulement de la Révolution mais de toute politique de réforme les hautes classes dont une partie aurait pu être tentée par l’exemple de générosité que donnèrent en 1789 quelques-uns des nobles de France et les classes moyennes. En fait, l’adresse envoyée à la Convention par la ville de Sheffield, par les chefs d’industrie aussi bien que par les ouvriers, démontre que les classes moyennes n’étaient pas unanimes à blâmer les principes de la Révolution.

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