LE RAPPORT DE BRISSOT

Brissot, lui aussi, quoiqu’il connût les choses anglaises mieux que la plupart des Conventionnels, n’avait pas regardé le problème en face. Il avait vécu au jour le jour, avec un optimisme très superficiel. La décision du ministère anglais, suspendant après le Dix-Août tout rapport diplomatique officiel avec la France, aurait dû l’avertir cependant qu’il y avait là une situation difficile et qui demandait les ménagements les plus délicats. Dans le rapport qu’il présente le 12 janvier 1793, au nom du Comité de défense générale, sur les dispositions du gouvernement britannique envers la France et sur les mesures à prendre, il y a un exposé qui serait un singulier aveu d’ignorance s’il n’était surtout une tentative pour excuser une trop longue insouciance et des imprudences répétées :

« Telle était la disposition du cabinet britannique vers la fin du mois de novembre, que toutes les difficultés s’aplanissaient insensiblement. Lord Grenville commençait à reconnaître le gouvernement de la France, qu’il avait d’abord intitulé : Gouvernement de Paris. On jouait bien quelquefois le scrupule sur le caractère de notre agent, on affectait de ne pas se dire autorisé, tandis qu’on provoquait et donnait des explications. Une seule difficulté semblait arrêter les négociations. Le Conseil exécutif de France voulait négocier par un ambassadeur accrédité ; le ministère anglais désirait que ce fût par un agent secret, et même il ne tenait pas bien fermement à cette querelle d’étiquette, si l’on en juge par quelques paroles de lord Grenville, qui attestait à notre ambassadeur que les formes n’arrêteraient jamais le roi d’Angleterre lorsqu’il s’agirait d’obtenir des déclarations rassurantes et profitables pour les deux parties.

Pitt, de son côté, ne témoignait, au commencement de décembre, que le désir d’éviter la guerre et d’en avoir le témoignage du ministère français ; il regrettait que l’interruption de correspondance entre les deux cabinets produisit des malentendus.

Le Conseil exécutif, d’après ces protestations, avait le droit d’espérer que des tracasseries n’entraîneraient point la guerre entre la France et l’Angleterre ; il ne savait pas que des dispositions apparentes pour la paix n’étaient dictées que par la crainte, que par l’inquiétude sur le sort d’une comédie qui se préparait.

Tout à coup, la scène change ; le roi d’Angleterre, par deux proclamations du 1er décembre, ordonne de mettre la milice sur pied, convoque le Parlement pour le 16 décembre, lorsqu’il ne doit s’assembler que dans le cours de janvier, fait marcher des troupes sur Londres, fortifie la Tour, l’arme de canons, et déploie un appareil formidable de guerre. Et contre qui tous ces préparatifs étaient-ils destinés ? Contre le livre des Droits de l’Homme de Thomas Paine. Le ministre annonçait que cet ouvrage avait perverti tous les esprits, qu’il s’était formé une secte révolutionnaire qui voulait renverser le gouvernement anglais, le remplacer par une Convention nationale ; que cette secte avait ses comités secrets, ses clubs, ses correspondances ; que ses liaisons étaient étroites avec les Jacobins de Paris ; qu’elle envoyait des apôtres pour exciter la révolte par toute l’Angleterre... Ces mesures du ministère anglais remplirent, et au delà, toutes ses espérances. Il se fit une coalition rapide et nombreuse de toutes les créatures de la Cour, des hommes en place, des nobles, des prêtres, de riches propriétaires, de tous les capitalistes, des hommes qui vivent des abus. Ils inondèrent les gazettes de leurs protestations de dévouement pour la Constitution anglaise, d’horreur pour notre Révolution, de haine pour les anarchistes ; et la secousse qu’ils imprimèrent à l’opinion publique fut telle qu’en moins de quelques jours toute l’Angleterre fut aux genoux des ministres : que la haine la plus violente succéda, dans le cœur de presque tous les Anglais, à la vénération que leur avait inspirée la dernière révolution de la France. »

Quoi ! en quelques jours, un si prodigieux renversement des esprits ? Ce serait impossible s’il n’y avait pas eu, dans toute la pensée et dans toute la vie anglaises, un fond conservateur. Oui, beaucoup d’Anglais avaient de la sympathie et même de la vénération pour uni ; Révolution de liberté ; ils en excusaient même parfois la violence et étaient prêts à s’inspirer de ses principes pour réformer peu à peu dans le sens de la démocratie, leur Constitution ; mais à la triple condition que cette réforme ne prendrait pas des allures révolutionnaires, que la France ne se permettrait aucune ingérence dans les affaires intérieures de l’Angleterre, et qu’elle ne profiterait pas de sa propagande sur le continent pour s’agrandir des peuples voisins et modifier à son profit l’équilibre de l’Europe.

Share on Twitter Share on Facebook